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Un chercheur dont on annonce qu’il a publié plus de 30 livres et de 300 articles est en quelque sorte estimé qualitativement excellent du fait même de cette remarquable productivité. C’est ainsi, en grande partie, que fonctionne l’économie du prestige, y compris dans les jurys attribuant les subventions, comme l’a bien montré James English. Mais si on lisait, si on lisait vraiment ce nouveau livre, comme une toute première publication? Je n’ai guère eu de mal à le faire, en ce qui concerne Comparer le Canada et les Amériques, puisque je n’avais encore jamais eu à traverser page à page un ouvrage de Patrick Imbert.
L’expérience fut éprouvante, sur plusieurs plans. Cela tient en partie à la contradiction entre la défense d’une pensée de la complexité, contre les paradigmes dichotomiques, et le caractère extrêmement réducteur du récit sous-jacent, celui du passage d’une modernité binaire, essentialiste, nationaliste et ethnocentriste (cumulez ici les termes péjoratifs) aux identités polyculturelles, plurielles et ouvertes au « caméléonage » propres aux Amériques contemporaines. On serait porté à saluer cet attachement si marqué à la célébration de la postmodernité, quarante ans après ses premières expressions, si cela ne menait à une absence de complexité, à une rigidification des affirmations, assénées comme aux beaux jours des joutes théoriques sans merci. Ainsi voit-on Imbert, dans son incipit, vouer aux gémonies la discipline historique au grand complet, pour mieux cerner ce qu’il n’entend surtout pas faire : « Comment comparer les Amériques selon des perspectives culturelles? Certes pas en s’insérant dans un discours historique qui a toujours eu tendance à ne retenir que des différences. En effet, tout discours historique est contrôlé par l’allégeance à l’État-nation ». Diable! Cette condamnation sans appel d’une discipline au grand complet ne serait-elle pas un tantinet généralisante et essentialisante? De même, les récurrentes célébrations du Canada comme « État plurinational et pluriethnique », suprême incarnation d’un vivre-ensemble postmoderne, modèle devant guider les autres cultures américaines dans leur devenir transculturel, ne paraissent-elles pas une forme « d’allégeance à l’État », bien que plurinational?
Loin d’être des aspects secondaires de la démarche d’Imbert, ces tensions et les déclarations idéologico-théoriques qui les manifestent sont récurrentes, tout au long de son ouvrage, et transforment l’analyste en dogmatique énonciateur, au détriment du fin lecteur qu’il peut être, transformation se manifestant entre autres dans les notes de bas de page. Emporté dans sa défense du multiculturalisme, il déclare par exemple, « Selon nous, il n’y a jamais eu de multiculturalisme en Allemagne », avant de se lancer dans une critique à l’emporte-pièce de l’Europe, où on ne penserait pas l’immigration dans la visée d’une intégration véritable, comme au Canada : « Voilà qui n’est pas le cas de l’Europe où les deux guerres mondiales, la Shoah et les récentes guerres dans l’ex-Yougoslavie n’ont pas démontré une grande capacité à reconnaître la différence »! Analysant, plus loin, le rapport à la temporalité dans les discours sur la nation, il tient à ajouter à ses remarques sur la Terre paternelle de Patrice Lacombe (1846), une note sur les discours prononcés aux funérailles d’un candidat du Bloc québécois en 1998.
