Article body

Depuis le match nul constaté au référendum du 30 octobre 1995 sur la souveraineté du Québec, nous semblons ne plus savoir quoi faire de notre nationalisme. Après la déclaration du premier ministre Jacques Parizeau attribuant la défaite des militants de l’indépendance à « des votes ethniques », après la Loi sur la clarté du ministre fédéral Stéphane Dion et tout ce qui aura entouré le débat constitutionnel de la fin des années 1990, on a vu se cristalliser depuis le début des années 2000 deux positions qui, aujourd’hui encore, semblent dominantes au sein des familles politiques québécoises.

D’un côté, la défaite référendaire a eu pour effet de provoquer un mouvement de repli, une sorte de rejet du nationalisme qui avait dominé le Québec depuis les années 1960 – un nationalisme civique intégrant la dimension culturelle de l’identité québécoise tout en ouvrant ses bras aux Québécois d’origines diverses, « tricoté serré » certes, mais avec des laines aux couleurs chatoyantes venues des quatre coins du monde. Le « Nous » de ces souverainistes inquiets ou fatigués exige des nouveaux arrivants qu’ils se conforment ou qu’ils convergent sur le plan culturel vers une définition de l’être québécois qui ne fait guère de compromis. Cette posture n’est pas unanime chez ceux qui avaient voté oui en 1995 mais elle a dominé le Parti Québécois au cours des dernières années. Les débats entourant le projet de Charte des valeurs de laïcité[1] en 2013 en portaient les stigmates (voir Gagnon et St-Louis, 2016). Les échanges vifs entendus durant la course au leadership du PQ en 2016 en témoignent encore une fois.

De l’autre, la question nationale est devenue taboue depuis 15 ans. Un dernier sursaut est survenu lors de la publication en 2001 par l’ancien ministre provincial Benoît Pelletier du rapport du comité spécial du Parti libéral du Québec sur l’avenir politique et constitutionnel de la société québécoise. Pelletier y affirme que le fédéralisme canadien ne pourra s’offrir comme modèle à la face du monde que dans la mesure où il réussira à « conjuguer son propre développement avec l’affirmation du caractère national du Québec ». La Chambre des communes a adopté plus tard une motion reconnaissant que « les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni », mais ces paroles n’ont pas connu de suites concrètes. Le statu quo s’impose et s’enracine.

Les fédéralistes, ayant eu la frousse de leur vie en 1995, ne veulent tout simplement plus jamais subir un tel traumatisme et, pour l’éviter, rejettent toute velléité de faire renaître un débat sur le statut politique du Québec qui comporterait le risque de réveiller le mouvement en faveur de l’indépendance. Tous ne vivent pas dans la peur d’une reprise du scénario référendaire, mais personne n’ose plus proposer de démarche constitutionnelle structurante pour l’identité nationale québécoise allant au-delà de voeux pieux.

Bref, les élites politiques ne savent plus trop quoi faire de notre nationalisme, pourtant encore bien vivant au sein de la population qui ne renonce pas à son identité québécoise et distincte.

Une démarche nationaliste civique et territoriale désormais caduque?

Les deux ouvrages témoignent de ce désarroi. Tous les deux ont en commun de rendre caduque la longue démarche politique qui a conduit au référendum de 1995. Au cours de cette démarche, qui commence après le référendum de 1980, les Québécois avaient fait évoluer leur nationalisme vers des bases civiques et territoriales, ce qui devait les amener à tirer la conclusion qu’une reconnaissance du Québec comme nation allait de pair avec un nouveau statut, celui d’une société distincte au sein du Canada, ou bien celui d’un État souverain, entraînant dans les deux cas l’acquisition de nouveaux pouvoirs politiques et une plus grande autonomie. C’était là du moins la conclusion de la Commission sur l’avenir du Québec, dite « Commission Bélanger-Campeau », mise sur pied par le premier ministre Robert Bourassa au début des années 1990 pour dégager la réponse à donner au rejet de l’Accord du lac Meech.

Serge Cantin remet en cause ce type de nationalisme et son fondement civique et territorial auquel il préfère un nationalisme culturel. Guy Laforest ne nous entraîne pas sur le même terrain. Au contraire, il soutient une approche pluraliste de la société québécoise. Il ne réclame plus cependant de pouvoirs pour le Québec mais plutôt une reconnaissance symbolique du caractère distinct, au sein du projet national canadien, de la communauté nationale québécoise. Lui aussi, d’une certaine manière, ramène la nation québécoise à des attributs culturels, principalement la langue française, et à certaines institutions comme le Code civil. Il ne recherche pas un nouveau statut mais simplement la reconnaissance constitutionnelle d’une identité, celle d’une société d’accueil vivant la modernité principalement en français. J’ai l’impression que Cantin trouve que les Québécois sont allés trop loin dans cette évolution de leur nationalisme, ou dans la mauvaise direction, tandis que Laforest semble dire que nous sommes allés au bon endroit et que, sauf pour quelques modifications mineures à apporter à la constitution canadienne, la situation actuelle, au sein du Canada, suffit amplement au bonheur de notre petite nation francophone d’Amérique.

