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Depuis quelques années, la question de la démocratie en politique municipale au Québec retient l’attention, que ce soit de la part du gouvernement du Québec, d’organismes para-gouvernementaux comme l’Union des municipalités du Québec, de citoyen/ne/s ou d’universitaires[1]. Parallèlement à ce regain d’intérêt pour la démocratie municipale, les partis politiques se sont multipliés dans les villes québécoises depuis le début des années 2000. En effet, leur nombre est passé de 88 en 1998 à 193 en 2009 (Québec, 1998-1999 et 2009-2010). La présence de partis politiques municipaux a d’abord été favorisée par la Loi concernant les élections de 1978 dans certaines municipalités et modifiant la Loi des cités et villes, en leur permettant de collecter des fonds, au même titre que les partis provinciaux. Une succession d’amendements a permis à cette loi de concerner l’ensemble des villes de plus de 20 000 habitants à partir de 1980[2]. Malgré tout, le nombre de partis politiques est resté limité en dehors des villes de Montréal et de Québec jusqu’aux élections municipales de 2001. L’augmentation de leur nombre au cours des années 2000 peut être, intuitivement, mise en lien avec les fusions municipales. En refondant la carte électorale municipale, elles ont procuré de nouvelles conditions potentiellement favorables aux partis politiques, par exemple : un électorat plus vaste à encadrer, une compétition accrue des candidat/e/s, ou encore la recherche de cohésion à l’échelle des nouvelles villes. Mais c’est sans doute aussi dans l’encadrement légal des partis politiques municipaux qu’il faut chercher les raisons de leur multiplication. Désormais appliquées dans toutes les municipalités de plus de 5 000 habitants, ces règles encadrent le financement des campagnes électorales, et offrent des possibilités de rembourser une partie des sommes engagées par les partis politiques.

Au-delà de ce changement législatif, est-il possible que les partis politiques se soient multipliés parce qu’ils sont vus comme un moyen permettant d’atteindre une fin – une « meilleure » démocratie sur la scène politique municipale québécoise ? De fait, parce qu’ils offrent un projet de gouverne à l’électorat et qu’ils se proposent d’encadrer leurs préférences devant l’urne, les partis sont parfois décrits comme se positionnant « au coeur de la vie démocratique » (Pelletier, 2012, p. 1).

L’objectif de ce texte est de cerner le rôle des partis politiques sur la scène municipale québécoise. Cette démarche découle d’un double constat. Le premier est la multiplication récente des partis municipaux au Québec, le second, le nombre très restreint d’études qui ont traité des partis en politique municipale québécoise. L’idée qui nous inspire veut que l’avènement des partis politiques municipaux au Québec s’inscrive dans un processus de « westminsterisation » de la politique municipale. En encadrant les campagnes électorales ainsi que l’action des élu/e/s au conseil de ville, les partis politiques entraînent la polarisation gouvernement/opposition de la scène politique municipale. Ce processus de « westminsterisation » nous semble d’autant plus manifeste que les fusions municipales n’ont pas été l’occasion de remettre en question le monopole du mode de scrutin majoritaire et uninominal, historiquement associé au régime de Westminster[3], afin d’introduire un aspect de représentation proportionnelle aux élections municipales. Pourtant, les partis municipaux ne sauraient être entièrement assimilés à leurs vis-à-vis sur les scènes fédérale et provinciale dans la mesure où ils affichent un degré de formalisation moindre qui se manifeste, par exemple, dans une discipline moins stricte de leurs troupes. Ainsi, nous avons choisi de mobiliser les écrits autour des partis politiques nationaux afin d’éclairer différents angles de la réalité municipale et de pouvoir en discuter les points communs mais aussi les éléments de divergence[4], c’est-à-dire les éléments spécifiques de la politisation au local.

Dans un premier temps, nous présenterons les travaux effectués sur les partis politiques municipaux au Québec. Ensuite, nous préciserons quelques détails méthodologiques et, enfin, nous exposerons les résultats de notre recherche. En conclusion, nous esquisserons quelques idées quant à l’avenir des partis politiques municipaux et la démocratie au Québec. Mais avant tout, il importe de préciser la notion au coeur de l’idée maîtresse qui guide ce texte, soit celle de « westminsterisation ».

Le modèle de Westminster : de l’économie de fonctionnement de la politique législative

Painchaud énonce un certain nombre de traits qui caractérisent le régime de Westminster, notamment au Canada, dont un gouvernement issu de la majorité au Parlement, une collaboration des branches législative et exécutive du pouvoir d’État, la discipline de parti et la responsabilité ministérielle, une opposition reconnue, la domination du gouvernement dans la conduite des affaires de l’État (Painchaud, 2007). Nous croyons que l’avènement des partis politiques sur la scène municipale au Québec rapproche le fonctionnement de la politique municipale de celui de la politique qui se déploie sur la scène législative (provinciale et fédérale). En effet, les partis organisent les actrices et les acteurs du jeu politique entre celles et ceux qui sont au gouvernement, et celles et ceux qui n’y sont pas – et donc forment l’opposition. Le « gouvernement municipal » est constitué par les membres du parti qui a fait élire le plus de candidat/e/s, et non d’élu/e/s portant les couleurs de diverses formations politiques, comme c’est la règle pour les gouvernements de coalition couramment formés par les modes de scrutin proportionnels et mixtes. Comme c’est le cas en politique législative canadienne et québécoise, le « gouvernement municipal » peut compter sur l’appui des membres de sa formation politique au conseil de ville pour soutenir ses politiques et ses décisions, et s’il est majoritaire son pouvoir peut être très étendu. Il doit néanmoins répondre de ses actes devant le conseil, quoique les résistances offertes par les élu/e/s de l’opposition ne constituent pas une menace sérieuse à un gouvernement majoritaire.

Ainsi, lorsque nous soutenons que l’avènement de partis municipaux s’inscrit dans un processus de « westminsterisation » de la politique municipale, nous croyons que c’est cette économie de fonctionnement de la politique législative dont les partis sont les chefs d’orchestre (un fonctionnement caractérisé par une polarisation gouvernement/opposition, une discipline de parti, un gouvernement fort et monopartiste), qu’ils importent en politique municipale. Le décalque n’est toutefois pas parfait, en cela qu’il subsiste des différences parfois importantes entre la politique législative et la politique municipale. Par exemple, au contraire de la mairesse ou du maire qui est élu/e sur l’ensemble du territoire, la première ou le premier ministre n’est qu’un/e simple député/e mais dont le rôle de chef du parti qui a fait élire le plus de candidat/e/s lui confère le poste de première ou de premier ministre.