Dans un ouvrage resserré sur une logique argumentative forte, ces apartés attireraient sans doute moins l’attention, mais ici ils sont symptomatiques d’un émiettement structural et le résultat d’une méthode du rapprochement intempestif. Le morcellement est visible dès la table des matières : les chapitres sont subdivisés en de nombreuses sous-unités discontinues de quelques pages à peine, tantôt en fonction de thèmes, tantôt en fonction de considérations théoriques : le chapitre 2, intitulé « Échapper aux récits légitimant l’exclusion », rassemble ainsi, entre autres parties : 2.3 « Pureté et bâtardise », 2.4 « Orphelin et bâtard », 2.5 « Entre génération et création », 2.6 « Le rejet du nationalisme homogénéisant », 2.7 « Les réincarnations », 2.11 « Where is up? Where is here? », 2.12 « Le territoire bigarré : où est le vent? », 2.13 « Trouver sa niche dans le vide », mais aussi, 2.2 « Échapper au dualisme par le complexe » et 2.9 « Les inquiétudes contemporaines concernant l’hybridité ». L’émiettement est cependant poussé plus loin encore, car dans la plupart de ces sections de chapitre Imbert juxtapose des remarques sur plusieurs textes différents. Dans « Orphelin et bâtard », par exemple, on passe de Gérard Bouchard à Réjean Ducharme, Richard Gwyn, Pico Yver, Adam Albright Hanna, Marthe Robert, Alfred P. Schultz, Louis Agassiz, Bill Gates, Steve Jobs, Rodrigo Sarmiento, Amy Tan, Dany Laferrière, Kim Thuy, Henry Miller, Tom Wolfe et Hunter P. Thompson, tout cela en quatre pages. Ce faisant les textes sollicités, quels que soient leurs genres, leurs époques, leurs contextes culturels, sont réduits à une manifestation claire et monosémique d’un motif abstrait, associé au schéma binaire construit par Imbert : intérieur/extérieur, soi/les autres, inclusion/exclusion, altérité unique liée à l’Europe/altérités multiples des Amériques, passé/futur, pureté/métissage, frontier/frontière, statisme/nomadisme, orphelin/bâtard, et ainsi de suite : la présentation à la page 13 aligne pas moins de 24 oppositions, présentées comme autant de « paradigmes ».
Il y a là-dessous un problème de méthode fondamental, sur plus d’un plan. Le premier tient à l’alignement de ces oppositions, censées se subsumer dans une vaste dichotomie. D’une part, ces oppositions sont présentées comme des « universaux », traversant les langues et les époques. D’autre part, elles ne peuvent s’emboîter ou se répondre, sans heurts, les unes les autres, bien qu’Imbert ait cherché à scinder assez nettement ces termes, associant les premiers, en général, à un jugement négatif (de sa part), alors que les seconds caractérisent une sorte d’ouverture proprement américaine à la complexité. À un autre niveau, c’est la lecture, l’interprétation de ces couples sémantiques, qui pose problème. Aborder d’autres cas potentiels permettra de mieux le mettre en évidence : quantité de romans, d’essais, de poèmes, de films sont structurés par l’opposition homme/femme ou par l’opposition ville/campagne, ou encore, à un niveau moins immédiatement idéologique, par le conflit entre la ligne et le cercle. Juxtaposer les commentaires sur ces textes pour en tirer une dénonciation de la pensée binaire ne constituerait guère un apport significatif à la recherche et ne saurait constituer qu’une étape préliminaire dans l’analyse des significations textuelles et culturelles de ces polarités. Une même opposition de termes peut engendrer des sens multiples, d’un texte à l’autre. Malheureusement, le caractère dichotomique de sa thèse et la composition même de l’ouvrage d’Imbert ne rendent pas justice à ces nuances ni à sa propre capacité à en tenir compte au fil du texte.
Le caractère cursif, extrêmement rapide des commentaires sur les différents textes (ils ne dépassent guère plus d’un page pour chacun d’eux, tenant plus souvent en une ligne ou deux) est d’autant plus regrettable que la très grande diversité des oeuvres composant le corpus d’Imbert est remarquable. Peu de chercheurs possèdent une telle connaissance de textes aussi divers. Malheureusement, l’insistance sur les thèmes transversaux, au détriment de la complexité des textes, fait que cette richesse est prodiguée à vide : on n’utilisera pas son ouvrage afin de découvrir des relectures novatrices d’auteurs, mais pour prendre en note quelques-uns des éléments de la bibliographie.