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Préfacé par l’historien Gaston Deschênes, spécialiste de l’histoire de la Côte-du-Sud, La Corriveau. De l’histoire à la légende a valu aux deux auteurs Catherine Ferland et Dave Corriveau le prix littéraire « Intérêt général » au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean (2015). L’ouvrage a aussi été finaliste du prix Jean Éthier-Blais (2015) et du prix littéraire du gouverneur général du Canada dans la catégorie « Essais » (2014). Voilà qui prouve la qualité de cette étude richement documentée qui dépasse la simple biographie d’une femme, Marie-Josephte Corriveau, originaire de Saint-Vallier de Bellechasse, qui, trouvée coupable du meurtre de son second mari, en avril 1763, est condamnée à mort, après un procès vite expédié sous le Régime anglais, tenu dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Son cadavre, sur décision de la cour martiale, est exposé à une croisée de chemins de la Pointe-Lévy dans une cage de fer. Rapidement, celle qui est désormais connue sous le nom de la Corriveau est entrée dans la légende. Son histoire, déformée au cours des ans, a profondément marqué la mémoire collective du peuple québécois, à tel point qu’on la raconte encore plus de deux siècles et demi plus tard. Mais, selon les rumeurs, ce n’est plus un, ni deux, ni trois, mais jusqu’à sept maris qu’elle aurait assassinés. Ainsi le récit entourant la meurtrière en série s’enfle et donne naissance à la plus importante et la plus célèbre légende québécoise de tous les temps, mettant en premier plan une femme devenue mauvaise et une véritable sorcière, comme le laisse entendre Philippe Aubert de Gaspé, un littéraire, dans ses Anciens Canadiens (1863).
S’inspirant des travaux de leurs devanciers, dont ceux du folkloriste Luc Lacourcière, du commandeur Joseph-Eugène Corriveau et de Philippe Bonneau, en particulier, Ferland et Corriveau se sont livrés à une minutieuse enquête avec pour mission de rétablir (et d’établir) une fois pour toute la véritable histoire de Marie-Josephte Corriveau, sans oublier, il allait de soi, la trajectoire de la légende, qui, on le sait, a connu une foule de versions au Québec. Ils entendent « départager le réel de la fiction » (p. 15), en tenant compte des études existantes mais aussi en interrogeant les minutes du procès auxquelles ils ont eu accès, grâce au commandeur, sans oublier tout élément, tout événement, toute manifestation qui ont « imprégné la mémoire collective, qu’il s’agisse de personnages, […] d’objets et de sites patrimoniaux, de paysages culturels et de patrimoine immatériel » (p. 17), tous « porteurs de tradition ». Objectifs pour le moins ambitieux que les auteurs atteignent dans ce qui m’apparaît comme une véritable enquête anthropologique, tout en suscitant, au long de leur étude, l’intérêt du lecteur.
Précédé d’une « Introduction » substantielle, qui nous éclaire sur le phénomène de celle qui est devenue la Corriveau et sur la démarche des auteurs, l’ouvrage est divisé en deux parties d’inégale longueur. La première, « Historique », comptant six chapitres, est consacrée, comme l’indique son titre, aux faits historiques entourant la vie et la mort de la Corriveau. La seconde porte sur la légende et sur la place qu’elle occupe dans la mémoire collective et dans les manifestations patrimoniales. Ça et là, au cours de leur exposé, articulé avec soin et reposant sur une documentation de toute première main, les auteurs, par souci de précision, ont jugé bon d’ajouter des encadrés destinés à renseigner le lecteur sur une personnalité, nommée ou convoquée au cours de leur enquête, tels, par exemple, l’intendant François Bigot et le gouverneur James Murray, ou encore les avocats de la couronne et de la défense, qui ont officié aux deux procès qu’a dû subir Marie-Josephte Corriveau, voire le bourreau Benjamin Gable, ou encore sur un fait ou un élément historique qui pourrait échapper à sa compréhension. Jamais les auteurs ne perdent de vue le lecteur, comblé par la reproduction de certains documents inédits, jamais ou rarement montrés, tels l’acte de sépulture du second mari, Louis Dodier, la liste des membres du tribunal militaire, la photo de la cage de fer dans laquelle la meurtrière a été exposée, le texte de l’ordre de la construction de la potence ou celui de l’ordre du gouverneur Murray de retirer le gibet dans lequel la Corriveau a été exposée de la vue des passants de la croisée des chemins de la Pointe-Lévy…
Cette recherche de la vérité historique de la première partie est suivie, dans la deuxième partie, d’une longue réflexion sur la façon dont la légende a pris forme, sur les éléments et les événements qui participent de son processus et sur l’examen approfondi de la manière dont vérité et fiction se sont entremêlées « dans les diverses manifestations patrimoniales depuis le 19e siècle jusqu’à notre époque ». Cette partie, intitulée « De l’histoire à la légende », compte cinq chapitres, suivis d’une riche et intéressante conclusion et d’annexes que signent l’un et l’autre auteur. Le lecteur saura gré à Ferland et Corriveau de bien définir la légende en rapport avec le mythe, la fable et le conte. J’aurais toutefois aimé qu’ils insistent davantage sur le fait que la légende est basée sur un fait réel déformé par la tradition et que le mythe se rapporte d’abord et avant tout au sacré, comme le précise Mircea Éliade. Ils ont toutefois raison d’insister sur le fait que la légende de la Corriveau est l’une des seules, de tout le 19e siècle et du début du 20e, à mettre en scène une femme et qu’elle a eu un retentissement inégalé dans l’imaginaire populaire, avec ses nombreuses versions orales, puis littéraires. Il aurait été intéressant que le lecteur trouve dans une autre annexe quelques-unes de ces versions, voire que les auteurs consacrent un chapitre à leur étude. Il faut toutefois les féliciter de s’être intéressés à la cage de fer et aux documents qu’ils ont réunis à la suite de leur enquête, de même qu’au retentissement de la légende dans les arts visuels et dans les arts de la scène et de l’écran. Ils ne manquent pas, après avoir apporté d’utiles précisions, entre autres sur les deux reconstitutions du procès de la Corriveau, en 1990 et en 2009, de donner leur point de vue sur ce qu’ils considèrent comme une réelle affabulation, considérant que Marie-Josephte Corriveau a été une victime, qu’elle n’a pas eu droit à un procès équitable, d’autant que le gouvernement militaire n’avait pas le droit de traduire des civils devant une cour martiale et que les aveux de celle qui a dû subir la violence de son second mari ont été obtenus, sinon sous la torture, du moins sous la contrainte. Ils sont convaincus que si on ne peut réhabiliter juridiquement Marie-Josephte Corriveau, on « pourrait au moins se livrer à un travail de mémoire […] celui de son inscription officielle à titre d’élément du patrimoine culturel du Québec » (p. 351). Assurément, suis-je tenté d’ajouter, de par la légende qu’elle a inspirée.
L’ouvrage est d’une qualité indéniable car Ferland et Corriveau ont su exploiter une riche documentation souvent inédite, qu’ils ont recueillie au cours de leur patiente et méticuleuse recherche. Ils nous dépeignent, tout en évitant de prendre parti, un personnage fascinant et pleinement humain qui continue de hanter la mémoire collective des Québécois. Leur Corriveau se lit comme un roman, son style est invitant, l’écriture impeccable. À lire absolument pour enrichir ses connaissances mais aussi pour le plaisir d’être en contact avec un travail bien fait et combien intéressant, un modèle du genre.