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Que peut-on dire de la folie civile contemporaine au Québec ? Qui sont ces fous et en quoi sont-ils dérangeants, problématiques et dangereux ?
Dans Les fous dans la cité, Marcelo Otero se propose de mettre en lumière la folie civile contemporaine en s’attachant à comprendre les rouages du dispositif juridico-psychiatrique qui tente de gérer, isoler, traiter, réhabiliter voire réinsérer les fous. L’ouvrage se structure autour de deux questions fondamentales. La première consiste à se demander : « [D]e quoi est faite la folie telle qu’elle se présente à nous concrètement dans la cité ? » (p. 16). Attentif à la complexité des problèmes sociaux contemporains, le sociologue adopte ici une posture épistémologique prudente, soutenant que la folie civile se compose à la fois de « mental perturbé » et de « social problématique ». Il récuse par ce fait aussi bien un « psychologisme » qui appréhenderait l’anormalité comme un fait purement psychique, qu’un « sociologisme » qui réduirait la folie à une pure construction sociale. Les dimensions mentales et sociales de la folie (aux frontières floues et fluctuantes) sont empiriquement inséparables et analytiquement irréductibles parce qu’ontologiquement autonomes. Mais si « la folie n’existe qu’en société », insiste l’auteur en paraphrasant Foucault, il ne faut pas entendre par là que la première s’explique exclusivement par la seconde.
L’autre question centrale consiste à interroger les raisons pour lesquelles la folie pose concrètement problème à la société. Pour y répondre, Otero opérationnalise la folie en appréhendant les problèmes dont elle est porteuse « en termes généraux de rapports déréglés à soi et aux autres ».
Le coeur de l’ouvrage, soit les chapitres trois à sept, permet à travers le dispositif de requête pour évaluation psychiatrique de mieux comprendre la folie civile comme un problème social complexe. L’auteur rend compte de l’hétérogénéité des situations complexes et des profils individuels associés à la dangerosité mentale, telle que conceptualisée par la loi P-38[1], en analysant les formulaires administratifs de demande d’évaluation psychiatrique. Si les trois quarts des dossiers mettent principalement en scène une conflictualité psychosociale, la folie qui y transparait semble, d’abord et avant tout, poser problème aux autres. En classifiant chacune des requêtes en fonction de ses dimensions prédominantes, l’auteur parvient à catégoriser cinq types idéaux dont deux mettent en jeu un danger pour soi caractérisé par une vulnérabilité générale (la désorganisation mentale et le risque de suicide), alors que les trois autres concernent un conflit avec autrui (étrangers, entourage et proches) allant du simple dérangement à la violence physique, plus rare.
Le portrait est complété par un huitième chapitre où l’auteur analyse les procès-verbaux des audiences pour autorisation judiciaire de soins (AJS) qui visent à évaluer l’aptitude du patient à consentir ou refuser des soins. Le lecteur y découvre un dispositif déséquilibré mettant en scène la prééminence de l’avis psychiatrique émis par la partie demanderesse sur les droits de l’individu visé qui se retrouve dépourvu face à cette logique institutionnelle qui infléchira le cours de son existence.
L’ouvrage d’Otero jette de pertinentes lumières sur l’univers de la folie contemporaine, à condition de ne pas surinterpréter ses prétentions. Les allégations contenues dans les requêtes, codées dans le langage « ni tout à fait médical ni tout à fait juridique de la dangerosité mentale » (p.72), ne doivent pas être considérées comme la situation et l’expérience réelles des individus visés. L’ouvrage ne traite pas des conditions psychologiques, matérielles, ni même sociales des individus réputés dangereux, mais bien de la mise en discours de celles-ci lorsqu’elles sont jugées problématiques par autrui. Les requérants, au contact d’intervenants psychosociaux, font l’apprentissage de la « grammaire de la psychiatrie-justice » pour formuler le récit de leur proche potentiellement dangereux d’une manière qui apparaitra signifiante et pertinente au juge, si bien que dans la quasi-totalité des cas ce dernier donne son aval à la garde provisoire.
Ce faisant, Otero avance que nous sommes aujourd’hui entrés dans l’ère de la post-judiciarisation, celle de la gestion institutionnelle des populations flottantes.
Appendices
Note
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[1]
Cette loi adoptée en 1998 (sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elle-même ou pour autrui), est l’une des pierres angulaires de la politique de déjudiciarisation des troubles mentaux au Québec. Elle permet de contraindre un individu à la garde en établissement; ce faisant elle est « un outil d’intervention légal pour les situations problématiques » et permet de « contrer la judiciarisation des personnes souffrant de troubles de santé mentale » (p.43).