Le nationalisme civique et territorial et le combat politique dont il était le fer de lance ont pourtant été l’une des forces motrices du développement économique du Québec et de ses régions, de son rayonnement international, de son approche solidaire, égalitaire et lucide des rapports sociaux et de l’immigration, autant que de la bonne entente avec les nations autochtones et inuit présentes sur son territoire.

L’affirmation nationale a donné confiance aux Québécois, leur a insufflé une dose de sérénité qui rendait possible l’acceptation de différences culturelles et religieuses parce que notre identité collective était clairement assumée. Qui rendit possible aussi de discuter « de nation à nation » et de conclure avec les Cris et les Inuit de la Baie-James la Paix des Braves ou d’amorcer, avec les Innus de la Côte-Nord et du Saguenay, des négociations territoriales dans une approche commune qui a failli réussir. L’on peut négocier de nation à nation lorsque l’on est capable de se dire soi-même nation. On ne l’est plus lorsque l’on cesse de l’affirmer.

Ce sentiment national soutenait aussi notre désir de consolider notre contrôle de l’économie à l’ère d’une mondialisation qui ne nous faisait pas peur. Notre nationalisme avait aussi une dimension sociale forte et nourrissait notre prétention de faire du Québec la terre la plus égalitaire en Amérique du Nord en adoptant des programmes sociaux, de santé et d’éducation qui soient à notre image et, au besoin, différents de ceux adoptés dans le reste du Canada.

Deux points de vue opposés qui confinent à l’impuissance ou à la résignation

Je suis face à deux auteurs de grande stature. L’un, philosophe de renom − son livre Le Philosophe et le Déni du politique (Cantin, 1992) lui a valu le prix Raymond-Klibansky −, est aussi gardien de la mémoire du monumental sociologue Fernand Dumont (Cantin, 2000). L’autre, politologue reconnu au Canada et dans le monde, fut l’un des critiques les plus talentueux de l’injustice perpétrée par Pierre Eliott Trudeau et ses suiveurs en 1982 en procédant au rapatriement unilatéral de la Constitution (Laforest, 1992; 1995). Laforest s’est aussi aventuré en politique comme président de l’Action démocratique du Québec de 2002 à 2004 et fut candidat pour ce parti aux élections de 2003 dans la circonscription de Louis-Hébert. Serge Cantin enseigne la philosophie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et Guy Laforest la science politique à l’Université Laval.

Les deux ouvrages regroupent des textes publiés de manière éparse et dans divers contextes, il y a parfois déjà plusieurs années. On y trouve donc des redites ou des contradictions d’un chapitre à l’autre.

J’ai cependant laissé Gadamer, d’ailleurs cité par Cantin, guider ma lecture :

« Comprendre un texte, c’est […] être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte. […]. Mais une telle réceptivité ne présuppose ni une neutralité quant au fond, ni surtout l’effacement de soi-même, mais inclut l’appropriation qui fait ressortir les préconceptions du lecteur et les préjugés personnels. Il s’agit de se rendre compte […] que le texte lui-même se présente en son altérité et acquiert ainsi la possibilité d’opposer sa vérité, qui est de fond, à la pré-opinion du lecteur » (Gadamer, 1996 [1960], p. 290, 384; Cantin, p. 154).

J’ai laissé ces textes me parler afin d’en comprendre le message. J’en retire, malgré l’impression démobilisatrice qui m’en reste, une meilleure compréhension de la position de leurs auteurs. Mais comme le mentionne Gadamer, mon ouverture n’a pas neutralisé mes propres points de vue. J’ai déjà exprimé dans le passé mes désaccords avec les conclusions de ces deux auteurs que je connais, avec qui j’ai partagé aussi de nombreuses conversations au fil des ans.