État du savoir

Si les partis politiques sur la scène provinciale québécoise ont retenu l’attention de plusieurs générations de chercheur/e/s et ont généré un très riche éventail d’études, tel n’est pas le cas des partis politiques municipaux[5]. L’essentiel des travaux produits concerne les villes de Montréal et Québec, où on retrouve des partis politiques municipaux depuis les années 1960. Plusieurs études montrent ainsi l’origine des partis politiques présents dans ces villes, généralement issus des luttes urbaines des années 1960, et leur formalisation sur la scène politique municipale (Quesnel et Belley, 1991 ; Belley, 1992). D’autres travaux plus récents ont exploré, particulièrement dans le cas de Québec, le rôle des partis politiques municipaux dans la politisation de la scène municipale de Québec (Belley, 2003 ; Belley et Lavigne, 2008), ou de la diversité des profils ethnoculturels des élu/e/s dans les grandes villes du Québec (Simard, 2004). Mais force est de constater qu’en dehors des grands centres urbains, la question des partis politiques municipaux n’a jamais été traitée de façon systématique. Ceci n’est du reste pas étonnant, puisqu’on observe une relative rareté de travaux portant sur la politique municipale dans les villes moyennes. Ce à quoi il faut ajouter que l’absence de partis politiques municipaux dans les autres provinces, exception faite de la Colombie-Britannique, en fait un objet presque exclusivement québécois. Plus généralement, les partis politiques dits « municipaux », c’est-à-dire sans lien avec les partis des autres scènes politiques, sont peu nombreux dans les pays occidentaux où l’intégration verticale des organisations politiques à travers les différents paliers de gouvernement (comme en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou même en Ontario à la fin des années 1960) est privilégiée. Bref, les partis municipaux demeurent des acteurs politiques méconnus.

Face au peu d’études sur les partis politiques municipaux, et afin de mieux comprendre leur rôle, nous avons confectionné un cadre d’analyse qui repose sur quelques définitions générales des partis politiques, d’où nous avons tiré plusieurs constats. La définition, largement citée, des partis politiques de La Palombara et Weiner (1966, p. 6) les cernent par quatre caractéristiques. Premièrement, il s’agit d’une organisation durable, c’est-à-dire dont l’espérance de vie politique dépasse celle de ses dirigeant/e/s en place. Ensuite, cette organisation se décuple à l’échelle locale, tout en entretenant des rapports soutenus et diversifiés avec la direction nationale. Puis, davantage que de simplement influencer le pouvoir, les dirigeant/e/s d’un parti, tant à l’échelle nationale que locale, manifestent la volonté explicite de s’en emparer et de l’exercer, seuls ou en partenariat avec d’autres acteurs. Finalement, un parti recherche le soutien populaire, que ce soit par le truchement des élections ou de toute autre manière. Plus spécifiquement par rapport au Canada et au Québec, Lemieux ne déroge guère à la vision de La Palombara et Weiner (1966) en définissant les partis par trois caractéristiques : « D’abord, ce sont des organisations plus ou moins développées et plus ou moins permanentes […]. Ensuite, ces organisations cherchent à faire élire des candidats [sic] dans un corps électoral […]. Enfin, […] ce sont les élus [sic] des partis qui occupent les postes officiels d’autorité suprême » (Lemieux, 2005, p. 16). Quant à Pelletier et Tremblay, ils voient les partis comme une « organisation dont les membres souscrivent à certaines valeurs et politiques communes. Elle cherche à faire élire des candidats et candidates en vue de prendre le pouvoir et de mettre en oeuvre ces politiques » (Pelletier et Tremblay, 2009, p. 569).

Ces définitions mettent au jour trois axes pour analyser les partis politiques, des axes que l’on retrouve aussi dans les travaux fondateurs sur les partis (Dion, 1972 ; Key, 1964) : les partis politiques en tant qu’organisations, c’est-à-dire les partis dans leurs rôles de médiateurs entre l’État et la société civile, les partis en tant que machines électorales, enfin, les partis en tant que maîtres d’oeuvre de la représentation et de la gouverne. Ces trois axes analytiques, que nous décrirons davantage plus loin, guideront notre examen des partis politiques sur la scène municipale québécoise. Auparavant, toutefois, nous allons préciser notre méthodologie.

Méthodologie

L’idée maîtresse qui inspire ce texte est que les partis politiques municipaux constituent des entités à moult égards apparentées aux partis présents sur les scènes législatives fédérale et provinciale, quoiqu’ils affichent aussi une identité qui leur soit propre. Afin d’explorer cette idée, nous avons déployé une méthodologie quantitative et qualitative. Celle-là repose sur une série de données du Directeur général des élections du Québec produites sur les partis politiques en 2009. Leur traitement statistique a mis au jour leur dynamique chronologique collective (pics de création de partis politiques à la veille de chaque scrutin, durée de vie moyenne). Des données complémentaires fournies par le ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT) ont permis de préciser le nombre de candidat/e/s présentées par chaque parti ainsi que leur taux de succès en 2009. Pour ce qui est du volet qualitatif de la méthodologie, elle consiste en 67 entrevues réalisées au cours de l’été 2011 auprès de mairesses et de maires, de conseillères et de conseillers municipaux de 14 villes de taille moyenne ou grande. Les entrevues ont été réalisées dans des contextes variés : des conseils municipaux avec un parti en position monopolistique, d’autres avec une division exacte laissant à la mairesse ou au maire le pouvoir de décision, d’autres encore composés uniquement d’élu/e/s indépendants. Ces entrevues portaient sur l’exercice du mandat de représentation à l’Hôtel de Ville, quelques questions abordant plus spécifiquement les partis politiques (par exemple, leur désirabilité, leur influence sur la dynamique électorale et les stratégies de gouverne une fois à l’Hôtel de Ville). Le contenu des entrevues a été retranscrit et analysé à la lumière de la méthode de la théorie ancrée (Charmaz, 2006). Cette méthode inductive consiste à laisser s’exprimer le matériel obtenu à partir de la démarche empirique sur le terrain, c’est-à-dire à récolter les significations multiples qu’il offre, au lieu de lui imposer un interrogatoire à partir des catégories théoriques externes et prédéfinies. Cette démarche nous permet ainsi de dresser pour la première fois un portrait des partis politiques municipaux au Québec, en dehors des villes de Montréal et de Québec.

Analyse

Comme mentionné précédemment, l’examen de quelques définitions des partis politiques nous amène à disséquer leurs activités selon trois axes analytiques : les partis en tant qu’organisations, en tant que machines électorales, et finalement en tant que maîtres d’oeuvre de la représentation et de la gouverne.

