Abstracts
Résumé
Ce texte porte sur un autre « mystère de Québec », non pas politique ou sociologique, mais économique. Depuis une quinzaine d’années, la grande région de Québec connaît un essor économique franchement étonnant. Nous décrivons ici ce virage et proposons des éléments d’explication. Le succès de Québec s’inscrit dans des grandes tendances, observées aussi ailleurs, qui favorisent les villes moyennes, notamment au titre des activités économiques de moyenne technologie, mais qui ne demandent pas moins une main-d’oeuvre bien formée et stable. Ces activités sont particulièrement sensibles aux coûts relatifs, salaires et prix immobiliers notamment. La clé du succès économique de Québec se trouve – c’est la thèse défendue ici – dans ce que nous appelons la dé-fonctionnarisation de Québec : le déclin du poids de la fonction publique dans le marché régional du travail et l’émergence, par ricochet, de coûts de main d’oeuvre compétitifs. Nous émettons, en conclusion, l’hypothèse que la dé-fonctionnarisation ne se limite pas au marché de l’emploi, mais joue aussi sur les perceptions et les valeurs.
Mots-clés :
- Québec,
- économie,
- Ville de Québec,
- économie urbaine
Abstract
This article examines another so-called « mystère de Québec », this one not political or sociological, but economic. For some 15 years, the Greater Quebec City Area has been experiencing a major economic boom. We describe this transformation and offer explanations. The success of Quebec City is in keeping with the main trends observed elsewhere indicating that mid-sized cities are prospering with economic activities that are based on medium technology but that nevertheless require a well-trained and stable workforce. These activities are particularly sensitive to relative costs, salaries and real estate prices. The key of Quebec’s economic success resides in – the main argument of the article – what we call the « de-functionarization » of Quebec. By this we refers to the decreased role of government in the regional labour market, indirectly resulting in more competitive labour costs. In conclusion, we posit the hypothesis that the de-functionarization is not limited to the labour market, as it also plays on perceptions and values.
Keywords:
- Quebec,
- economy,
- Quebec City,
- urban economy
Article body
L’autre « mystère »
La région de Québec ne cesse de surprendre. Ses habitants ne votent pas comme les autres Québécois, semble-t-il, d’où le « Mystère de Québec », qui continue à alimenter des débats (Gagné et Langlois, 2005 ; Lamontagne, 2011 ; Langlois, 2007). Dans ce texte, il est question d’un autre « Mystère de Québec », celui-ci économique. Depuis une quinzaine d’années, la grande région de Québec connaît un essor économique franchement étonnant, qui échappe aux explications faciles. Ce virage économique a déjà été signalé ailleurs (Polèse, 2009a, b), mais sans proposer de véritable explication. Dans ce texte, nous proposons une interprétation possible.
La clé pour percer le « mystère » du succès économique de Québec réside – c’est la thèse qui sera défendue ici – dans ce que nous appelons la « dé-fonctionnarisation » du marché du travail. La dé-fonctionnarisation n’est pas la condition suffisante de ce succès, mais la condition nécessaire. D’autres facteurs ont joué aussi, comme nous le verrons. Nous commençons par un regard sur l’évolution de l’économie régionale depuis une vingtaine d’années.
Le miracle économique de Québec
Nous parlons de « miracle », et pour cause. La région métropolitaine (RMR) de Québec[1] affichait pour l’année 2010 le plus bas taux de chômage (moyenne annuelle) des vingt-huit régions métropolitaines du Canada, plus bas qu’à Calgary, Toronto ou Montréal. Du jamais vu. Au moment de la rédaction de cet article (octobre 2011) le taux de chômage était tombé à 4,2 % ; aussi bien parler de plein emploi. Que s’est-il passé ?
