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« Le "je" n’a aucune histoire propre qui ne soit en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes. »
Butler (2007, p. 7)
L’ouvrage de ma collègue Annette Boudreau, À l’ombre de la langue légitime, est un essai dans plusieurs acceptions du terme. À la fois « expérience intellectuelle ouverte » (selon la caractérisation proposée par Adorno au sujet de « L’essai comme forme ») et recherche pour comprendre d’où vient, mais aussi où conduit le sentiment d’illégitimité, de dépossession linguistique dont est affecté le minoritaire; c’est aussi une tentative d’agir sur cette sensation puisque le discours est pouvoir « Agir sur le discours par le discours » est d’ailleurs le titre de l’une des dernières sous-sections (p. 248-251) de l’ouvrage dont le mouvement nous amène de l’impression d’inadéquation de l’incipit, « Depuis aussi longtemps que je me souvienne, j’ai eu l’impression de ne pas parler français comme il le fallait » (p. 13), à « un bonheur certain, un sentiment proche d’une libération » ressenti lors de la rédaction et exprimé en épilogue (p. 265).
Avec pour trame de fond, une vie en Acadie, là où le français est minoritaire, et à partir d’un parcours de recherche ayant articulé fort habilement (mais aussi nécessairement[1]) étude de l’insécurité, des représentations et des idéologies linguistiques, Annette Boudreau propose ici un apport concret à la compréhension du terrain acadien, mais aussi et surtout une contribution apte à alimenter la réflexion « universelle » sur les ressorts des comportements et des sentiments linguistiques des individus.
Si l’entreprise est réflexive, il ne s’agit pas toutefois pour la sociolinguiste de livrer aux lecteurs « une autobiographie; il s’agit plutôt d’exprimer ce qu’il y a de social au coeur de l’individu, de trouver l’impersonnel dans le personnel ou, en d’autres mots, d’expliquer sa trajectoire sociale » (p. 15). Ainsi, au fil de l’ouvrage s’allient dans le récit d’expériences intimes et fondatrices : le silence, face aux parents d’une amie française, des parents de l’auteure, disposés « à subir la "hontologie[2]" sociale et bien plus encore linguistique » (p. 54), l’« angoisse sourde envahi[ssante] […] le sentiment de manque » (p. 39) lors du premier séjour français, les témoignages d’expériences analogues vécues par des compatriotes (glanés lors des multiples enquêtes et des nombreux entretiens menés tout au long d’une carrière) et une volonté d’objectiver, de donner sens, avec les outils de la sociolinguistique, à un sentiment collectif d’illégitimité linguistique.
Inévitablement, le parcours de vie et la trajectoire de recherche qui nous sont proposés ici s’inscrivent dans une temporalité, une historicité : de l’enfance aux débuts de la formation universitaire à Moncton, à une époque où « la variation linguistique est absente du paysage[3] » (p. 34), du premier séjour en France « entre intimidation et émerveillement » (p. 37) et de nombreux retours (en France, au Québec, en Acadie). Ces retours en des lieux, mais aussi des regards neufs posés sur d’anciens terrains de recherche et des données engrangées au cours d’une carrière, rythment l’ouvrage et témoignent du pouvoir heuristique que revêtent le recul temporel ainsi que la distance géographique certes mais aussi et surtout sociale. « Petite Acadienne de Moncton », devenue une chercheure renommée travaillant sur l’Acadie, Annette Boudreau thématise « les avantages et les désavantages liés au fait d’être “de la place”, d’être du dedans et du dehors à la fois » (p. 258-259). Elle démontre aussi combien l’expérience du chercheur s’offre comme une voie d’accès au monde des autres. Dans la mesure où la spécificité de notre métier réside moins dans les moyens dont nous disposons que dans la façon d’en faire usage, c’est en effet par son expérience du monde (certes singulière mais tout autant partagée) qu’Annette Boudreau accède à la compréhension de « l’univers mental et affectif des autres » [4]. Elle assume également le caractère situé de la production du savoir et enfin n’oublie pas la responsabilité du chercheur exacerbée dans un « petit milieu » où le savant est sans cesse appelé à doubler sa production scientifique, souvent réservée aux spécialistes, par la proposition d’une lecture experte des phénomènes et enjeux sociaux qui se jouent in situ.
En contexte linguistique minoritaire, la responsabilité est de taille pour le linguiste. Celui-ci, sociabilisé scientifiquement pour adopter une position purement descriptive, tend en effet à mettre à la même enseigne tout le spectre des réalisations linguistiques, particulièrement en ces temps de mondialisation où le dominant chante les vertus de la diversité, de l’hétérogénéité. C’est oublier, quand on a accès à tous les registres et qu’on peut s’offrir le luxe de « condescendre » (Bourdieu, 1982, p. 62), que « ne joue pas avec la langue qui veut » (p. 260) et que le minoritaire apprend souvent à ses dépens ce que parler veut dire.
Appendices
Notes
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[1]
À propos du lien entre insécurité et représentations (puisque le locuteur n’invente jamais tout seul le fait qu’il parle mal) voir Calvet (1999, en particulier le chapitre 4, p. 144-182).
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[2]
Le terme est emprunté à Éribon (2011, p. 43) dont le récit du parcours de transclasse, dans le fameux Retour à Reims (2009), « a fortement inspirée [l’auteure], tant par sa forme que par son contenu » (p. 11).
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[3]
Absente car tout ce qui est important se dit et se passe alors en anglais, première diglossie mais aussi parce que le vernaculaire – envisagé uniquement comme un symptôme d’assimilation et d’acculturation – n’a pas le droit de cité, diglossie redoublée.
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[4]
Selon le mot de Bizeul (2011, p. 169). Dans cet article, le sociologue – à contre-courant du scientisme qui nous pousse à exclure ou du moins à taire toute dimension personnelle dans nos recherches – expose combien le savant est « tributaire de sa propre expérience. Il ne peut retrancher les événements, les liens, les préférences, les répulsions qui sont constitutifs de sa personne et qui font de lui un être singulier. [Ce faisant] [v]oudrait-il restreindre sa subjectivité, ignorer les particularités de son existence vécue, qu’il ne cesserait pas pour autant d’être influencé par des scènes de sa vie passée ou présente et par des motifs profondément établis » (2011, p. 169).
Bibliographie
- Adorno, Theodor W., 2009 Notes sur la littérature, Paris, Flammarion.
- Bourdieu, Pierre, 1982 « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 43 : 58-63.
- Bizeul, Daniel, 2011 « L’expérience du sociologue comme voie d’accès au monde des autres », dans : Delphine Naudier et Maud Simonet (dir.), Des sociologues sans qualités? – pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte, p. 169-185.
- Butler, Judith, 2007 Le récit de soi, Paris, Presses universitaires de France.
- Calvet, Louis-Jean, 1999 Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon.
- Éribon, Didier, 2009 Retour à Reims, Paris, Flammarion.
- Éribon, Didier, 2011 Retours sur le Retour à Reims, Paris, Éditions Cartouche.