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L’histoire environnementale s’est développée au rythme de la multiplication des problèmes écologiques et de la complexité des questions écologiques. Le domaine est relativement nouveau au sein de la discipline historique, mais il connaît des heures de production intense. Les livres sur le sujet se multiplient ; les objets de recherche sont souvent locaux, sur des aspects particuliers de l’environnement, mais de grandes fresques historiques sont aussi écrites. L’historien J.R McNeill a, en 2000, publié une histoire environnementale du 20e siècle (Something New Under the Sun). D’autres auteurs sont encore plus ambitieux, proposant des histoires environnementales de l’humanité, comme Clive Ponting, un politologue (A Green History of the World, 1991, 2007) ou l’historien Donald Hughes (An Environmental History of the World, 2001). Dans un domaine particulier, le géographe historien Michael Williams a écrit une magistrale histoire universelle de la forêt et de son exploitation (Deforesting the Earth, 2003). Au Canada, pour ne prendre que deux exemples, Yves Hébert a publié une histoire des idées écologiques au Québec (Une histoire de l’écologie au Québec, 2006) et le géographe Graeme Wynn une histoire environnementale du nord canadien (Canada and the Arctic North, 2007).
Ces oeuvres, couvrant de longues périodes historiques, comme tous les autres travaux d’histoire environnementale locale, contribuent à montrer avec force les effets des actions et des activités humaines sur la nature. Elles exposent aussi les changements dans les rapports entre sociétés et nature. Il va sans dire que l’histoire environnementale est une histoire sociale de l’environnement et qu’elle n’est pas une histoire de la Terre ou du climat sur la très longue durée, comme le beau livre de Pascal Acot Histoire du climat, 2004. Ce champ disciplinaire est maintenant bien établi depuis la création de deux revues scientifiques internationales, Environmental History (fondée en 1989) et Environment and History (fondée en 1995). Notons que la seconde a publié en 2004 un numéro spécial sur l’état des connaissances en histoire environnementale par grandes régions du monde ou continents (Afrique, Chine, Amérique du Nord, Australie, Europe), qui montre la richesse et la variété des études et des travaux dans un champ relativement nouveau de l’histoire académique.
L’historienne Michèle Dagenais, qui a publié une étude sur l’administration montréalaise de 1900 à 1950 (Des pouvoirs et des hommes, 2000), poursuit ses recherches sur la région de Montréal en traitant, si j’ose dire, de l’eau. Son approche s’établit sur la longue durée : de la naissance de la ville à aujourd’hui, elle note que l’eau a toujours été à Montréal un atout, mais aussi un risque, voire un danger. Les inondations sont fréquentes, le fleuve est capricieux selon le rythme des saisons, la qualité de l’eau est souvent menacée. Il reste toutefois que les riverains du fleuve, des rivières et des lacs qui encerclent l’archipel d’Hochelaga ont été forcés d’apprendre à vivre avec les variations des niveaux de l’eau, avec la force de l’eau et avec les distances que les plans d’eau créent. C’est ce rapport à l’eau, un rapport social, à la fois économique, sanitaire, technologique et symbolique que l’auteure décrit avec brio. L’eau fait partie de la géographie de Montréal et de sa région. Souvent un obstacle ou une contrainte, elle est aussi une opportunité et un atout. La vocation portuaire internationale de la ville, bien qu’elle ait perdu en importance, est due au fleuve. La ville ne manque pas d’eau, c’est parfois même le contraire qui se produit. De plus, l’eau représente un défi technologique et sanitaire. Il faut franchir les rivières et le fleuve, en maîtriser les débits. De nombreux ouvrages techniques marquent le paysage aquatique et terrestre de Montréal. Toutefois, si l’eau, c’est la vie, l’eau, c’est aussi la mort. La contamination des eaux est un enjeu majeur et, avec la croissance démographique et l’urbanisation, qui s’est, depuis deux siècles, faite par vagues, la qualité de l’eau ne doit pas être tenue pour acquise. Il faut lutter pour qu’elle ne produise pas la mort, mais serve la vie. Le combat sanitaire est tout aussi important que les prouesses technologiques qui ont marqué l’histoire des rapports à l’eau à Montréal.
Le livre s’attarde aux deux derniers siècles. C’est au cours de cette période que, d’une part, de grands ouvrages techniques ont été entrepris et que, d’autre part, les enjeux sur l’eau, sa maîtrise et ses effets ont été les plus centraux à la vie urbaine. L’histoire environnementale se double, ou se triple, d’une histoire technologique et politique. Tout au long de ce récit, l’auteure prend bien soin de mettre en évidence les rapports complexes à l’eau, mais aussi les tensions, controverses, débats entre les habitants de Montréal pour le contrôle de l’eau. Si les ingénieurs agissent sur la quantité, les médecins se préoccupent de sa qualité. Ce contrôle n’est jamais parfait. Par exemple, des ouvrages le long de la rivière des Prairies pour le contrôle de l’eau et des inondations au 19e siècle ont eu peu d’effets ; elles n’ont fait que déplacer les problèmes ailleurs.