Les partis politiques en tant qu’organisations

Plusieurs modèles ont été élaborés afin de penser les partis au plan organisationnel. L’un est bien sûr le modèle « classique » dessiné par Duverger (1951) et qui distingue les partis de cadres (le Parti libéral du Québec en est un exemple) des partis de masse (Québec solidaire s’en rapproche). Un autre modèle est celui des partis courtiers qui sollicitent les faveurs des électrices et des électeurs moyens, un type qui s’impose aux partis sur les scènes fédérale et provinciale en raison notamment du mode de scrutin majoritaire (Courtney, 2004 ; Massicotte, 2005). Nonobstant leur type organisationnel, les partis constituent des structures qui perdurent dans le temps et se déploient dans l’espace (La Palombara et Weiner, 1966 ; Lemieux, 2005). Acteurs intermédiaires entre l’État et la société civile, ils campent un rôle de médiateurs entre l’un et l’autre, assumant ainsi plusieurs fonctions : ils contribuent à la socialisation politique de la population ainsi qu’à sa participation à la chose publique, confectionnant par là le consentement à être dirigés et la légitimité de la gouverne ; ils recrutent une armée de militant/e/s qui non seulement contribuent à la diffusion de leurs idées mais assument leur fonctionnement au quotidien ; ils agrègent les différents intérêts de la société pour les cristalliser dans un programme – terreau d’un projet de gouverne politique et alternative au gouvernement en place ; ils construisent et structurent l’ordre du jour politique.

Les partis politiques municipaux respectent certains de ces éléments. En effet, il s’agit d’organisations qui, bien qu’éphémères, sont structurées par des normes légales fixant leur forme organisationnelle, leur financement ainsi que leurs dépenses – et ce, à l’instar de leurs vis-à-vis fédéraux et provinciaux. Les partis politiques étudiés au cours de notre enquête se rapprochent des partis « courtiers » qui agrègent les différents intérêts d’une municipalité, à la fois dans le recrutement des candidat/e/s et l’élaboration d’une plateforme électorale. Comme on le verra plus bas, les programmes électoraux restent relativement génériques et orientés sur une conception gestionnaire du fonctionnement municipal, s’adressant à un électorat qui vote d’ailleurs peu au palier municipal. Le taux de participation est relativement constant, soit autour de 45 % dans les villes moyennes et grandes. Loin du type des partis de masse, nos observations nous amènent aussi à considérer les partis politiques municipaux comme des partis de cadres où la/le leader exerce un très fort ascendant.

La création d’un parti politique municipal est une démarche peu contraignante, bien que fermement encadrée par le Directeur général des élections du Québec et la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités (L.R.Q., chapitre E-2.2). Toute demande d’autorisation d’un parti politique doit être accompagnée d’un nombre restreint de signatures d’électrices et d’électeurs de la municipalité, allant de 25 à 100 signatures selon la taille des villes (L.R.Q., chapitre E-2.2, art. 397). De même, les mises en candidature dans les partis ne diffèrent pas de celles des candidat/e/s indépendants et ne requièrent elles aussi qu’un nombre restreint de signatures témoignant d’un certain soutien populaire (de 10 à 25 signatures pour les postes de conseillers municipaux, de 10 à 200 signatures pour les postes de maires, variant selon la taille de la municipalité ; L.R.Q., chapitre E-2.2, art. 160). Ce faisant, le législateur entérine une conception des partis politiques municipaux relativement détachée d’une base militante se rapprochant de la structure de cadres plutôt que de masse. Par ailleurs, comme les partis provinciaux, les partis politiques municipaux ne publicisent guère le nombre de leurs membres. Dans le discours des élu/e/s rencontrés, le parti se résume le plus souvent aux élu/e/s de ce dernier ainsi qu’aux candidat/e/s battus aux dernières élections, ou déclarés pour le prochain scrutin. Ce n’est qu’à travers la pratique des campagnes électorales que les militant/e/s sont mentionnés.

Si leur création est relativement simple, les partis autorisés en 2012 avaient en moyenne 78 années d’existence. Cette longévité plutôt éphémère des partis municipaux est à mettre en lien avec leur caractère essentiellement électoral : comme il ressortira à la section suivante, la raison d’être de ces organisations réside pour l’essentiel dans la conquête des postes de commande de l’Hôtel de Ville. Le succès électoral est un gage de pérennité, comme l’illustrent les exemples issus de notre échantillon de villes moyennes en 2009 : Parti du Ralliement Officiel (PRO-Laval) fondé en 1980, l’Équipe Robitaille de Terrebonne fondée en 1985, le Vrai Blainville en 1997, l’Équipe Marcotte à Mascouche en 1991 ou encore la Voix des citoyens de Sainte-Julie en 1993. Au contraire, on peut faire l’hypothèse, avec plusieurs élu/e/s rencontrés, que l’absence de succès électoral rapide constitue un obstacle à leur maintien sur la scène municipale : « Je pense que le parti politique a un intérêt, mais il a une durée de quatre ans. Ok, plus si, effectivement, le maire est réélu on peut dire là il y a un suivi. Mais si le maire est battu à une autre élection, à ce moment-là c’est fini ». (09223)[6]

Ce qui semble être corroboré par les chiffres actuellement disponibles pour notre échantillon de 44 villes moyennes et grandes : entre 2009 et 2012, vingt partis politiques municipaux ont été dissous par le DGEQ. Huit d’entre eux avaient été créés au cours des deux années précédant le scrutin de 2009, auxquels on peut ajouter six autres partis constitués au cours des deux années précédant le scrutin de 2004.

Si le succès électoral contribue à la pérennité des partis politiques municipaux, il importerait aussi d’explorer d’autres types d’explications de cette stabilité, telles les formes de sociabilité non politiques. Commentant son parti qui existait depuis onze ans au moment de l’entrevue, un élu explique : « C’est beaucoup parce que la plupart des partis se forment pour l’élection et se dissolvent après. Nous autres on a une vie de parti. On a une réunion par mois et on se jase […]. Mais on se voit régulièrement en dehors. C’est les liens sociaux, plus que les liens du parti ». (03206)

Organisations de cadres plutôt que de masse, les partis politiques municipaux empruntent aussi au modèle des partis courtiers. En effet, qu’ils soient déjà en place au conseil municipal ou qu’ils émergent sur la scène locale, les partis agrègent les différents intérêts qui animent la municipalité, fournissant ainsi aux citoyen/ne/s des grilles de lecture de l’activité politique municipale, leur proposant une interprétation de ce qui se déroule dans leur municipalité. En cela, ils participent non seulement à politiser les enjeux locaux, mais ils se posent comme des instruments de socialisation politique de la population en général, certes, mais aussi d’un groupe plus restreint de citoyen/ne/s militant/e/s qui feront écho à leurs idées et mettront la main à la pâte au besoin. Cette fonction de socialisation à la chose publique est d’autant plus significative que notre travail sur le terrain nous laisse penser que la présence d’un parti politique favorise l’émergence d’un (ou de plusieurs) parti(s) concurrent(s), avivant ainsi la compétition électorale. En effet, comme l’illustre le tableau 1, lorsqu’il y a présence de partis politiques, il est plus probable d’en trouver deux, trois voire quatre, qu’un seul.

