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L’auteur, qui est diplômé en histoire et en architecture, porte un intérêt marqué depuis longtemps à l’histoire et au patrimoine du Vieux Montréal. Dans cet ouvrage, de grande qualité, il se penche sur un quartier ouvrier, Pointe-Saint-Charles, pour la période qui va de 1840 à 1930, soit au moment où l’industrialisation gagne ce secteur de Montréal. C’est là notamment, près du pont Victoria, que se sont installés les ateliers de fabrication et de réparation des locomotives et des wagons de la compagnie du Grand Tronc en 1856. Le pont permet à la compagnie de relier Montréal à Sarnia au sud de l’Ontario et, à l’est, aux États de la Nouvelle-Angleterre jusqu’à Portland. Au début du 20e siècle, la compagnie élargit ses horizons avec la construction d’une ligne pour rejoindre l’océan Pacifique et concurrencer le Canadien Pacifique. En difficultés financières, elle est achetée par le gouvernement fédéral en 1919 et intégrée au Canadien National en 1922. La nationalisation profite aux ateliers de Pointe-Saint-Charles puisque le CN rénove complètement l’atelier de locomotives à la fin des années 1920.

Les ateliers du Grand Tronc constituent un gigantesque complexe industriel où s’affairent des centaines d’ouvriers : 1 564 employés en 1882, 2 500 en 1917. Les deux tiers des ouvriers sont francophones en 1902. Les ouvriers qualifiés de la métallurgie se recrutent largement parmi les anglophones, nombreux à avoir été embauchés en Angleterre, alors que les autres emplois se répartissent entre francophones et Irlandais catholiques. Après 1900, la composition de la main-d’oeuvre se diversifie, avec l’arrivée de travailleurs provenant de Pologne, d’Ukraine et d’Italie (23 % en 1917) qui occupent les emplois les moins bien rémunérés.

À la fin du 19e siècle, d’autres entreprises s’ajoutent sur les berges du canal Lachine qui longe le quartier, comme la raffinerie de sucre Redpath, la soierie Belding Paul et, plus tard, la Northern Electric. Comme c’est l’usage à l’époque, les ouvriers installent leurs familles aux abords des entreprises dans des maisons qui ont fait de « la Pointe » un quartier ouvrier densément peuplé. En 1901, la population atteint 24 308 personnes, un quartier à maturité, car le nombre d’habitants n’a pas vraiment augmenté par la suite.

Le quartier est composé d’une population presque complètement ouvrière et diversifiée culturellement, partagée entre ménages francophones (38 % en 1903), protestants (38 %) et anglo-catholiques irlandais (24 %). Ces trois groupes ont tendance à s’installer dans des secteurs spécifiques et se donnent des institutions sociales et religieuses distinctives. L’analyse de l’auteur est très étendue, portant sur la valeur foncière des propriétés de chacun de ses groupes, l’architecture des maisons, les modes d’occupation, les logements privilégiés, l’installation de nouveaux équipements, etc. Il est sensible également à l’expansion des services municipaux, aux conditions de vie des familles, à la taille des ménages, aux salaires des travailleurs, à la forte mortalité infantile qu’il attribue principalement à la nourriture consommée, notamment le lait (jusqu’à ce qu’il soit pasteurisé).

Pour mieux comprendre l’évolution des conditions de vie, il propose deux chapitres qui abordent l’histoire du quartier sous un angle particulier, original, en relevant sur deux générations le parcours de trois familles représentant les communautés culturelles fondatrices. On peut ainsi évaluer dans quelle mesure ces dernières ont amélioré leur sort en termes de secteurs habités, logements, emplois trouvés, revenus et comment les ménages ont modifié leur composition. Pour appuyer son étude, l’auteur a eu recours à un vaste éventail de sources : répertoires d’état civil, rôles d’évaluation, registres fonciers, données généalogiques, listes nominatives des recensements, etc.

La portion à notre point de vue la plus neuve et intéressante de l’ouvrage est celle qui traite les informations tirées de la liste nominative du recensement de 1921 devenues disponibles en 2013. On y apprend que les nouveaux immigrants adoptent massivement l’anglais comme langue seconde, que les francophones ont un fort taux de connaissance de l’anglais (78 %), fort probablement nécessaire pour obtenir un emploi, qu’il est très rare que les femmes mariées déclarent un travail rémunéré, que les francophones et les catholiques irlandais ont fait une progression significative dans l’échelle des revenus, que les nouveaux immigrants vivent clairement au bas de l’échelle sociale, que le tiers des chefs de ménage ont connu le chômage pendant huit semaines en 1921 à cause de la récession, que le tiers de jeunes de 14-15 ans déclarent un travail rémunéré, qu’un ménage sur dix héberge des pensionnaires (deux personnes en moyenne), qu’un ménage moyen compte cinq personnes, que le père gagne 1 200$ pendant l’année auxquels s’ajoute le salaire complémentaire d’un de ses enfants, etc.

Bien que l’auteur ne sombre pas dans le misérabilisme, il aurait pu, à notre avis, insister davantage sur l’amélioration substantielle du niveau de vie des familles ouvrières de 1900 à 1930, même si les conditions de vie ont pu varier grandement. C’est que la prospérité économique se traduit par de meilleurs revenus pour les ménages, des écoles plus nombreuses et de nouveaux logements disposant de plus d’équipements (évier à robinet, cabinets de toilette à chasse d’eau, éclairage électrique), etc.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage, richement illustré avec des photos et des cartes, s’appuyant sur les meilleurs travaux d’histoire sociale et économique, apporte une contribution significative à l’histoire urbaine de Montréal et de sa classe ouvrière. La richesse des informations recueillies et la rigueur de l’analyse complètent avec profit les travaux de Bettina Bradbury, Sherry Olson et Patricia Thorton sur les familles montréalaises de la deuxième moitié du 19e siècle.