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Particulièrement ambitieux et bien documenté, cet ouvrage de Victor-Laurent Tremblay, professeur émérite de l’Université Wilfrid-Laurier (Waterloo), cherche à saisir l’évolution de la manière d’être un homme au Québec, plus spécifiquement à travers la représentation qu’en donne le roman depuis les origines. Dans l’ensemble, il s’agit d’un essai stimulant et somme toute séduisant par son mélange d’érudition et de conviction.
Après un premier chapitre théorique qui s’attarde aux fondements anthropologiques du phallocentrisme et à sa représentation imaginaire et symbolique, Tremblay consacre cinq chapitres à autant de « thèmes patriarcaux » : la patrie, la guerre, le sport, le nationalisme et les relations père et fils. Ce découpage permet à la pensée de Tremblay d’épouser le développement chronologique du genre romanesque. Si le chapitre sur la patrie (il couvre le dix-neuvième siècle romanesque) est excellent, malgré certaines analyses trop sommaires pour être utiles (comme celle portant sur Angéline de Montbrun), ceux sur la guerre et le sport sont largement descriptifs et s’affranchissent difficilement du lieu commun. Le chapitre sur le nationalisme (daté à partir de Maria Chapdelaine) poursuit en quelque sorte le propos de celui sur la patrie, cependant que le dernier chapitre opère d’intéressantes distinctions pour faire valoir l’évolution récente des relations père et fils, depuis le rejet du modèle patriarcal traditionnel à la recherche de l’amour du père, en passant par la volonté parricide et l’absence du père. Même si le corpus sur lequel s’appuie l’auteur est ici assez mince, le propos reste valable, encore qu’on puisse déplorer la quasi-absence d’oeuvres majeures, comme celles de J. Ferron, de J. Godbout, de R. Ducharme ou de Victor-Lévy Beaulieu (réduite ici, en quelques lignes, au thème de l’homosexualité !), ou la superficialité de certaines analyses, par exemple en ce qui concerne l’oeuvre de Louis Hamelin (la question des relations père et fils chez ce romancier a pourtant été traitée dans Louis Hamelin et ses doubles, un ouvrage curieusement ignoré par Tremblay).
Pour baliser sa démonstration, l’auteur convoque certaines notions de la psychanalyse freudienne et lacanienne et la théorie du désir mimétique de René Girard, mais emprunte aussi à la mythanalyse et aux sciences sociales. En filigrane court un discours idéologique, lié à la question nationale, et militant, lié à l’identité masculine. Ce socle théorique, qui sous-tend l’analyse, nourrit une réflexion bien structurée, assez complexe et néanmoins déployée avec aisance. L’apport théorique de René Girard, des concepts de médiation interne et de médiation externe, sont assurément efficaces ; c’est là que Tremblay emporte le plus facilement l’adhésion. Pour le reste, outre que certaines interprétations des romans sont douteuses, on s’étonne de voir cohabiter Lacan et Jung ou encore un savoir technique et une généralisation des concepts qui édulcorent l’apport théorique : « cette problématique intermasculine janusienne, source d’enchantement symbiotique à l’imago paternelle, mais aussi de panique (homosexuelle) : pour un mâle, être possédé par un autre mâle constitue une féminisation, c’est-à-dire une perte de puissance de son statut phallique (une double castration) au vu et au su de la communauté masculine » (p. 395). Le vocabulaire utilisé, la forme de la réflexion, l’ambiguïté théorique du mot « castration » (lacanien dans le chapitre théorique mais vaguement freudien dans l’application de la lecture), tout cela a un air un peu vieillot qui rappelle un certain discours critique au tournant des années 1970-1980. Dans le même ordre d’idées, on pourrait reprocher à l’auteur de voir des objets phalliques un peu partout, quitte à tourner les coins théoriques assez rond : dans un certain roman, le train est un « symbole phallique », tandis que la montagne de Menaud, maître-draveur, traduit une « obsession de pouvoir phallique », et que, dans un roman de l’abbé Groulx, la tête du père Fabien émergeant du col de sa soutane évoque la « phallicité ». La rigueur d’analyse a aussi ses exigences.
Cela dit, Être ou ne pas être un homme est certainement un ouvrage de référence utile pour qui veut mesurer l’importance de la question de la masculinité dans le roman québécois et, peut-être plus encore, pour comprendre à quel point l’histoire du Québec procède de la difficulté chronique d’être un homme et relève en somme d’un patriarcat illusoire.