Cet ouvrage est un pavé dans la mare des études canadiennes, qu’elles portent sur les rapports Québec/Canada ou qu’elles touchent les relations ethniques. Le comité d’attribution du prix John Porter ne s’y est d’ailleurs pas trompé, le couronnant lauréat 2011 : Us, Them, and Others propose une analyse fine, toute en nuances, de la construction narrative de la nation canadienne, avec à la clé une contribution théorique non négligeable. Le Canada, on le sait, a été le premier pays au monde à se doter de politiques multiculturelles afin d’oeuvrer au pluralisme, et le premier aussi à se définir lui-même essentiellement multiculturel (en 1988). Au tournant de l’an 2000, l’association entre multiculturalisme et identité canadienne atteignait un sommet de popularité, quand un Canadien sur deux l’approuvait ; puis le taux d’approbation s’est maintenu au-dessus des 40 % jusqu’en 2006. Sur le plan idéologique, le contexte induit par une politique du multiculturalisme a ceci de particulier qu’il devient impossible, pour l’État qui l’adopte, de se donner ne serait-ce que l’apparence de l’homogénéité, tout en ne pouvant non plus recourir à des stratégies de différenciation qui inférioriseraient d’une quelconque façon les groupes sociaux. Différence et égalité deviennent ainsi des valeurs cardinales inséparables. Or, Todorov (1982) a déjà souligné l’incompatibilité entre les deux grandes figures de l’altérité : la première reconnaît pleinement à l’Autre sa différence, mais elle l’infériorise, ou plus rarement, lui reconnaît une supériorité ; la seconde lui attribue un statut de parfaite égalité, mais nie, ou à tout le moins, minimise grandement sa différence. Comme si la différence appelait la hiérarchie, et l’égalité l’identité. Comme s’il y avait des contraintes d’agencement idéologique, rendant difficiles, voire impossibles, certaines combinaisons de valeurs. Winter n’aborde pas ces questions, mais ses données alimentent la réflexion qui s’y rattache. La question que se pose E. Winter est celle de savoir comment le « nous » canadien est devenu multiculturel. Elle formule l’hypothèse que le nationalisme québécois aurait contribué à favoriser ce développement, étant entendu que c’est dans la deuxième moitié des années 1990 que l’appui populaire au multiculturalisme s’est mis à grimper dans les sondages, c’est-à-dire dans les années qui ont suivi le référendum sur la souveraineté du Québec de 1995. En bonne wébérienne, elle se tourne vers les relations de pouvoir entre les groupes sociaux pour vérifier son hypothèse, et construire son objet d’analyse. Voyons donc comment elle procède, et quels sont les résultats obtenus. Chez Weber, tout groupe social étant irrémédiablement hétérogène, ce sont les relations sociales qui créent les majorités et les minorités ; ces dernières n’existent pas en soi, mais résultent plutôt des relations qui les instituent. Toute action collective suppose l’existence de groupes sociaux, et tout groupe social se veut distinct des autres groupes. Se mettent donc en place des pratiques d’inclusion des membres et d’autres de mise à l’écart des non-membres. Pour obtenir des gains économiques, politiques, ou symboliques, et protéger ses avantages culturels, un groupe social cherche à limiter le plus possible l’accès à ses compétences et ses savoirs. Ce faisant, il pratique la « fermeture sociale » (social closure), qu’on traduirait mieux par mainmise sur l’exercice de certaines activités, ou monopole du prestige qui leur est lié. Le groupe qui réussit sa « fermeture sociale » est celui qu’on désigne comme la majorité, et les caractéristiques le distinguant sont érigées en normes sociales. Ce faisant, elles deviennent « invisibles », c’est-à-dire qu’elles perdent leur caractère particularisant et sont vues sinon comme universelles, du moins comme « universalisantes ». À l’inverse, le ou les groupes minoritaires sont repoussés à la périphérie symbolique, cantonnés dans leur particularisme. Parmi …
Appendices
Bibliographie
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