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La question de la filiation et de l’héritage a suscité plusieurs travaux ces dernières années dans le domaine des études littéraires que ce soit au Québec ou ailleurs. Il semble bien, en effet, que la littérature contemporaine, à la faveur d’oeuvres diverses (romans historiques ou familiaux, récits autobiographiques ou biographies, autofictions, etc.) soit préoccupée par l’enquête généalogique, par l’inscription du sujet dans la grande et petite histoire, bref par le désir ou plus souvent le poids de la transmission. Au Québec, des dossiers de revues ont participé à cette réflexion sous plusieurs angles : qu’il s’agisse des représentations de l’héritier dans le roman contemporain (Études françaises, vol. 45, n° 3, 2009), des filiations intellectuelles tant affirmées qu’implicites (@nalyses, septembre 2007) ou du travail fantasmatique sur les figures d’origine (Protée, vol. 33, n° 3, 2005), auxquels il faudrait ajouter des ouvrages tels L’absence du maître de Michel Biron (Les Presses de l’Université de Montréal, 2000), Passer au rang du père. Identité sociohistorique et littéraire au Québec de François Ouellet (Nota Bene, 2002) ou le diptyque de Lori Saint-Martin, Le nom de la mère. Mères, filles et écriture dans la littérature québécoise (Nota Bene, 1999) et Au-delà du nom. La question du père dans la littérature québécoise actuelle (Les Presses de l’Université de Montréal, 2010). La notion de filiation couvre de fait un champ très vaste d’études intéressées aussi bien aux lignées biologiques, qu’aux réseaux artistiques ou aux généalogies inventées.
Comme le mentionne Jacques Cardinal, on ne s’étonnera guère que la filiation constitue l’un des aspects structurants de l’oeuvre de Michel Tremblay. Qu’elle soit d’ordre généalogique et désigne dès lors l’héritage reçu (famille, langue, désir, fortune) ou qu’elle relève plutôt d’un processus de transmission fondé sur l’identification, l’amour, l’amitié ou la reconnaissance, la filiation recouvre les difficiles tentatives des personnages pour en arriver à une « authentique parole de liberté » (p. 10). Puisant à la psychanalyse ses principaux outils d’interprétation, l’étude de Cardinal envisage ainsi la filiation sous le mode du symbolique et de la constitution du sujet. Il faut admettre que le secret de l’inceste, qui marque le roman familial constitué au fil des Chroniques du Plateau Mont-Royal et de plusieurs pièces de théâtre de Tremblay, appelle une telle perspective. L’interdit, transgressé jadis par la grand-mère Victoire et son frère Josaphat-le-Violon, rend en quelque sorte caduque la figure du père et inscrit la lignée sous la gouverne de la « mère-vierge », « celle de la conception immaculée – en ce qu’elle ne transmet pas le père » (p. 188). Le personnage de Marcel, fils d’Albertine et petit-fils de Victoire, permet d’explorer le refoulé de cette famille. Dans la première partie du livre qui lui est largement consacrée, la folie de Marcel illustre un certain échec de l’imagination pour échapper à ce lourd héritage. Le personnage d’Édouard, alias la Duchesse de Langeais, offre toutefois, dans un deuxième temps, un versant moins tragique de cette filiation maudite, capable de trouver dans l’imaginaire un moyen de dévoiler une part authentique de soi.
Véritable traversée de l’oeuvre de Tremblay, Filiations de Jacques Cardinal ne se limite pas aux Chroniques du Plateau Mont-Royal ni aux seuls descendants de Victoire. Il offre une saisie très fine d’une architecture narrative complexe, faite de plusieurs « cercles superposés », où de multiples destins s’entrecroisent. Celui de Carmen, dans la bien nommée Sainte Carmen de la Main, montrera d’ailleurs comment la quête d’une parole authentique, par laquelle échapper à un héritage de souillure et de violence, relève du rituel et du sacré. En cela, Cardinal poursuit d’intelligente façon son exploration d’un imaginaire de la fondation et du religieux amorcée dans un précédent ouvrage consacré au Ciel de Québec de Jacques Ferron (XYZ éditeur, 2008).