À la recherche d’une réponse, nous nous tournons d’abord vers l’Enquête sur la population active de Statistique Canada (EPA, 2011), source unique pour suivre l’évolution annuelle (même mensuelle) de l’emploi pour les principales régions urbaines canadiennes. L’avantage principal de cette source, constamment mise à jour, réside précisément dans la possibilité de faire le suivi de l’évolution des économies urbaines sur une base continue. Toutefois, elle comporte aussi des lacunes. C’est une enquête et non pas un recensement, si bien que des fluctuations annuelles sont parfois davantage le reflet des aléas de l’échantillonnage que de tendances réelles, notamment pour des petites unités d’observation (des petites villes). Par le même biais, les données sont surtout utiles pour analyser des grands agrégats ; raison pour laquelle, dans un deuxième temps, nous employons des données de recensement pour effectuer des analyses sectorielles plus fines. Le recensement nous permet aussi de remonter plus loin dans le temps. Toutefois, il comporte le désavantage, du moins au moment de la rédaction, de s’arrêter en 2006.
Les figures 1 à 5, qui suivent, s’appuient sur EPA (2011) ; les autres reposent sur six recensements de 1971 à 2006 à partir de compilations spéciales de Statistique Canada[2].
Les figures 1 et 2 illustrent l’évolution du taux de chômage à Québec depuis 1995, comparé à Montréal et à Toronto[3], et depuis 1987, comparé à la moyenne canadienne, date du début de l’EPA. La figure 1 annonce une véritable rupture de tendance. Encore en 2001, Toronto affichait un taux de chômage plus bas que les deux métropoles québécoises, dont les marchés de l’emploi étaient manifestement moins dynamiques. Toutefois, depuis 2002 le taux à Québec commence à diverger des deux grandes métropoles, avec des niveaux de chômage systématiquement plus bas. Une légère remontée est perceptible à partir de 2009, reflet des séquelles de la récession globale de 2007-2009 (nous y reviendrons). Mais la région de Québec continue à afficher un marché de l’emploi sensiblement plus favorable que celui des deux autres métropoles. La rupture de tendance ressort encore plus clairement sur la figure 2. Jusqu’en 2001, le chômage à Québec était, en règle générale, au-dessus de la moyenne canadienne. Depuis, il s’en éloigne, quoique là encore les résultats depuis 2009 annoncent un possible revirement. Il est probable qu’il s’agisse d’un mouvement conjoncturel, surtout quand on tient compte des aléas de l’échantillonnage propres à l’EPA. La tendance structurelle, favorable à Québec, est forte, comme nous le verrons.
La vraie mesure du « miracle » de Québec se voit à la figure 3. Québec affiche des taux « torontois » de croissance depuis plus d’une décennie. Le virage remonte à 1995, signe de transformations qui vont au-delà de mouvements purement conjoncturels. C’est Montréal qui affiche la moins bonne performance des trois régions. Celle de Québec enregistre systématiquement, depuis une quinzaine d’années, une croissance de l’emploi plus forte de celle de Montréal. Cette tendance favorable à Québec semble se maintenir, et annonce peut-être un changement à long terme dans le rapport entre les deux villes.
Comment expliquer le succès économique de Québec comparativement à Montréal ? Les choix politiques y sont sans doute pour quelque chose. Force est de constater que, depuis plusieurs années, Québec a connu des administrations municipales plus dynamiques que Montréal. Signalons les réalisations, notamment, de l’administration de Jean-Paul L’Allier (1989-2005), dont l’obtention de l’Assemblée nationale d’une subvention annuelle à la Ville de Québec, la revitalisation du Quartier St-Roch, devenu véritable foyer de haute technologie, et la réforme (fusion) municipale de 2002, franchement mieux réussie qu’à Montréal. Résultat : le Grand Québec se trouve aujourd’hui avec une structure de gouvernance régionale nettement plus fonctionnelle que celle de Montréal.
Il est difficile de donner un poids à de tels facteurs dans l’explication du succès économique de Québec. Dans l’analyse qui suit, nous mettons l’accent sur des explications à caractère économique, quoique la politique ne soit jamais loin.