Une impasse qui n’est pas démontrée

Serge Cantin relate d’ailleurs dans l’avant-propos de son ouvrage une anecdote qui me concerne. En 1999, alors que j’étais, à titre de rédacteur en chef adjoint, responsable des pages Idées du quotidien Le Devoir, j’avais invité le philosophe, avec onze autres intellectuels, à participer à la publication d’une série d’articles sur l’état de la nation québécoise quatre ans après le dernier référendum. Il s’ensuivit un colloque à l’Université McGill en octobre de la même année auquel ont assisté quelque 500 personnes provenant des quatre coins du Québec, puis un livre en 2000 (Venne, 2000). La contribution de Cantin à ce collectif, « Pour sortir de la survivance », a été choisie par l’auteur pour ouvrir ce nouveau recueil de textes et elle « en donne pour ainsi dire la tonalité générale (Cantin, p. XV) ». Or Cantin décrit ce colloque de McGill comme « l’une des expériences les plus éprouvantes de [sa] vie » (ibid.). J’avais lu Ce Pays comme un enfant (Cantin, 1997), le plus récent livre de Cantin à l’époque, et il m’avait semblé essentiel que le point de vue qu’il y défendait, imprégné de la pensée de Fernand Dumont, soit présent dans cette série aux côtés des textes de Charles Taylor, Gregory Baum, Jane Jenson, Jocelyn Létourneau, Denys Delâge, Gérard Bouchard, Daniel Jacques, Marc Chevrier, Danielle Juteau, Gilles Gagné et Gilles Bourque[2].

Cantin éprouva un malaise à l’égard des textes publiés dans la série d’articles.

Je dus constater à quel point mon propre article détonnait, écrit-il. Comme il s’agissait de réfléchir sur l’identité québécoise actuelle, il m’avait paru naturel de mettre d’abord celle-ci en perspective en évoquant la longue histoire où elle venait s’inscrire, celle de la nation canadienne-française et de sa survivance. Sauf que j’étais pour ainsi dire le seul à tenir compte de cette survivance et à reconnaître que l’avenir de la « nation québécoise » concernait d’abord le sort d’une nation historique particulière. Même pour les auteurs qui se définissaient comme souverainistes, il s’agissait de construire une nouvelle identité québécoise à partir d’un espace public commun englobant les diverses cultures, toutes placées sur le même pied.

Cantin, p. XV

Cantin suggère qu’à cause des contrecoups du référendum et de la déclaration de Jacques Parizeau au soir du référendum évoquant « des votes ethniques », un grand nombre d’intellectuels, voulant éviter de passer pour racistes, se seraient réfugiés dans une « rectitude politique » en s’empressant « d’épouser l’idéologie multiculturaliste et le nationalisme civique qui lui servait d’alibi » (ibid.). Tout cela lui « répugnait », précise-t-il, toujours dans son avant-propos. Si bien qu’il avait voulu se retirer du colloque, ce dont je réussis à le dissuader. Bref, il était « venu à reculons » et garde de l’affaire « un souvenir amer ».

Ce recueil de 13 essais reflète « l’inquiétude qui depuis longtemps habite [l’auteur] face à l’impasse où [il] voi[t] s’enfermer le projet de souveraineté politique du Québec » (p. XI).

L’auteur se réclame d’une « pensée résolument pessimiste », « non pas, écrit-il, un pessimisme résigné et cynique, mais un pessimisme de l’urgence, actif et heuristique, qui force à s’interroger sur notre devenir collectif, à rechercher en nous-mêmes, dans la commune mémoire, aussi bien les causes de l’impasse où nous nous trouvons que les raisons capables de relancer notre conscience historique vers l’avenir » (p. 54). Sans cela, la souveraineté « risque de ne jamais se réaliser » (p. 51).

Cantin appelle Renan à la barre pour défendre la vertu soi-disant stimulante du pessimisme : « Souvenons-nous que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et que le vrai moyen de relever notre pauvre pays, c’est de lui montrer l’abîme où il est » (ibid.). Il faut donc faire d’abord collectivement « l’aveu de l’impasse » (p. 51). Mais Cantin ne démontre pas l’impasse. D’ailleurs, selon lui, « une impasse ne se démontre pas; cela s’éprouve et cela se reconnaît, ou non » (ibid.). Alors à quoi tient ce diagnostic?

L’impasse est-elle, comme le suggère Jacques Beauchemin, celle « d’un désir de souveraineté fondé sur la définition d’une identité qui ne se reconnaît plus comme culture » (Beauchemin, 1999, cité par Cantin, p. 203)?