Tableau 1

Nombre de partis politiques, dans les villes moyennes et grandes, ayant présenté des candidat/e/s, 2009

Nombre de partis politiques, dans les villes moyennes et grandes, ayant présenté des candidat/e/s, 2009

*  Échantillon de 44 municipalités de 20 000 à 500 000 de population.

Source : données du Directeur général des élections du Québec, compilées par les auteures.

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Les résultats présentés au tableau 1 plaident aussi pour notre hypothèse en faveur d’une « westminsterisation » de la scène politique municipale au Québec. En effet, une conséquence bien connue du mode de scrutin majoritaire à un tour est de favoriser le bipartisme et d’alimenter une dynamique de confrontation entre un gouvernement et une opposition. Or, à l’instar des observations faites par Quesnel et Belley (1991) quant à l’avènement du bipartisme dans la ville de Québec, il semble qu’un nombre substantiel de villes soient le terrain d’un affrontement entre deux partis.

La question de l’agrégation des intérêts et leur expression dans un programme ramène à l’avant-scène un argument mettant (d’habitude) en cause le caractère politique des partis municipaux. À tel point qu’au cours des entrevues, la question du programme politique a souvent été minimisée par les mairesses et les maires, les conseillers et les conseillères, comme s’il s’agissait d’un point mineur de la vie politique municipale. De fait, les programmes mis de l’avant par les partis politiques municipaux ont souvent peu à voir avec les grands projets de société dont sont porteurs les programmes des partis politiques fédéraux et provinciaux. Il n’y a clairement rien de cela au municipal, le programme se présentant plutôt comme une liste pragmatique de propositions en vue de l’affrontement électoral.

Les partis en tant que machines électorales

Si, comme organisations, les partis manifestent leurs dimensions publique et permanente, en tant que machines électorales ils constituent des entités sporadiques dédiées à la conquête du pouvoir. À cet effet, Carty (2002) voit les partis fédéraux canadiens comme des structures de franchise, où la direction détermine les grandes orientations idéologiques et le marketing électoral, alors que les unités locales sont plutôt le terrain de la participation des membres et, surtout, gèrent les élections « sur le terrain et au quotidien » (ce qui comprend la sélection des candidat/e/s et la mise en marché locale du message électoral). De manière plus précise, les partis se dédoublent au plan national et local. Au plan national, ils voient à la planification globale de la campagne : confection des quelques idées qui meubleront les discours politiques, mise en marché des leaders nationaux, réalisation de sondages d’opinion. Au plan local, les partis recrutent et sélectionnent les candidat/e/s qui défendront leurs couleurs sur le terrain, encadrant de manière plus ou moins systématique leur campagne électorale : adaptation du programme du parti aux « réalités » locales, soutien organisationnel et humain, parfois financier. De prime abord, ce modèle ne cadre pas avec la politique municipale québécoise, où la/le leader exerce un contrôle très serré sur la désignation des candidat/e/s, au contraire des partis politiques provinciaux où la sélection des candidatures est une prérogative des associations locales de comté (Cross, 2004).

L’existence des partis politiques municipaux au Québec est fortement centrée sur le processus électoral. En effet, la figure 1 montre clairement que chaque élection, depuis 2001, est le moment privilégié de création de nouveaux partis.

Figure 1

Partis politiques existants en mars 2013 en fonction de leur année de création[7]

Partis politiques existants en mars 2013 en fonction de leur année de création7
Source : base de données du DGEQ, 1er mars 2013

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Ces derniers sont avant tout conçus par leurs dirigeant/e/s et leurs membres comme des « machines électorales ». Trois éléments sont en lien avec cette fonction. D’abord, ils offrent le dispositif permettant la sélection des candidatures aux élections. Ensuite, ils proposent des programmes électoraux se déclinant sur le territoire municipal et sur celui de chaque district électoral. Enfin, ils procurent les ressources nécessaires à ces candidat/e/s pour faire campagne.

La sélection des candidatures

Le recrutement des candidat/e/s se fait très clairement par la/le chef du parti et son entourage proche. C’est elle/lui qui sollicite directement des membres actifs et connus de la communauté, ou encore des conseillères et des conseillers sortants. Ce pouvoir de sélection est « une dimension centrale de leur leadership : d’entrée de jeu est posée l’asymétrie de la relation entre le candidat à la mairie et ceux qu’il a choisis, sélectionnés ou qu’il est parvenu à mobiliser » (Le Bart, 2003, p. 149). Le parti apparaît ainsi comme un instrument destiné à favoriser l’élection du chef, certes, mais également d’autant de conseillères et de conseillers que possible pour assurer une majorité à la table du conseil. Cette stratégie visant à présenter des équipes « complètes », c’est-à-dire avec autant de candidat/e/s que de postes à pourvoir, participe à l’augmentation du nombre de candidat/e/s que l’on a pu constater au cours de chacun des scrutins depuis 2001 (Mévellec, 2011).

Le mode de recrutement des candidat/e/s est pris en charge par la/le chef du parti, que ce soit de manière directe ou indirecte. Un conseiller explique la méthode directe de sélection : « Le maire lui-même qui m’a appelé, […] on s’était jamais parlé puis quand il m’a appelé, il m’a demandé de me joindre à son équipe » (10228). Un autre conseiller offre une version similaire de sa sélection comme candidat : « En 2005 [le maire] m’approche pour que je me présente (à la) place de la conseillère qui était dans mon quartier […] il (ne) voulait plus qu’elle soit là » (09223). Dans certains partis, le mode de recrutement passe par une voie médiane, quoiqu’il reste fermement contrôlé par la mairesse ou le maire et sa garde rapprochée :

[Quelqu’un] a présenté ma candidature au conseil et ils ont tous été favorables à ça parce que ils me connaissaient et ils m’ont approchée. Puis j’ai suivi la façon régulière qu’on fait là, […] j’ai été vue en entrevue par les deux conseillers qui étaient responsables du dossier de recruter des nouveaux candidats. Après ça j’ai rencontré monsieur le maire que je connaissais déjà un peu pour avoir dealé avec lui et […] c’est moi qui ai été choisie pour représenter le quartier et j’ai participé à la campagne électorale.