De ville de fonctionnaires à ville industrielle
Où se trouvent les principales sources de croissance du Grand Québec ? Commençons par un regard sur les tendances par grand agrégat sectoriel. La figure 4 illustre l’évolution de l’emploi pour les deux piliers classiques de la base économique des régions urbaines – les industries manufacturières et les services supérieurs[4] – à savoir, des secteurs d’activité dont une proportion importante de la production (biens ou services) s’exporte à l’extérieur de la région. Nous y avons ajouté l’administration publique (dont environ 70 % des emplois se trouvent dans la fonction publique québécoise) ; elle fait tout autant partie de la base économique de la région, dans la mesure où les services fournis sont payés majoritairement par des consommateurs (dans ce cas-ci des contribuables) de l’extérieur de la région, au même titre que des services financiers ou des services de génie-conseil produits dans la région, mais destinés à des consommateurs extérieurs.
La source de la croissance de l’emploi à Québec ne se trouve pas (ou plus) dans l’administration publique. Depuis un quart de siècle le niveau d’emploi dans l’administration publique oscille autour de 40 000 à 45 000, nonobstant des hauts et bas conjoncturels (figure 4). Elle était la plus importante des trois secteurs il y a un quart de siècle, le principal pilier de la base économique de la Vieille Capitale. Ce n’est plus le cas. Depuis 1993 (creux de la récession de l’époque), l’emploi manufacturier a connu une montée continue jusqu’en 2006, dépassant presque l’emploi dans l’administration publique, mais victime depuis de la récession globale qui a frappé l’ensemble du secteur manufacturier canadien. C’est surtout le secteur manufacturier qui a été touché par la récession, car il est très dépendant du marché américain. La croissance de l’emploi dans les services supérieurs, toutefois, est restée ininterrompue. Ce grand secteur d’activité compte aujourd’hui deux fois plus d’emplois que l’administration publique.
Suivant les définitions de l’EPA, le grand secteur des services supérieurs est décomposé en trois secteurs : le secteur financier (banques et institutions assimilées, assurances, gestion immobilière), les services professionnels, scientifiques et techniques (firmes informatiques, divers services-conseil, R & D, ainsi que des services plus traditionnels comme les bureaux d’avocats et agences de publicité) ; le secteur information, culture et loisirs, qui comprend notamment la radio et la télévision, les autres médias d’information et des activités reliées aux arts et aux spectacles. Ce dernier secteur est de loin le plus petit des trois, et aussi celui qui croît le moins vite. Ce constat peut étonner, car en porte-à-faux avec l’image de Québec, ville de culture et d’artistes. Il serait difficile de prétendre, à regarder la figure 5, que les arts et la culture sont des moteurs importants de l’économie de Québec. Pour les grandes sources de croissance, il faut regarder ailleurs.
Le secteur financier et les services professionnels, scientifiques et techniques (désormais « services scientifiques » pour faire court) ont, tous les deux, connu une forte progression, mais avec des trajectoires différentes. Le secteur financier a surtout décollé après 2001, porté par la bulle financière globale, mais sans être trop affecté par la récession globale de 2007-2009, à l’image de l’ensemble du secteur financier canadien. La baisse soudaine en 2010 est plus difficile à expliquer. Il s’agit, en toute probabilité, d’un événement conjoncturel, qui tient aussi aux aléas de l’échantillonnage propres à l’EPA, d’autant plus que la baisse de 2010 ne correspond pas à la tendance canadienne pour le secteur financier. Toujours est-il que le secteur financier, plus encore que d’autres services supérieurs, est sensible aux cycles économiques. Le secteur de la finance de Québec, dont les points forts sont les assurances et le Mouvement Desjardins, n’échappe pas à cette réalité.
Les services scientifiques, dont la croissance est tout aussi impressionnante, ont suivi une autre trajectoire. D’abord emportés par le boom techno (« dot.com ») des années 1990, brusquement interrompu en 2000, mais reparti en 2005, les emplois dans les services scientifiques continuent à augmenter. S’ils poursuivent leur croissance, les services scientifiques compteront bientôt pour plus d’emplois que la fonction publique.