Ce siècle est marqué par une rivalité professionnelle et politique entre l’idéal sanitaire, pour reprendre les termes de l’auteure, et les défis techniques de différente nature comme la circulation, le franchissement des nombreux cours d’eau sur l’île, l’aménagement des grandes infrastructures comme le port et, bien sûr, les systèmes d’approvisionnement en eau et d’élimination des déchets et des eaux usées, longtemps rejetés ailleurs, plus loin, vers des zones moins habitées. Si on peut, comme à la fin de 19e siècle, se vanter d’avoir su imposer au fleuve et aux rivières un ordre technologique et économique, voire sanitaire, quoiqu’il faille attendre presque la fin du 20e siècle pour que la qualité des eaux soit en voie de s’améliorer avec les plans gouvernementaux d’assainissement et de restauration, comme le Plan d’action Saint-Laurent, qui s’est présenté sous différents vocables, il reste que l’eau suit son cours et son régime et que la lutte environnementale n’est jamais terminée, même si elle change de forme. En effet, aux yeux de toutes les générations qui se sont succédé, l’eau des cours d’eau et des plans d’eau autour de Montréal est un défi, un problème à régler, un éternel recommencement. Ce ne sont pas toujours les mêmes problèmes qui surgissent, mais l’eau en présente toujours de nouveaux. Si les inondations ont longtemps dominé les rapports à l’eau, les risques de contamination sont fréquents, récurrents, jamais les mêmes. Il est intéressant de noter, comme le fait l’auteure, que pendant longtemps les pessimistes ont affronté les optimistes en matière de gestion de l’eau. Les premiers sont plus proches du modèle sanitaire, les seconds épousent naturellement un modèle technologique.
Les mêmes adversaires pourraient s’opposer aujourd’hui entre une vision écologique et une vision technologique de l’environnement. Les chapitres portant sur la seconde partie du 20e siècle montrent assez clairement que les deux visions sont toujours présentes dans les enjeux hydriques et, jusqu’à un certain point, aux prises l’une avec l’autre. Le plan Archipel, un vaste programme « bleu » pour la région de Montréal (chapitre 7), a opposé les partisans des grandes infrastructures technologiques comme les barrages sur les cours d’eau à des fins de régulation de l’eau et de production d’électricité, et les défenseurs de l’environnement, inquiets de la qualité et de l’accès à l’eau, y compris pour la baignade et la pêche récréative. L’auteure note, à juste titre, le rôle pionnier qu’a joué Tony Le Sauteur (p. 187-188) sur la sensibilisation à la valeur écologique et récréative du fleuve.
Se dirige-t-on vers une culture de l’eau, pour reprendre les termes de l’auteure ? Quelle est la nature de cette culture ? En parcourant l’histoire, force est de constater que les habitants de la région de Montréal ont élaboré un rapport à l’eau variant avec le temps et les problèmes. Le livre montre qu’une certaine culture s’est imposée. Elle a longtemps été dominée par la tension entre l’approche sanitaire et l’approche technique. Il faut maintenant dépasser cette opposition, en partie parce que la question sanitaire est réglée, bien qu’il faille toujours être prudent et aux aguets quant à la gestion de la qualité de l’eau. La Politique nationale sur l’eau de 2002 a vu le jour notamment parce qu’il n’était plus certain que la qualité de l’eau fût partout au Québec assurée et qu’il fallait se soucier davantage de sa préservation. À l’heure du développement durable, les deux visions qui se sont opposées doivent se réconcilier. La ville de Montréal a, en 2005, élaboré un Premier plan stratégique de développement durable de la collectivité montréalaise face auquel l’auteure demeure prudente (p. 220-226). Les discours officiels vantent le « Réseau bleu », une reprise du projet Archipel des années 1980 mais amputé de sa véritable dimension régionale, ne couvrant que le territoire de l’agglomération montréalaise. De plus, alors que l’on devrait s’attendre à une gestion intégrée de l’eau et à une fusion des visions techniques et écologiques, l’auteure déplore que les mesures envisagées soient dispersées et encore trop peu intégrées. Plusieurs problèmes restent en suspens, comme le vieillissement des infrastructures, les fluctuations du niveau du fleuve, les inondations récurrentes (tiens, la nature qui se rebiffe !), l’accessibilité aux cours d’eau à des fins récréatives.
Cet ouvrage contient une richesse d’information sur les enjeux de l’eau et les rapports humains à l’eau. Le pari d’écrire une histoire socio-environnementale de l’eau dans une grande agglomération canadienne a été relevé avec succès. L’auteure est proche des faits, des événements, des questions d’intérêt public et des acteurs à l’oeuvre dont les administrations municipales. Elle ne perd jamais de vue que l’eau n’est pas un objet inerte, extérieur aux relations sociales, mais dynamique et lié de très près aux décisions humaines, techniques, politiques économiques, sanitaires. À l’occasion, l’auteure propose un regard plus théorique, comme, en s’inspirant de Foucault, le rapport entre savoir et pouvoir. Mais ces excursions théoriques sont trop peu fréquentes et mériteraient d’être approfondies et diversifiées. Elle aurait pu s’interroger plutôt sur la contribution des idées de Latour concernant les « politiques de la nature » et de son aménagement et le fait que la nature, ici l’eau, se pointe, d’une certaine manière, à la table des négociations quand il s’agit de l’aménager, ou de la ménager dans la perspective du développement durable. Les idées de Beck sur les risques, surtout ceux produits par les grands travaux d’aménagement de la « première modernité » (en gros de 1850 à 1950 dans le cas des infrastructures de l’eau) auraient pu servir de référence théorique. La valeur du texte est plus qu’événementielle, toutefois. C’est une étude de grande ampleur sur deux siècles, bien menée, fouillée, montrant toute la complexité des rapports à l’eau. Les faits font plus que surgir dans des séquences temporelles ; ils sont liés entre eux de manière étroite, éclairant ainsi les rapports urbains à l’eau.