09120

Lors de la formation des équipes électorales, semble se manifester un souci réel d’y faire figurer un certain nombre de femmes. Il faut dire que c’est là une préoccupation qui dépasse l’espace municipal, les partis politiques provinciaux se disant aussi préoccupés d’accroître le nombre de femmes parmi leurs rangs (Tremblay, 2012). Au demeurant, à la manière de leurs vis-à-vis provinciaux qui ne se sont pas dotés de mesures d’action positive pour accroître le nombre de candidates, rares sont les partis qui adoptent une option paritaire[8]. Cela n’empêche pas le discours d’être plus avant-gardiste que les actes, l’enjeu des candidatures féminines revenant régulièrement dans les entrevues, comme en témoignent ces trois extraits : « Oui, dès 95 on a essayé d’équilibrer […] trois hommes trois femmes. C’est terriblement difficile, c’est difficile de recruter des dames » (05213) ; « Il y a quelqu’un qui m’appelle puis me dit […] : « ’je te verrais comme candidate, il y a un parti qui commence, puis on cherche des candidates’ » (07116) ; « J’ai tellement sollicité de femmes, j’ai tellement travaillé fort de ce côté-là, j’en avais plus à la fin et ça nous a fait sourire » (02105). Ces propos illustrent ce que Norris et Lovenduski (1995, p. 203) qualifient de « stratégies rhétoriques » en matière de recrutement des candidat/e/s à une élection. Pour l’essentiel, ces stratégies consistent pour une formation politique à clamer haut et fort – que ce soit par la voix de ses élites, dans son programme politique ou d’autres prises de position publiques – le message qu’il faut plus de femmes en politique, et notamment parmi les rangs de ses candidatures.

Ainsi, comme l’indiquaient Bherer et Collin (2008) ainsi que Tremblay et Mévellec (2013), les partis politiques jouent parfois en faveur de la présence des femmes dans la compétition électorale. C’est aussi le constat auquel aboutit White (2013) au terme de son examen de la participation des femmes à la politique législative dans les territoires canadiens : il est possible que l’absence de partis politiques, sur lesquels pèse une certaine pression à présenter des candidates, soit en partie responsable du faible nombre de femmes en politique au Nunavut et dans les Territoires du Nord-Ouest, où il n’y a pas de partis politiques. Néanmoins, les configurations politiques et territoriales spécifiques semblent pour l’instant empêcher toute généralisation sur cette relation.

La confection de programmes électoraux

Bien que les programmes électoraux soient parfois vus comme accessoires à la politique au motif que la classe politique ne tiendrait pas ses promesses de campagne, une étude récente oblige à revoir cette idée. Selon Pétry (2012), le Parti libéral du Québec et le Parti québécois auraient pour l’essentiel donné suite à leurs engagements électoraux, le premier à hauteur de 70 % entre 2003 et 2007, et le second à 75 % entre 1994 et 1998. Dès lors, puisque les engagements électoraux expriment avec assez de justesse ce que feront les politicien/ne/s une fois au pouvoir, les programmes qui les expriment doivent être (du moins le suppose-t-on) élaborés avec attention. Or, sur la scène municipale, le programme est parfois rédigé par la/le chef de parti, sans réelle consultation avec son équipe de candidat/e/s. Dans d’autres situations, les programmes semblent davantage le résultat d’un collage des réclamations exprimées dans chaque district, par la suite colligées et synthétisées autour de quelques thèmes, voire adaptées au message global porté par la mairesse ou le maire. Il en résulte que les programmes se déclinent en deux composantes : un programme pour la ville qui sera mené par la mairesse ou le maire chef de parti, et un programme territorialisé pour chacun des districts qui sera, lui, pris en charge par la conseillère ou le conseiller municipal. Le défi pour la/le candidat/e, puis pour l’élu/e, sera alors de faire tenir ensemble ces deux territoires électoraux. Comme le révèle le modèle de Carty (2002), ce défi se pose aussi pour les député/e/s provinciaux et fédéraux, qui doivent établir un équilibre entre le programme national de leur parti et les engagements liés à leur circonscription.

Quel que soit leur mode d’élaboration, les programmes se cantonnent largement au registre municipal traditionnel « apolitique » ou gestionnaire – quand bien même ils touchent des choix de société (le type de développement résidentiel mis de l’avant, l’offre de services récréatifs, etc.). Les programmes servent néanmoins à construire le consensus initial pour démarrer le mandat une fois les élections gagnées. Les entrevues révèlent une autre ambivalence face à cette sorte d’obligation d’avoir un programme. Pour quelques élu/e/s, les programmes constituent effectivement des feuilles de route pour les quatre années du mandat : « Oui, on se réfère, on dit : moi j’avais promis à mes citoyens telle chose, on est rendu à mi-mandat, je l’ai pas fait : il va falloir faire quelque chose. Oui, oui, moi en tout cas, personnellement, je me réfère à ça » (10121). De l’avis d’un maire dont le parti est minoritaire : « On ne peut pas véritablement, au nom du parti politique, pousser le programme politique. Mais on le réalise depuis un an et demi, je pense que le trois quarts des mesures des engagements que j’avais pris, que nous avions pris, ont été réalisés » (12230). Cette estimation n’est pas très éloignée des proportions dégagées par Pétry (2012) relativement à la réalisation des promesses électorales faites par le PLQ et le PQ.

Mais plusieurs des personnes interviewées ont aussi exprimé leur doute quant à l’importance réelle de ces documents : « Sincèrement, je suis même plus certaine que les gens regardent les programmes électoraux de partis » (07117). Une autre renchérit : « Moi, personnellement, je pense que c’est très peu, très peu de personnes se réfèrent au programme. Vous pourriez faire une enquête au niveau de la ville, dire aux citoyens : ’quel est le programme de quartier ? Quel est le programme de l’équipe X ?’ Et je [ne] pense pas qu’on trouverait quelqu’un qui serait capable de dire une chose dans notre programme » (09223).

Au final, si les programmes électoraux contribuent à la mise en marché du produit électoral et, éventuellement, guident les premières manoeuvres aux commandes de l’Hôtel de Ville, leur rôle en cours de mandat semble plus incertain.

Des ressources pour faire campagne

Les partis politiques municipaux jouent, comme aux autres paliers politiques, un rôle d’organisateur de campagne dispensant diverses ressources. En effet, du point de vue des candidat/e/s, le recrutement par un parti politique et l’adoption d’une étiquette permettent de faire le saut en politique. En ce sens, les partis politiques municipaux comme acteurs collectifs offrent un certain filet de sécurité pour les novices en politique municipale. La caution apportée, particulièrement par une mairesse ou un maire en poste, constitue une ressource valorisée par les candidat/e/s avec peu d’expérience en politique municipale. Plus qu’une seule caution morale, le fait de briguer les suffrages sous une étiquette de parti se traduit par la mise à disposition d’un ensemble de ressources financières, organisationnelles et symboliques nécessaires pour faire campagne, compensant ainsi la prise de risque individuelle pour les néophytes en politique municipale.