À la recherche d’une nouvelle identité culturelle

À travers les méandres des essais regroupés dans ce livre, l’on peut déceler une ligne de réflexion qui, si je l’ai bien saisie, se développerait de la manière suivante. Les francophones du Québec ont survécu aux risques d’assimilation pendant 150 ans grâce à un clérico-nationalisme qui s’est affirmé dans la survivance jusqu’à la Révolution tranquille. Celle-ci portait la promesse, à travers le néonationalisme, de l’affirmation d’une identité culturelle rassembleuse dont l’État, en remplaçant l’Église, assurerait l’émancipation. Or au lieu de cela, l’État québécois construit à travers la Révolution tranquille a plutôt eu pour effet de désunir les Québécois en exacerbant leur individualisme dans l’idéologie libérale. « L’invention » d’une nation québécoise plurielle et civique serait une fuite en avant et cacherait notre incapacité à remplacer l’ancienne référence nationale canadienne-française par une autre référence identitaire collective porteuse d’une signification culturelle suffisamment forte pour soutenir le désir de souveraineté nationale. N’ayant pas réussi à remplacer l’ancienne référence culturelle par une nouvelle, les Québécois se réfugient dans un nationalisme civique illusoire imposé par l’idéologie du multiculturalisme. Or ce nationalisme civique ne porterait pas en lui-même une puissance d’affirmation nationale suffisante pour justifier les efforts requis pour donner à cette nation-là le privilège d’être une majorité dans un pays souverain. Les Québécois francophones seraient alors tentés par une sorte de repli sur l’ancienne référence canadienne-française, la seule qui leur reste et qui leur soit propre, n’ayant pas été remplacée par une autre.

« Aux heures des grandes incertitudes », prédisait Dumont dans Genèse de la société québécoise, « les Canadiens français reviendront [à cette identité canadienne-française] pour y puiser non seulement le droit de survivre, mais la plus ferme représentation de leur identité » (Dumont, 1993, p. 138, dans Cantin, p. 61). Voilà ce qui serait en train de nous arriver, selon Cantin : « Si les Québécois d’aujourd’hui sont restés nationalistes, leur nationalisme commence à ressembler dangereusement à celui de leurs ancêtres, au nationalisme canadien-français […] » (p. 132). Le philosophe Daniel Jacques ne nous appelait-il pas d’ailleurs à cette posture dans La fatigue culturelle du Québec français, paraphrasant Hubert Aquin? Les Québécois devraient réapprendre, écrit Jacques (2008, p. 94), « à redevenir des Canadiens français, qui accompagneraient les autres Canadiens de toute appartenance linguistique dans l’aventure commune que représente l’établissement d’une société démocratique plus juste dans cette partie de l’Amérique ». Jacques invite les Québécois à renouveler leur imaginaire en le rapprochant de ce qu’il décrit comme le réel. Cantin appelle lui aussi à ce renouvellement sans cependant espérer un retour à l’idéologie canadienne-française, dont il faudrait au contraire, faire le deuil (p. 62). Sa position est ainsi plus complexe qu’il n’y paraît. Elle ne ressort pas toujours clairement de ses textes mélancoliques. Peut-être se cache-t-elle derrière les récriminations qu’il adresse aux « universitaires-spécialistes-de-la-question-nationale », qui seraient selon lui « à la merci des idéologies de passage » (ibid.).

Nous construisions une nouvelle identité à la fois civique et culturelle

Pourtant, notamment à l’occasion de la démarche de 1999, les intellectuels qui avaient participé à la série du Devoir, comme l’a souligné Guy Rocher dans la postface de Penser la nation québécoise, recherchaient tous comment renouveler notre rapport à notre identité collective. Ils appelaient eux-mêmes à ce renouvellement.

À plusieurs reprises dans son recueil, Cantin reprend une citation de Fernand Dumont :

Parler de nation québécoise est une erreur, sinon une mystification. Si nos concitoyens anglais du Québec ne se sentent pas appartenir à notre nation, si beaucoup d’allophones y répugnent, si les autochtones s’y refusent, puis-je les y englober par la magie du vocabulaire? L’histoire a façonné une nation française en Amérique; par quelle décision subite pense-t-on la changer en une nation québécoise? (Dumont, 1995, p. 63-64)

J’ai déjà tenté de répondre à cette affirmation de Fernand Dumont qui, d’ailleurs, n’étaye guère cette hypothèse dans Raisons communes, d’où elle est extraite. Deux objections peuvent y être opposées. D’abord le fait que le concept de nation est compris de deux manières différentes et ce depuis plusieurs siècles. Le mot « nation » vient du latin nascere, qui veut dire naître. Le concept s’applique donc, dans sa signification originelle, à des peuples ou à des communautés d’origine, intégrées géographiquement par la colonisation et le voisinage, culturellement par le langage, les moeurs et les traditions communes, mais pas encore politiquement au moyen d’une forme d’organisation étatique. À ce sens classique du mot « nation » se superpose un sens concurrent qui apparaît avec les temps modernes : nation désigne le peuple devenu souverain au détriment de la monarchie et de l’aristocratie. Avec la Révolution française, la nation devient la source de la souveraineté étatique. La communauté fondée sur la volonté démocratique se substitue à la communauté fondée sur la cohésion ethnique.