Bref, l’économie de la région de Québec est en pleine mutation. Mais, cela ne nous dit toujours pas pourquoi. Pour cela, nous devons aller au-delà des tendances conjoncturelles. Nous nous tournons maintenant vers un horizon plus long, en situant les mutations de l’économie de Québec dans des tendances générales, propres aux économies urbaines modernes.
Retour sur un passé plus lointain
Les informations présentées dans les figures 6 à 12 couvrent la période 1971-2006. Les données sont normalisées dans le temps : les définitions des secteurs d’activité économique et des zones géographiques restent inchangées[5]. Elles nous permettent d’examiner des transformations structurelles dans le temps, mais aussi les déplacements d’activités économiques entre villes ou régions. La RMR de Québec est comparée à un univers de référence composé de 135 RMR et Agglomérations de Recensement (AR), telles que définies par Statistique Canada, soit des régions urbaines avec des populations supérieures à 10 000 habitants en 2006. Cependant, avant de commencer l’examen des données, il convient de rappeler quelques tendances en géographie économique, communes à toutes les sociétés dites développées. Nous en profiterons aussi pour faire un bref retour sur un passé plus lointain.
Depuis les années 1950, toutes les sociétés développées ont connu une tertiarisation progressive de leur économie. Cette tertiarisation ne se traduit pas seulement par un accroissement de la part du secteur tertiaire dans l’économie nationale (75 % à 80 % de l’emploi dans la plupart des pays), mais aussi par une concentration progressive des emplois dans les services supérieurs dans les plus grandes métropoles, dont les tours à bureaux des centres-villes sont les manifestations visibles. Cette concentration dans les plus grandes villes se traduit par des prix immobiliers et par des salaires plus élevés, ce qui à son tour provoque un exode des activités moins capables de supporter les prix élevés de la grande ville. En économie, les avantages sont toujours relatifs, si bien qu’on observera un déplacement progressif vers des villes plus petites (dont les coûts immobiliers et salariaux sont relativement plus bas) des activités relativement plus sensibles aux prix immobiliers et aux salaires. Ce déplacement touche au premier plan les industries manufacturières, grandes utilisatrices d’espace (donc plus sensibles aux prix fonciers), et les industries qui ne recherchent pas nécessairement une main-d’oeuvre ultra-spécialisée. Cela a pour résultat une désindustrialisation des grandes métropoles et, en parallèle, la spécialisation de villes moyennes dans des industries manufacturières à moyen contenu technologique.
Cette dynamique spatiale est aujourd’hui bien comprise et bien analysée pour plusieurs pays (Desmet et Fafchamps, 2005 ; Henderson, 1997 ; Hendersonet al., 2001 ; Ingram, 1998 ; Gaignéet al., 2005 ; Polèse et Shearmur, 2009). Le Canada n’y échappe pas (Polèse et Shearmur, 2006). Les industries manufacturières comptaient pour 38 % de l’emploi de la région montréalaise en 1951 contre 18 % en 1991 et 14 % en 2006 (Polèse, 2009). La région de Québec, quoique moins industrialisée que Montréal, a également traversé une phase de désindustrialisation, la part du manufacturier dans l’emploi régional passant de 24 % en 1951 à 9 % en 1991, mais avec une rupture de tendance depuis, pour remonter à 10 % en 2006. En nombres absolus, l’emploi manufacturier à Montréal a connu son sommet en 1981, tandis qu’il est en croissance à Québec depuis le milieu des années 1990 (en faisant abstraction de l’impact de la récession de 2007-2009). Montréal poursuit sa désindustrialisation tandis que Québec se réindustrialise. Les deux tendances ne sont pas sans lien, comme nous le verrons.
