En 1999, Danielle Juteau avait publié une première version de ce livre qu’elle vient de reprendre dans une deuxième édition revue et mise à jour. Cette mise à jour arrive à un moment stratégique où, comme elle l’exprime dans un dernier chapitre, le pluralisme bat de l’aile un peu partout dans le monde, y compris au Québec. Je vais me concentrer sur quatre aspects de son argumentation théorique qui constituent, selon moi, des contributions majeures au champ des études ethniques. Premièrement, l’auteure s’inscrit en faux contre l’idée que l’ethnicité disparaîtrait avec la modernité. Étudier l’ethnicité, c’est se situer au coeur des rapports sociaux dans une perspective constructiviste et matérialiste. Les frontières ethniques ne sont pas fixes, mais fluctuent, se transforment et s’élargissent. Un thème récurrent dans tout le livre, qui constitue la base de son argumentaire, est que l’on ne peut pas faire l’économie des rapports inégalitaires. « Ce sont les inégalités réelles, économiques, politiques et sociales, qui doivent servir de toile de fond à l’analyse des relations ethniques » (p. 35). Le deuxième apport significatif de son approche théorique concerne le concept de « socialisation-ethnicisation ». Elle envisage le groupe ethnique comme un produit jamais achevé d’un processus toujours en cours au coeur duquel agit la socialisation. Celle-ci se réalise grâce au procès de travail effectué principalement par les femmes. Elle conclut donc que l’humanisation des êtres humains correspond aussi à leur ethnicisation. « On ne naît pas ethnique », la production de l’ethnicité s’effectue dans la famille et grâce au réseaux de parenté qui sont les porteurs cruciaux de la culture commune. Le troisième élément de la théorie de Juteau, le plus original selon moi est une insistance sur les deux faces, externe et interne, des rapports ethniques, ce qui traduit une tentative de réconcilier deux théoriciens de l’ethnicité qui l’ont inspirée, soit Max Weber et Otto Bauer. La face externe renvoie au rapport aux « autres » et se construit dans le rapport inégalitaire constitutif du Nous et du Eux, alors que la face interne renvoie au rapport que le groupe nouvellement formé ou reconfiguré établit avec sa spécificité historique et culturelle. Sa théorie place les rapports de domination au centre de la dynamique entre la capacité du majoritaire à imposer ses catégories et l’usage qu’en font à leur tour les minoritaires. Cette approche, selon moi, est cruciale pour mieux comprendre les phénomènes de la discrimination qui sont trop souvent expliqués par les rapports de domination (face externe) en minimisant, voire en occultant, les stratégies des groupes immigrants qui puisent dans les ressources du groupe pour contourner les obstacles (face interne). La quatrième contribution importante concerne la troisième partie du livre qui porte sur l’articulation des rapports sociaux ethniques avec d’autres rapports, en particulier les rapports de sexe. Elle propose un paradigme féministe matérialiste en développant le concept d’intersectionnalité, qui désigne l’articulation des identités et des inégalités multiples. Les spécialistes des théories féministes apprécieront cette troisième partie du livre qui offre un examen critique des nombreux débats qui ont divisé les féministes. Son approche théorique vise à articuler trois types de rapports sociaux inégalitaires : les rapports de classes sociales, les rapports ethniques et raciaux et les rapports de sexe. L’interconnexion entre ces rapports n’implique aucunement leur hiérarchisation, ni que l’un ou l’autre de ces rapports soient autonomes. Considérer les femmes comme une classe ne revient pas à postuler leur homogénéité; au contraire, car, selon l’auteure, les classes sexuelles sont traversées par les autres attributs produits par d’autres rapports sociaux. En terminant, un mot sur la discussion par l’auteure du pluralisme multiculturel ou interculturel, qui est remis …
Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières, Deuxième édition revue et mise à jour, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2015, 306 p.[Record]
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Victor Piché
Département de démographie, Université de Montréal
v-pic@hotmail.com