La communauté est devenue nation « à partir du moment où elle a réfléchi sur elle-même et acquis la conscience d’être une société politique » (Touraine, 1997). Renan l’avait dit : « une nation est une âme, un principe spirituel », que ni la race, ni la langue, ni les intérêts, ni l’affinité religieuse, ni la géographie, ni les nécessités militaires ne suffisent à créer :

Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble […] Une nation est donc une grande solidarité. […] Elle suppose un passé : elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours.

Renan, 1882, dans Colas, 1992, p. 531-539

Dans Les Porteurs de liberté, je crois démontrer qu’au fil des siècles, les Québécois ont suffisamment réfléchi sur eux-mêmes pour acquérir la conviction de former une communauté politique, ou pour le dire clairement, une nation (Venne, 2001). Certes, comme l’a écrit Dumont, on ne peut pas englober par la magie du vocabulaire ceux qui ne veulent pas s’identifier à la nation québécoise. Mais ce n’est pas parce que tous les individus vivant sur le même territoire ne ressentent pas le même attachement au groupe que cette nation n’existe pas. L’histoire a bel et bien façonné ici une nation de langue française qui s’est désignée comme canadienne à une époque, puis comme canadienne-française, et maintenant comme québécoise. Cette transformation n’est pas le fruit d’une « décision subite » mais bien la résultante d’une longue évolution dont il faut se féliciter, car tant que nous nous définissions comme des Canadiens français, nous excluions de notre nation tous ceux dont la langue maternelle était autre, et par extension, tous ceux qui n’étaient pas catholiques, tellement la religion catholique a été l’une des caractéristiques de l’identité canadienne-française. Le vocable québécois ouvre la porte à tous ceux qui se sentent appartenir à cette communauté de destin (idem, p. 161-162). Dumont lui-même le reconnaissait d’ailleurs :

On oublie parfois que l’édification des nations dans les temps modernes a représenté un dépassement des communautés étroites. […] La nation rassemble autour d’une référence plus large et d’une autre espèce : un devenir proprement historique où ont joué des solidarités, le partage d’un héritage de culture, l’adhésion à des institutions dont on est fier, la confiance dans un certain destin collectif. C’est pourquoi la nation est capable de pluralisme, accueillante envers différentes familles d’esprit. Loin de cultiver l’uniformité au nom de quelque caractère racial ancestral, elle perpétue sa vitalité par l’apport d’influences renouvelées. (Dumont, 1995, p. 89)

Or, dans Penser la nation québécoise, les auteurs que Cantin accuse de succomber aux idées de passage et au multiculturalisme de Pierre Eliott Trudeau ne font rien d’autre que de témoigner d’une volonté de réconciliation entre les aspirations d’une majorité francophone et les exigences de la démocratie et du pluralisme qui caractérisent toutes les sociétés modernes. Ils associent tous le nationalisme québécois d’abord au mouvement d’affirmation d’un peuple de langue française et d’ascendance principalement canadienne-française, mais un peuple qui a intégré dans ses institutions et dans ses pratiques sociales le pluralisme moderne. Les auteurs montrent, chacun à sa façon, que la nation est un principe d’organisation collective permettant de décider ensemble, de délibérer ensemble pour définir le bien commun ainsi que les moyens de le défendre. Plus que jamais, à l’ère de la mondialisation, la nation est un principe démocratique, c’est le seul lieu politique qui nous reste. Ce n’est pas seulement une identité culturelle.

La définition de l’identité québécoise est certes toujours débattue mais on ne peut pas, comme le fait Cantin, reprocher aux intellectuels de ne pas s’y être attelés dans le respect de l’histoire de la communauté de destin francophone d’Amérique. Entre autres, ils ont proposé des moyens de relever les défis de notre petite nation, notamment celui, souligné par plusieurs des auteurs de la série de 1999, des liens entre les « mondes » francophone, anglophone et autochtone qui peuplent le territoire du Québec.

Cantin nous offre, à la fin du livre, de larges extraits d’un échange épistolaire avec Jean Bouthillette, auteur en 1972 de Le Canadien français et son double (Bouthillette, 1997 [1972]). Ensemble, ils discutent de cette identité collective qui nous aurait toujours échappé depuis la Conquête. Aujourd’hui, remarque Bouthillette, alors que nous croyions l’avoir retrouvée en nous nommant Québécois, voilà que l’on se croit obligés de préciser que nous sommes Québécois francophones. Bouthillette se demande, dans l’une de ses lettres, si le rappel perpétuel de l’aliénation issue de la Conquête est une stratégie bien utile :