Mais, le renversement le plus marqué se trouve dans le poids de la fonction publique dans l’économie régionale. Nous avons vu que l’emploi dans l’administration publique stagne depuis une trentaine d’années, ce qui se traduit nécessairement par une chute de sa part dans l’économie de la région, passant d’environ 18 % en 1971, son sommet, à 11 % en 2006. La figure 6 remonte à 1951, soit avant la grande épopée de la Révolution tranquille (grosso modo 1960-1970) et la construction de l’État québécois que nous connaissons aujourd’hui. L’image projetée est celle d’une phase passagère dans l’économie de Québec ; la région est en quelque sorte revenue à la situation d’avant 1960. La ré-industrialisation et la dé-fonctionnarisation de Québec ne sont pas sans lien. Industrie et fonction publique cohabitent difficilement (nous y reviendrons), surtout au sein d’une économie de taille moyenne comme celle de Québec.
La ré-industrialisation de Québec ne se limite pas au secteur manufacturier. Regardons de plus près l’évolution du positionnement relatif de Québec sur divers secteurs d’activité. Pour illustrer le déplacement d’activités économiques (vers ou hors Québec), nous faisons appel à un indice souvent employé en géographie économique, le quotient de localisation, dont la formule se trouve plus bas en encadré. Il permet de comparer la spécialisation économique (d’une région ou ville) dans l’espace et dans le temps. La donnée de base reste l’emploi. L’ensemble du système urbain canadien, le point de référence, prend la valeur 1,00. Ainsi, si une ville, Québec en l’occurrence, affiche un quotient de 1,50 pour l’industrie x, cela signifie que le poids de l’industrie x dans l’économie de la ville (mesuré en termes d’emplois) est de 50 % supérieur à la moyenne des villes canadiennes. Par le même biais, le passage dans le temps d’un quotient de 1,10 à un quotient de 1,60 signifie un déplacement (de l’emploi dans l’industrie x) vers la ville et, en parallèle, qu’elle est de plus en plus spécialisée dans l’industrie x, comparée aux autres villes.
La tendance générale pour la période 1971-2006 va dans le sens d’un déplacement des emplois dans le secteur manufacturier et dans les services supérieurs vers la RMR de Québec (figure 7). La région de Québec est, en somme, en train d’améliorer son positionnement relatif sur ces deux grands ensembles d’activité économique. La montée du secteur manufacturier est particulièrement prononcée depuis le milieu des années 1990. Toutefois, l’indice de localisation reste en deçà de 1,00, ce qui signifie que la ville de Québec reste toujours moins industrielle que la moyenne des villes canadiennes. Pour les services supérieurs, l’indice est légèrement en deçà de 1,00, ce qui laisse entendre que Québec n’est pas encore arrivée au niveau d’une « vraie » métropole (dont le quotient est typiquement supérieur à 1,00), mais qu’elle s’en rapproche, reflet de son rôle de métropole pour l’Est du Québec. La tendance à la hausse pour les services supérieurs peut alors s’interpréter de deux façons : un renforcement de son rôle de métropole régionale (signe aussi, par ricochet, du dynamisme de son arrière-pays) ou une progression dans les services exportés vers des marchés plus lointains. Cela étant dit, c’est sans doute une combinaison des deux. Regardons de plus près l’évolution de secteurs spécifiques.
Les figures 8a et b illustrent, respectivement, l’évolution de l’emploi en nombres absolus et selon l’indice (quotient) de positionnement relatif pour cinq branches d’activité de services supérieurs. En nombres absolus la hausse la plus marquée concerne la branche des services informatiques et scientifiques, dont les grandes composantes sont les firmes diverses de conception de logiciels, les sociétés de génie-conseil et les bureaux conseil en gestion et en informatique.
En cela, la région suit la tendance générale des économies urbaines développées. Toutefois, la figure 8b nous apprend que cette hausse est aussi le fruit d’un déplacement d’emplois vers la région depuis 1980. L’autre branche en croissance sur les deux indicateurs est le secteur de l’assurance (les sociétés d’assurance à proprement parler comptent pour la grande majorité de l’emploi dans cette branche). Pour ce dernier, l’indice se trouve au-dessus de 1,00, le reflet d’un « vrai » avantage relatif qui remonte à plus loin ; la zone de desserte de l’assurance dépasse, de toute évidence, les frontières de la région pour couvrir tout le Québec (et possiblement plus loin). Par contre, les haut-et-bas de l’indice rappellent la sensibilité des institutions financières aux cycles économiques.