Il existe peu d’études sur le coût financier des campagnes électorales. Néanmoins, que le financement des campagnes soit organisé par chaque candidat/e (Young et Austin, 2008 ; Macdermid, 2009) ou par un parti, les ressources financières s’avèrent cruciales pour « gagner » une élection. Les personnes interviewées soulignent unanimement le défi financier que représente une campagne électorale et l’importance de pouvoir compter sur l’appui d’un parti politique pour en compenser les coûts. L’une dira : « L’avantage, c’est qu’au niveau électoral, je vous dirais que c’est même essentiel d’avoir une équipe politique, parce qu’[en tant qu’]indépendant se battre contre une équipe, je vais vous dire, juste financièrement, il y a pas les mêmes moyens, pas la même visibilité » (05111). Pour une autre : « Ça change la façon de faire une campagne électorale. Un parti politique, pour moi, c’est un outil pour faciliter une campagne électorale, un budget pour la gang, […] ça facilite les choses […]. Pour moi, le parti c’est un véhicule » (05112).

Au-delà des questions financières, ce sont les ressources organisationnelles qui apparaissent stratégiques, en particulier pour celles et ceux qui en sont à leurs premiers pas en politique municipale. Ainsi, face à la première campagne électorale, elles/ils bénéficient de l’expérience, du savoir-faire et du soutien d’une véritable équipe :

[On] a un directeur d’élection qui nous dirige, qui a travaillé dans beaucoup d’élections fédérales, qui nous conseille pas mal. Mais moi, la [première] élection, j’ai suivi la vague, j’avais aucune expérience, j’ai suivi la vague. Quand on parlait de notre salle, qu’on aurait à peu près 30 téléphones, 30, 40 téléphones, pourquoi 30, 40 téléphones ? J’avais rien compris à ça. Je suis candidat puis je [ne] comprends pas. Là, je le sais c’est quoi une campagne électorale, je sais pourquoi ça prend des téléphonistes, moi j’apprenais, à chaque étape j’apprenais.

07217

La logistique (les locaux, les téléphones, les dépliants), mais aussi le savoir-faire des organisateurs et organisatrices de campagne (l’organisation d’un agenda, la collecte de dons), constituent ainsi des ressources organisationnelles pour les candidat/e/s qui peuvent en bénéficier. Plusieurs élu/e/s témoignent de leur réticence initiale à faire du porte-à-porte lors de leur première campagne électorale, comme ce conseiller : « Bien franchement, si j’avais su c’était quoi le porte-à-porte, peut-être que je me serais pas lancé […] Ça a été pénible, ça a été […] quatre mois de porte-à-porte » (07217). Ou encore cette conseillère qui déclare : « J’aime vraiment pas ça, vraiment pas, j’ai horreur de faire le porte-à-porte, ça me pue au nez […]. Une fois que je suis élue, ça va » (03107). L’épreuve des portes est néanmoins compensée par la prise en charge du reste de la logistique par l’équipe partisane.

Finalement, en procurant une étiquette ou un référent au niveau de la municipalité, le parti politique municipal replace la/le candidat/e dans un groupe. En effet, le parti politique municipal contribue à désenclaver la campagne locale. Il y a ici un élément novateur : le mode de scrutin utilisé pour les élections municipales étant très centré sur le district électoral et la représentation de ses intérêts propres, l’association à une équipe et à un/e chef permet à la/au candidat/e de dépasser son carcan d’élection. C’est là aussi, nous semble-t-il, un élément à l’appui de notre lecture suivant laquelle l’avènement des partis municipaux contribue à une « westminsterisation » de la politique municipale. Qui plus est, des chefs de parti, ou parfois d’autres candidat/e/s déjà élus par acclamation, peuvent offrir un renfort électoral en venant appuyer les campagnes de candidat/e/s en situation délicate.

Les partis en tant que maîtres d’oeuvre de la représentation et de la gouverne

Les partis se posent comme les artisans de la représentation législative et de la gouverne exécutive. Cette fonction comprend plusieurs volets. D’abord, les partis représentent au sein de l’enceinte parlementaire l’aire géographique où ils ont fait élire un/e candidat/e. Ensuite, la fonction de représentation législative implique aussi de contribuer au processus de la prise des décisions publiques, notamment en adoptant des lois. Or, les discussions qui animent les processus de prise de décisions publiques seront teintées par les idées que porte un parti. Finalement, la représentation peut également signifier incarner – par exemple, représenter le pays lors d’un sommet international. De nouveau, il est possible que la plateforme électorale d’un parti colore l’interprétation de ce rôle. Dans son volet de gouverne exécutive, un parti marque de ses idées les paramètres du vivre-ensemble : un État minimaliste ou un État qui vise l’égalité des citoyen/ne/s par la redistribution des ressources ? Un développement des ressources naturelles basé sur la maximisation des profits ou qui vise à protéger l’environnement ? Un système de santé entièrement public, entièrement privé ou entre les deux ? Bref, le parti qui forme le gouvernement jouit d’une grande latitude pour marquer la gouverne exécutive de ses idées.

La représentation politique au palier municipal est très fortement ancrée géographiquement. Le mode de scrutin par district territorialise l’élection et personnalise la représentation. La conseillère ou le conseiller municipal incarne donc les intérêts de son territoire électoral autour de la table du conseil municipal. Le fonctionnement d’un conseil municipal dans le mode traditionnel a-partisan se fait autour de l’adhésion, sur chaque sujet, d’une majorité de membres du conseil. Bien que peu de travaux existent sur ce fonctionnement « ad hoc » du conseil municipal (Baccigalupo, 1990 ; Mévellec, 2008), il est clair que la présence d’une majorité sous la bannière d’un parti politique municipal change fortement la donne, et ce, dans deux registres que sont la question de la maîtrise du vote par chaque conseillère et conseiller et l’enjeu de la maîtrise des fonctions gouvernementales.

La maîtrise du vote individuel

La fonction de représentation politico-territoriale du district est constamment mise en opposition avec la question de la discipline de parti – un pilier du régime de Westminster. Celles et ceux qui s’opposent aux partis politiques mobilisent toujours l’argument de leur liberté de parole et leur allégeance à leurs commettant/e/s, comme irréconciliable avec le respect d’une ligne de parti. Pour les conseillères et les conseillers membres d’un parti politique, le défi est d’articuler leur singularité en tant que représentant/e d’un quartier et le fait d’appartenir à un groupe plus large. Au cours des entrevues réalisées, le moment du vote est réinscrit dans un processus décisionnel plus large, mettant de l’avant la discussion permettant l’atteinte du consensus au sein de l’équipe. Les trois extraits suivants illustrent la manière dont les conseillères et les conseillers municipaux désamorcent cette question de ligne de parti pour montrer leur indépendance au sein de l’organisation partisane. Une première affirme : « Nous avons chacun nos opinions ; on a droit à nos opinions. Nous avons une réunion d’équipe, puis c’est là que le débat se fait. Et même au conseil municipal, on est libre de nos décisions, on a notre opinion, on peut voter contre » (09121). Pour une deuxième personne rencontrée en entrevue : « Non. Il n’y a pas de discipline de parti, mais on s’entend bien en équipe et on a les mêmes valeurs ; alors souvent, il y a des choses qui vont aller de soi. Puis il y a des choses (qui peuvent) être importantes pour une personne, puis elle va débattre son point, puis elle va devoir convaincre les gens » (02105). Dernier exemple venant d’une conseillère :