Admettons que les Québécois soient des colonisés pure laine. Faudrait-il dès lors qu’on leur rappelle sans cesse, qu’on leur martèle qu’ils ont été conquis, pour que, se reconnaissant enfin dans le miroir de leur aliénation, ils forment le projet de passer de l’autre côté du miroir, de sortir de la réserve où on les tient enfermés depuis la Conquête? Cette thérapie de choc, à supposer qu’elle soit applicable, ne risque-t-elle pas au contraire de provoquer une réaction de déni ou de désespoir encore plus grande?

dans Cantin, p. 239

Je le crois en effet, et pense que la thèse pessimiste développée par Cantin confine à l’impuissance, ce d’autant que, comme je le crois également, les Québécois continuent de réfléchir à eux-mêmes au point de se reconnaître comme une communauté nationale distincte. Ce n’est pas parce que le débat politique est bloqué que la nation l’est aussi.

Revenir d’exil mais pour faire quoi?

L’ouvrage de Guy Laforest aborde la question du Québec principalement sous l’angle de ses rapports avec le reste du Canada, à travers une exploration de la pensée d’un nombre imposant d’auteurs, québécois et canadiens, qui se sont prononcés sur ce sujet au cours des dernières décennies. S’il reconnaît les mérites d’un ensemble d’auteurs tout en divergeant souvent avec eux (son livre, à cet égard, présente l’intérêt de résumer divers points de vue dans ce débat), il approuve ceux dont la pensée conduit à une conclusion limpide et simple que je résumerais ainsi : Bien que le Québec ne soit pas convenablement reconnu comme société nationale distincte dans les institutions canadiennes, et que cela soit un obstacle à une réconciliation, nous aurions collectivement avantage à réinvestir le Canada et à accepter sur notre territoire le projet national canadien afin d’en tirer de meilleurs bénéfices.

Les Québécois doivent retrouver le langage de la fraternité avec les autres Canadiens pour que nous puissions définir des projets communs pour le 21e siècle. Cela exigera des Québécois qu’ils acceptent aussi la légitimité du projet national canadien sur le territoire du Québec et qu’ils redécouvrent une certaine solidarité pancanadienne (Laforest, p. 32).

Pour « proclamer, à leur façon, leur allégeance envers le Canada » (p. 275), les Québécois doivent mettre fin à ce que Laforest appelle un exil intérieur. Cela ne sera vraiment possible que lorsque le Canada « aura trouvé une façon juste et raisonnable de reconnaître la différence québécoise, dans le droit aussi bien que dans les symboles » (p. 278). À cette fin, le politologue suggère quelques amendements à la Loi constitutionnelle canadienne. Mais il n’y a pas lieu d’attendre cette reconnaissance pour faire nous-mêmes les premiers pas, selon lui.

Au fil des chapitres de son livre, l’auteur nous invite en effet à voir le Canada d’un oeil différent et à revisiter les débats des dernières décennies avec plus de bienveillance. Le Québec a joué un rôle important dans l’identité politique du Canada, relate-t-il. Les débats internes du Québec sur le projet de charte des valeurs de laïcité ou sur les accommodements raisonnables ne sont pas étrangers à la relation Québec-Canada. Le fédéralisme est un cadre bien adapté aux défis du 21e siècle même si sa version canadienne ne tient pas toutes ses promesses. À cet égard, les choses seraient bien différentes si on avait écouté davantage Claude Ryan en son temps, ainsi qu’André Burelle, au lieu de suivre Trudeau ou René Lévesque après le référendum de 1980. Les historiens du Québec, quelles que soient leurs allégeances, ont accordé une bien plus grande attention aux conflits variés entre francophones et anglophones qu’aux périodes d’harmonie et de collaboration.

Une mémoire juste et heureuse requiert un meilleur équilibre entre ces deux pôles. Une mémoire juste et heureuse requiert que, au sein d’une société moderne complexe constituée de groupes et d’individus aux identités plurielles, nous prêtions une attention égale à ce que nous avons réalisé ensemble dans le passé et à ce que nous rêvons d’accomplir dans le futur.

En deux mots, notre relation avec le reste du Canada n’est pas aussi mauvaise qu’on le soutient chez les souverainistes, et il serait temps que l’on en convienne. D’autant que, selon l’auteur, « les Québécois ont choisi de vivre, dans un avenir prévisible, leur quête d’identité et de liberté dans le Canada » (p. 278).

Alors si l’on reste au Canada, il faudrait peut-être essayer de tirer tous les avantages de cette situation, suggère indirectement l’auteur en citant l’économiste Maurice Lamontagne, qui écrivait en 1954 que

la position actuelle du Québec est hybride et équivoque et ne peut durer. L’un des membres d’une fédération ne peut s’accrocher indéfiniment à une phase révolue du fédéralisme pendant que tous les autres associés désirent évoluer vers des formes nouvelles. La façon dont le Québec participe présentement à la vie de la fédération canadienne est telle que cette province subit les inconvénients de la fédération sans en retirer tous les avantages, et que le reste du Canada est empêché d’atteindre de nouveaux objectifs.