Pour les autres branches d’activité, soit les banques et sociétés assimilées (caisses comprises) et les services professionnels plus traditionnels (bureaux de comptables et d’avocats, notamment), l’indice de positionnement relatif ne bouge guère, tout en restant en deçà de 1,00, le reflet d’activités dont la zone de desserte se limite à la région et son arrière-pays. Ce n’est donc pas là qu’il faut chercher les sources de croissance de l’économie de Québec. La baisse de l’indice pour les banques et sociétés assimilées, accompagnée d’un arrêt dans la croissance de l’emploi depuis 1990, indique, au contraire, que la région est en train de perdre du terrain dans ce secteur, reflet de la tendance globale à la centralisation des services financiers (outre les assurances) dans les plus grandes métropoles : en l’occurrence Montréal et (surtout) Toronto. C’est un secret de polichinelle que le Mouvement Desjardins est aujourd’hui autant, sinon plus, une institution montréalaise que lévisienne.
La figure 8a rappelle le poids plutôt modeste des industries culturelles, classe qui se limite ici aux industries culturelles à proprement parler (arts et spectacles, plateaux de tournage et studios de son, musées, radio et télédiffusion). Toutefois, la région est en train, progressivement, de gagner du terrain sur les autres villes canadiennes. Si les industries culturelles ne sont pas une source majeure d’emplois, il s’agit néanmoins d’un secteur pour lequel la région affiche un avantage relatif croissant.
En dehors des services supérieurs, le principal service marchand « exportable » pour lequel la région gagne du terrain est le camionnage, qui affiche une évolution analogue à celle des industries culturelles, à la fois en nombres absolus et positionnement relatif[6]. Cette évolution parallèle de deux branches d’activité très différentes (et sans lien) nous apprend que le succès économique de la région de Québec ne repose pas seulement sur des secteurs associés à l’économie du savoir (ou de la créativité, pour employer des termes à la mode), mais aussi sur la fabrication et des fonctions a priori plus ordinaires, mais pas moins essentielles. La vigueur du secteur du camionnage est le reflet, du moins en partie, du dynamisme de l’industrie manufacturière de la région, mais aussi des régions environnantes. Passons donc au secteur manufacturier.
Les figures 9a et b identifient cinq groupes industriels en croissance depuis 1971 en matière d’emplois et de positionnement relatif. Les cinq groupes comptaient pour 47 % de l’emploi manufacturier de la région en 1971 (53 % en 1981), contre 74 % en 2006. En nombres absolus, la filière « bois », dont presque la moitié de l’emploi se trouve dans le secteur de l’imprimerie, est de loin la plus importante. Comme pour le secteur de l’alimentation (très diversifié), en deuxième position jusqu’à récemment, sa présence témoigne des liens, en amont et en aval, avec les économies régionales avoisinantes. Des liens inter et intra-industriels jouent sans doute aussi pour les secteurs de l’électronique et de la métallurgie / machinerie, présents aussi dans des villes comme St-Georges-de-Beauce, Montmagny et Victoriaville, parties de ce que nous avons nommé l’Arche industriel du Québec Polèse (2009) ou Croissant manufacturier (Proulx, 2006, 2011). Il désigne le chapelet de villes du sud-est québécois qui s’étend grosso modo de St-Jean-sur-Richelieu à l’ouest jusqu’à Rivière-du-Loup à l’est et qui, depuis une quinzaine d’années, fait preuve d’un dynamisme industriel remarquable. L’essor industriel de Québec n’est pas sans lien avec l’essor de l’Arche industriel du sud-est québécois.