Je suis pas d’accord, je le dis très carrément là […] ça marche pas là, on va pas là-dedans pour telle, telle raison ; donc, on s’ajuste ou j’embarque pas, et ça [le maire] est très à l’aise avec ça. Mais c’est de rester vigilante et alerte à : « est-ce qu’on essaie de m’endormir ? Est-ce que je suis vraiment d’accord ? » Et si je ne suis pas d’accord faut que je garde mon confort, faut que je garde mon indépendance finalement.

03107

Pour maintenir l’équilibre entre cohésion partisane et rôle primordial de représentation des intérêts spécifiques du district, certains partis prévoient des mécanismes permettant partiellement la dissidence interne. Les membres doivent adhérer aux grandes orientations du parti politique municipal, mais peuvent éventuellement exprimer leur désaccord sur certains enjeux qui ne relèvent pas de ces dernières. Ainsi, certains partis politiques se dotent d’un code d’éthique, ou d’une charte de dissidence, permettant aux élu/e/s de s’opposer à des décisions prônées par le parti. Certains dossiers exceptionnels, comme les fusions municipales, sont également l’occasion de dépasser toute discipline partisane.

La maîtrise des fonctions gouvernementales

Pour ce qui est de la gouverne exécutive, là où les partis politiques municipaux sont majoritaires, il se dégage une double dynamique qui consiste, d’un côté, à une certaine confiscation du processus décisionnel par les élu/e/s du parti et, d’un autre côté, à des formes variables de marginalisation de l’opposition dans différentes activités liées à l’exercice des mandats. De fait, tout porte à croire que la présence de partis politiques municipaux favorise une certaine « westminsterisation » de la politique municipale, c’est-à-dire une polarisation exacerbée entre deux options (gouvernement versus opposition) soutenue, entre autres, par une discipline de parti.

Le processus décisionnel au niveau municipal peut être conçu autour de deux fonctions conjointes. La première est la participation aux différents comités qui préparent les décisions. La seconde réside plus officiellement dans le vote fait en conseil municipal. La distribution des responsabilités, et des comités qui vont avec, est une prérogative de la mairesse ou du maire. Les conseillères et les conseillers municipaux peuvent émettre des souhaits sur les dossiers dont elles/ils souhaitent prendre la charge, mais la répartition des portefeuilles relève, à l’instar de ce qui se passe aux paliers fédéral et provincial, de la décision de la mairesse ou du maire. Cette fonction s’avère délicate dans l’ensemble des municipalités, puisque les nominations impliquent une certaine hiérarchisation des conseillères et des conseillers au gré des comités dont elles/ils obtiennent la responsabilité, ainsi que la rémunération complémentaire associée à ces postes. Les entrevues révèlent que les mairesses et les maires endossent parfaitement leurs stratégies de nomination – principalement sous l’angle de la confiance. Ainsi, un maire explique :

Je vais donner des dossiers à quelqu’un qui partage les mêmes idées que moi, puis en qui j’ai confiance. Donc ces gens-là [ne] partagent pas mes idées, j[e n]’ai pas confiance en eux autres ; ça fait qu’ils [n’]auront pas de dossiers. Je les envoie même pas représenter la Ville. Quand j’envoie quelqu’un représenter, il faut que j’aie confiance en lui, puis faut que je sente qu’il est digne de représenter la Ville.

03205

Le comité exécutif, lorsqu’il existe, est composé uniquement des proches de la mairesse ou du maire. De fait, dans les municipalités où il y a un parti majoritaire, « c’est seulement des membres du parti majoritaire qui [sont] à l’Exécutif » (10227). En cela, le comité exécutif se situe au diapason du conseil des ministres en politique fédérale et provinciale, un organe composé uniquement des député/e/s du parti qui forment le gouvernement. Là où la politique municipale se distingue pourtant de la politique fédérale et provinciale, c’est en regard de la participation aux comités : alors que les député/e/s de l’opposition participent aux travaux des commissions ou comités parlementaires, il semble que cette option relève de l’arbitraire des acteurs du parti qui tient les rênes du pouvoir exécutif au municipal :

Je dirais, de façon générale, il y a des représentants de l’opposition sur chacun des comités, l’équipe en place a bien voulu les laisser siéger là-dessus, un peu comme les commissions parlementaires où la loi oblige la présence de l’opposition. Nous, c’est pas la loi qui oblige, on pourrait exclure, mais on l’a fait dans certains cas, exclure certains individus ou leur enlever la possibilité d’être [président].

10228

Le fait de réserver des postes aux membres du parti majoritaire n’est pas seulement une question d’accès aux processus décisionnels, c’est aussi l’accès à la rémunération financière du travail politique : « [La mairesse] a pris tous les comités, elle a enlevé les comités […] qui avaient des rétributions, puis elle a tout donné ça à ses conseillers à elle. Ok, c’est sûr au niveau des rémunérations, son équipe et notre équipe ça se compare même pas. » (02203)

Outre la participation aux comités, les conseillères et les conseillers municipaux sont convoqués à participer à la décision au moment des votes en conseil municipal. Nous avons observé que lorsqu’un parti politique détenait le pouvoir, le caucus de ce parti remplaçait pratiquement le conseil municipal dans son ensemble. Les séances du conseil municipal sont normalement précédées d’un comité restreint au cours duquel les membres du conseil municipal peuvent discuter ce qui sera présenté en assemblée publique. Dans le cas des municipalités avec un parti majoritaire, cette séance de discussion a tendance à être remplacée par un caucus partisan dont sont exclus tous les élu/e/s non membres du parti majoritaire. Alors que dans les conseils composés d’indépendant/e/s, là où il n’y a pas de partis, les alliances se font à la pièce au cours de la fabrication de ces décisions, un peu à la manière des gouvernements de coalition, dans les conseils majoritaires où existent des formations politiques une partie des élu/e/s est dépossédée de ce rôle. Cette dépossession peut, selon les municipalités, s’étendre à l’accès à l’information. Certains témoignages d’élu/e/s minoritaires soulignent l’asymétrie de l’information : « Le soir même, j’ai les résolutions. Ça fait qu’avant, je ne sais même pas [en quoi consistent] les résolutions » (07116). Ce qui est confirmé, dans une autre municipalité, par un membre de la majorité : « Ils invitent pas les gens de l’opposition. Ils ont leurs papiers sur la table, là, la journée de la séance [le lundi] ; nous on a les documents par courriel, le jeudi ou le vendredi. » (10227)