Lamontagne, 1954, p. 284, dans Laforest, p. 11

La situation du Québec est, aujourd’hui, tout aussi hybride et équivoque qu’à cette époque, comme y insiste Laforest dans l’introduction de son recueil. De plus, « l’exil intérieur des Québécois est un obstacle fondamental au développement d’une mémoire historique juste et heureuse au Canada » (p. 278). Le politologue suggère donc d’y remédier, mais les Québécois ne peuvent pas y arriver seuls. Il faudra pour cela amender un jour la Constitution canadienne de manière à y reconnaître la place spécifique du Québec. Il suggère trois principaux changements qui « auraient pour effet de guérir une blessure et de redonner confiance dans le droit et dans les institutions canadiennes » (p. 275).

Quelques modifications à la Constitution

Ces propositions se résument ainsi. Il faudrait d’abord modifier l’article premier de la Charte des droits et libertés et parler d’une « fédération libre et démocratique », plutôt que d’une « société libre et démocratique », ce afin d’instruire les juges de la nécessité de prendre en compte le caractère névralgique du principe fédéral dans leur compréhension des règles juridiques de notre régime, et les citoyens de l’importance du fédéralisme dans l’identité politique canadienne. « Les Québécois se sentiraient moins seuls à prendre au sérieux le fédéralisme dans la compréhension du Canada » (p. 272).

Il y aurait lieu également d’ajouter à la Charte, une disposition reconnaissant que le Québec forme au Canada une société nationale distincte, stipulant aussi que le gouvernement et l’Assemblée nationale du Québec ont l’obligation de protéger et de promouvoir ce caractère distinct. Cette disposition serait un article d’interprétation, semblable à l’article 27 qui reconnaît le multiculturalisme. Elle garantirait que, dans les zones grises de la constitution, la Cour suprême tiendra compte du caractère distinct du Québec dans des domaines comme la langue, la culture et le droit civil.

Enfin, ce même article 27 devrait être modifié de manière à préciser que le patrimoine multiculturel canadien s’incarne au Canada dans les réseaux institutionnels de deux sociétés d’accueil, dont l’une, le Québec, décline sa vie sociale dans le respect du principe de la prépondérance de la langue française.

Le Canada est une fédération libre et démocratique intégrant la société nationale distincte du Québec et un patrimoine multiculturel incarné dans deux sociétés d’accueil dont l’une vit la modernité principalement en français. C’est ce qui manque à la Charte canadienne pour aller au delà de l’aliénation politique des Québécois.

p. 275

Les propositions de l’auteur paraissent bien minimales au regard des demandes constitutionnelles présentées par le Québec au cours des dernières décennies du 20e siècle, y compris par l’ADQ dans un rapport intitulé « Faire enfin gagner le Québec », publié en mai 2001 – juste avant que Guy Laforest en devienne le président – et qui suggérait, en plus d’adopter une Charte du Québec (sorte de constitution interne), de déclencher une vaste réforme de la Constitution fondée sur la décentralisation des pouvoirs. D’autres lui feraient remarquer que les interprétations qu’il suggère seraient tout à fait possibles dans le régime actuel sans modifier une ligne de la Constitution.

Il est d’ailleurs commun de croire que cette Constitution est devenue irréformable, non seulement parce qu’aucune volonté ne se manifeste pour rouvrir des pourparlers constitutionnels au Canada anglais, mais parce que les procédures de modification sont si complexes qu’elles rendent bien improbables de tels changements. Les suggestions de Laforest auraient aussi pour effet de ramener à la surface les mauvais souvenirs ayant entouré les négociations de l’Accord du lac Meech et de l’Accord de Charlottetown, deux ententes qui comportaient des dispositions semblables et qui ont été rejetées, en 1990, par deux provinces (ce qui rendait l’accord caduque), et en 1992 par la majorité des Canadiens par référendum. En fait, Laforest ramène notre débat national exactement à l’époque de Meech. Comme si tout ce qui s’était déroulé depuis avait été inutile ou avait démontré définitivement qu’il ne servait à rien d’insister.

Selon Laforest, pourtant, il faut considérer que l’histoire reste ouverte, car contrairement à ce que prétendent les souverainistes, et comme l’avait soutenu à un moment James Tully[3], « [l]e Canada et sa Constitution ne sont pas des camisoles de force pour le Québec » (p. 262). Il ajoute que « La liberté politique du Québec n’a pas été totalement contrecarrée par la réforme constitutionnelle de 1982 », réforme dont il avait pourtant été l’un des plus virulents pourfendeurs.