L’essor de cet Arche industriel tient à plusieurs facteurs qu’il n’est pas utile de répéter ici. Toutefois, il est, à l’échelle du Québec, la réplique des tendances « universelles », décrites plus haut. En termes simples, Montréal est devenue trop chère pour des industries qui ont besoin de grands terrains pour opérer et qui, tout en recherchant une main-d’oeuvre fiable et bien formée, n’ont pas forcément besoin d’une main-d’oeuvre possédant des diplômes universitaires. Victoriaville et St-Georges-de-Beauce sont, en somme, des localisations plus propices que Montréal pour lancer une entreprise de fabrication de portes et châssis, de transformation de produits laitiers, ou encore de fabrication de machines. Le même raisonnement peut aussi s’appliquer à la région de Québec.
Revenons aux figures 9a et b. À l’exception de la filière « santé » (pharmaceutique et équipements médicaux), les groupes industriels identifiés sont plutôt des secteurs à moyen contenu technologique, exemples types des industries qui délaissent les grandes métropoles pour s’installer dans des villes moyennes, moins chères. Bref, c’est la cherté relative de Montréal, la contrepartie de sa tertiarisation accélérée, qui est en partie à l’origine de la ré-industrialisation de Québec. Ce mécanisme des prix, pour emprunter le vocabulaire des économistes, ne se limite pas aux industries manufacturières. Nous avons vu que la croissance des services supérieurs repose en bonne partie sur des services informatiques et scientifiques, dont des firmes de conception et de développement de logiciels (graphisme informatisé, jeux vidéo, informatique de gestion, etc.). Ribichesiet al. (2008) constatent une floraison d’établissements de ce type, surtout regroupés dans le Quartier St-Roch. Ils notent que plusieurs, souvent d’origine montréalaise, y ont pris expansion, selon les dires des gestionnaires rencontrés, surtout pour des raisons de coût. Les prix immobiliers, mais aussi les salaires des programmeurs et autres professionnels, sont plus bas qu’à Montréal, si bien qu’il est avantageux de faire accomplir certaines tâches à Québec. La région possède l’avantage d’un bassin d’ingénieurs et d’informaticiens bien formés, mais disposés, semble-t-il, à accepter des rémunérations plus faibles qu’à Montréal[7] (et forcément plus basses qu’à Toronto, Calgary ou Vancouver).
Dans une optique de coûts relatifs, la ville de Québec est la seule région urbaine au Québec à pouvoir offrir un tel avantage, avec possiblement l’exception de Sherbrooke (et encore) ; c’est-à-dire, une ville d’une certaine taille pouvant offrir plusieurs avantages d’une grande métropole, mais sans l’être. En ce sens, les économies en évolution de Montréal et de Québec sont davantage liées qu’on ne le pense. Les industries à forte intensité en savoir sont encore embryonnaires à Québec, mais elles sont en croissance, aussi bien dans le secteur manufacturier (voir la filière « santé », figure 9b) que dans les services. Là encore, il est difficile de ne pas y voir un lien avec l’évolution des mêmes industries à Montréal.
Résumons : la région de Québec profite depuis quelques années d’une conjonction de tendances qui favorisent son essor économique. La tendance « naturelle » des industries pour qui la grande ville est devenue trop chère (Montréal, en l’occurrence) favorise Québec à deux titres. Premièrement, elle alimente l’essor industriel des villes moyennes de son aire d’influence. La Beauce, les Bois-Francs, la Côte-du-Sud et même le Bas-St-Laurent affichent depuis quelques années un dynamisme nouveau qui, à son tour, stimule la croissance de Québec comme métropole régionale de services, mais la rend aussi plus intéressante pour le développement de filières industrielles en relation avec celles des villes avoisinantes. Deuxièmement, elle favorise le développement à Québec d’activités (manufacturières et tertiaires) à la recherche d’un milieu métropolitain, mais moins cher que Montréal et Toronto.