La présence du parti politique au pouvoir constitue donc une occasion de confisquer l’ensemble du processus décisionnel, marginalisant d’autant le rôle décisionnel des élu/e/s de l’opposition. Cela se retrouve également dans la volonté de minimiser leur rôle symbolique. Ainsi, dans les municipalités où la mairesse ou le maire ne confie pas, ou peu, de responsabilités aux élu/e/s de l’opposition, ces derniers sont également marginalisés dans les activités de représentation de la Ville. Cette fonction est une ressource stratégique de la mise en visibilité des élu/e/s municipaux dans les réseaux communautaires ou des gens d’affaires de la municipalité et de la région. En être exclu constitue donc une tentative d’invisibilisation de ces derniers par la majorité en place : « Quand il s’agit d’aller représenter la Ville dans un tournoi de golf, un souper, jamais, des quatre membres de l’opposition, nous ne pouvons avoir un billet de quoi que ce soit. » (03106)

Dans certaines municipalités, cette stratégie ne vise pas seulement les activités sociales extra-municipales, mais également les activités organisées par la municipalité elle-même. Cette longue citation illustre ce processus d’exclusion des élu/e/s siégeant du côté de l’opposition. Dans le cadre d’une fête annuelle des bénévoles organisée par la ville, chaque organisme de la ville reçoit des billets au prorata de son membership. Un élu de l’opposition, également membre d’un de ces organismes, décide de se servir de ce billet pour y aller :

Je prends un billet, j’ai jamais eu d’invitation de la Ville, jamais, jamais, jamais. Ça fait que je me présente dans l’entrée, c’est plein à craquer avant qu’ils ouvrent les portes. Là ils ouvrent les portes, il y a un tapis rouge. Quelle n’est pas ma surprise de voir les […] conseillers de l’équipe [au pouvoir] en ligne, de chaque bord du tapis rouge souhaiter la bienvenue à tous les convives. Ma place est là moi, c’est là qu’elle devrait être ma place, je suis un conseiller municipal élu. Ça avait l’air d’une réunion partisane, ça avait l’air que c’est l’équipe [au pouvoir] qui saluait le travail bénévole des convives. […] Les conseillers de l’opposition on est exclu de tout, tout, tout. Il y a le party des fêtes, la fête de Noël des employés de la Ville qui a lieu chaque année, on n’est pas invité. À la fête [d’été], les deux conseillers municipaux de l’opposition n’ont pas été invités au cocktail de lancement. On ne reçoit pas d’avis.

07217

La présence d’un parti politique majoritaire transforme l’économie de fonctionnement du conseil municipal en le « westminsterisant », c’est-à-dire en institutionnalisant une majorité au pouvoir (avec tous les pouvoirs réels et symboliques qu’une telle position implique) contre une minorité dans l’opposition.

À la lumière des trois axes d’analyse dégagés de quelques définitions générales des partis politiques, il nous est possible de soutenir que les partis municipaux partagent plusieurs points communs avec leurs homologues provinciaux et fédéraux. En effet, les partis politiques municipaux répondent à au moins deux des critères repérés dans les écrits permettant de définir un parti politique : ce sont des organisations recrutant des candidat/e/s et visant à les faire élire. Ce sont aussi des organisations qui, par l’intermédiaire de leurs élu/e/s, participent au processus décisionnel tant dans le contenu des décisions que dans la structuration même de ce processus, ce que nous avons décrit comme la « westminsterisation » de la politique municipale. De manière plus explicite, celle-ci consiste en la transposition des règles du jeu du parlementarisme à l’arène municipale, notamment au regard de la prise en importance des partis sur les campagnes électorales et sur l’action des élu/e/s au conseil de ville. Par contre, ces organisations ne répondent pas toutes au critère de la permanence.

Les partis politiques municipaux se distinguent par contre clairement des partis provinciaux et fédéraux sur deux points : 1) la sur-importance de la ou du chef ; 2) la faible idéologisation de leur programme. Pour une bonne part, les partis politiques municipaux apparaissent comme les outils des leaders pour conquérir non seulement la mairie, mais une majorité des sièges au conseil municipal. Cette personnalisation du pouvoir est en lien avec le modèle municipal traditionnel, relativement autonome des scènes partisanes provinciale ou fédérale, et véhiculant une image et un discours managérial de la politique municipale.

Cette analyse des partis politiques dans les villes moyennes et grandes du Québec amène de nouvelles questions de recherche. Une première se pose ainsi : l’avènement d’un parti politique enclenche-t-il un effet de contagion ? En effet, tout se passe comme si l’existence d’un parti politique favorisait la création d’un autre parti, dont la raison d’être serait de combattre ce premier. Ce phénomène est particulièrement intéressant puisque, selon Belley et Lavigne (2008), c’est moins la présence d’un parti que d’un système de partis qui conduit à la politisation de l’espace politique municipal. Les exemples de Montréal et de Québec montrent qu’en présence d’un seul parti, c’est « une conception essentiellement managériale de la politique locale » qui est portée (Belley et Lavigne, 2008, p. 63). Mais il y a plus : un système de partis se traduit par une pluralité de partis (idéalement compétitifs) dans l’arène municipale, certes, mais il transforme aussi la culture et les règles du jeu politique, et notamment les comportements des élu/e/s. Ceci ressort clairement de l’axe d’analyse des partis en tant que maîtres d’oeuvre de la représentation et de la gouverne : la présence de partis remplace un modèle essentiellement basé sur la négociation à la pièce du vote autour de la table du conseil municipal et de la gestion des fonctions gouvernementales par un modèle inspiré de l’éthos de la discipline de parti. Cette hypothèse interprétative invite à d’autres travaux.

Une deuxième question va comme suit : quel est le rôle des partis sur l’accès des femmes aux conseils municipaux du Québec ? Si la multiplication des partis en politique municipale québécoise devait répondre au modèle de Westminster, il est possible que les femmes resteraient sous-représentées au sein des conseils municipaux, à l’image de la politique législative canadienne (Trimble, Arscott et Tremblay, 2013). Pourtant, ce scénario pourrait être évité si les partis adoptaient des mesures d’action positives destinées à recruter et sélectionner plus de candidates aux élections municipales, se démarquant du coup par leur avant-gardisme de leurs vis-à-vis sur la scène législative.

Quoi qu’il en soit, considérant la grande diversité des scénarios qui marquent les municipalités moyennes et grandes du Québec en regard des partis politiques, la scène locale offre un laboratoire prometteur pour approfondir ces questionnements au cours des années à venir.