Une résignation

Et si rien ne se produisait sur ce front pendant encore plusieurs années, faudrait-il désespérer? L’auteur ne le croit pas.

Dans nos vies individuelles, dans nos regroupements associatifs, dans nos villes et dans tout ce que nous contrôlons au sein de notre société nationale distincte, que l’on appartienne à la majorité d’héritage canadien-français du Québec ou aux minorités, en tant que Québécois, avec nos partenaires au Canada et nos interlocuteurs dans le monde, il faudrait continuer à travailler à l’édification d’une société plus convenable, d’un monde meilleur et d’un ordre international plus juste. Dans le bonheur politique des individus et des peuples, il y a des gradations, des progrès possibles, des revers de fortune surmontables. Tant de choses ont été accomplies au Québec en quelques siècles! Il faut continuer à travailler sur tous ces fronts, et ne pas perdre de vue la chance de mettre fin à notre exil intérieur au sein du Canada lorsqu’elle se présentera.

p. 31

La thèse de Laforest se défend mais on voit bien qu’elle confine les Québécois à une forme de résignation par rapport à la situation actuelle, une situation qui à ses yeux ne serait pas aussi néfaste que nous l’aurions peut-être cru. Un jour, peut-être, pourrons-nous modifier la Constitution pour faire reconnaître ce qui existe déjà, à savoir une communauté d’accueil vivant la modernité en français. Entre-temps, misons plutôt sur la solidarité canadienne pour accroître notre bien-être, suggère-t-il. Ce qui implique de nous réconcilier avec le projet national canadien.

La question qu’il resterait à explorer est de savoir ce qu’impliquerait cette réconciliation. À quels renoncements faudrait-il consentir? Le projet national canadien implique un bilinguisme officiel qui continuera, en l’absence de modifications constitutionnelles appropriées, à réduire l’impact de la loi linguistique québécoise. Le multiculturalisme institué par la constitution et mis en oeuvre avec les moyens et les attributs de l’État national canadien continuera de s’imposer à l’encontre de l’esprit interculturel préféré par les Québécois et qui suppose une prédominance de la majorité francophone dans un dialogue avec les identités plurielles qui composent la société. Dans le contexte actuel, des décisions fédérales ont favorisé l’ouest du pays ou la province ontarienne sur le plan économique au détriment même de la protection de l’environnement; d’autres, sur le plan social, ont favorisé l’élargissement des inégalités dans le pays et pénalisé le Québec qui souhaitait maintenir des politiques progressistes (ce fut le cas pour la politique familiale et pour les droits de scolarité universitaire, notamment). Bref, tout ce que les débats des années 1980 et 1990 nous avaient appris sur notre relation avec le Canada ne compte-t-il plus? N’était-ce que balivernes?

Entre le pessimisme confinant à l’impuissance de Serge Cantin et la résignation tranquille dans la redécouverte du Canada de Guy Laforest, que reste-t-il de notre nationalisme salvateur et porteur de développement de la société et de la communauté politique québécoise? Serait-il devenu inutile?

Bien des sondages ont montré récemment que les jeunes Québécois n’ont plus d’intérêt pour la question nationale. Non seulement ils ne sont pas souverainistes, comme l’était la génération précédente dans les années 1990, mais ils ne semblent guère intéressés par ces débats qui ont pourtant passionné le peuple tout entier pendant des décennies. On peut les comprendre. Ces deux ouvrages témoignent du désarroi actuel. Entre le pessimisme impuissant de l’un et la résignation heureuse de l’autre, qu’est-ce qu’un jeune peut trouver lorsqu’il aspire à changer le monde? L’un lui dit qu’il n’a rien compris de notre identité collective en adhérant aux préceptes du pluralisme, et l’autre qu’il vaut mieux s’en tenir à ce qui existe, la paix, l’ordre et le bon gouvernement canadien. Le nationalisme québécois est présenté par l’un comme une impasse (qui n’est pas réelle, bien au contraire), et par l’autre comme un luxe qu’on n’a pas les moyens de se payer, injuste de surcroît envers le pays qu’est le Canada. Pour l’un, le nationalisme québécois tel que nous le pratiquions depuis trente ans n’est plus bon pour faire la souveraineté; pour l’autre, il est soluble dans le projet national canadien. Ces deux auteurs, chacun à leur façon, nous invitent à chercher ailleurs que dans le nationalisme québécois moderne, pourtant efficace, la source d’inspiration de notre engagement politique. Voilà deux propositions, certes intellectuellement tenables, mais combien démobilisatrices et auxquelles je ne peux adhérer.