Coûts relatifs et dé-fonctionnarisation
L’argumentation que nous venons de présenter repose sur une logique économique de coûts relatifs. Il nous manque une dernière pièce au dossier, qui permettra aussi de fermer la boucle avec la dé-fonctionnarisation de Québec. La figure 10 juxtapose deux informations parallèles pour la RMR de Québec : l’évolution du revenu moyen d’emploi par travailleur (les salaires, en termes simples) et l’évolution de la part des emplois dans l’administration publique (soit la partie post-1971 de la figure 6). Les salaires sont transformés en indices afin de comparer les niveaux à Québec avec ceux de la RMR de Montréal et avec la moyenne des villes canadiennes. Ainsi, les salaires à Québec en 1971 étaient de 3 % plus élevés que la moyenne urbaine canadienne (échelle de gauche), mais de 4 % en deçà de la moyenne montréalaise (échelle de droite).
Pour interpréter les résultats, il est utile de revenir sur des événements qui ont marqué l’histoire du Québec moderne. À première vue, le renversement de position entre Québec et Montréal de 1971 à 1981 peut paraître bizarre. Pourquoi tout à coup les gens de Québec gagneraient-ils plus cher que les Montréalais ? L’explication de ce renversement passager se trouve dans deux événements parallèles : 1) la poursuite à Québec de la construction de l’État québécois, dans la foulée de la Révolution tranquille ; 2) l’exode de Montréal de travailleurs bien rémunérés, surtout anglophones, à la suite de la Crise d’octobre de 1970 et de la prise du pouvoir du PQ en 1976. Le premier a eu pour effet de faire monter les salaires à Québec (voir le rapport avec la moyenne canadienne) et le deuxième de les faire baisser (en termes relatifs toujours) à Montréal. La tendance change après 1981. Le poids de la fonction publique dans l’emploi local commence sa descente. Le niveau de salaire à Québec se retrouve maintenant en bas des moyennes montréalaises et canadiennes.
L’écart salarial se creuse à partir de 1995. Les salaires (toujours en termes relatifs) tombent à 15 % en dessous de la moyenne urbaine canadienne. C’est l’époque du « déficit zéro » du gouvernement de Lucien Bouchard, qui se traduit par des réductions budgétaires, dont la rémunération des employés du secteur public, non seulement dans la fonction publique comme telle, mais aussi dans d’autres secteurs comme la santé et l’éducation. (L’auteur de ces lignes a lui-même goûté à la médecine.) Le recul du secteur public dans l’économie de la région s’est, en somme, fait en deux étapes : d’abord à partir des années 1980 avec la fin de la construction de l’État québécois, arrivé à maturité, et ensuite dans les années 1990 par la volonté d’assainir les finances de l’État.
Il n’est pas difficile de faire le lien entre le recul de la fonction publique et la baisse des salaires relatifs et, par ricochet, avec la croissance de l’emploi dans le secteur privé. Le raisonnement est tout à fait classique, et n’étonnera aucun économiste. Un État trop présent dans l’économie locale aura pour effet de chasser d’autres activités, effet de crowding out pour employer le terme technique anglais. L’effet (négatif) sur l’économie locale sera amplifié si les salaires payés par le secteur public sont supérieurs aux conditions « objectives » du marché, c’est-à-dire supérieurs à ce que la productivité réelle de la région aurait autorisé. C’est une règle de base en géographie économique que, à l’intérieur d’une même nation, la productivité et donc aussi les salaires varient en fonction de la taille des villes. Les salaires sont en moyenne plus élevés à Montréal qu’à Sherbrooke et plus élevés à Toronto qu’à Montréal. Dans une région dominée par une seule industrie, l’État en l’occurrence, c’est elle qui fixera les attentes de la population en matière de conditions de travail. Lorsque l’étalon salarial du secteur public est trop élevé, le résultat est un marché du travail tronqué dans lequel les attentes des travailleurs (potentiels) sont supérieures à ce que des employeurs privés (potentiels) veulent payer, se demandant s’ils doivent rester concurrentiels face à des compétiteurs dans d’autres régions. Le résultat final : une région à croissance lente[8] avec un secteur privé (exportateur) tronqué et des taux de chômage élevés.
Le recul de l’État dans l’économie locale aurait, en somme, permis à la région de Québec de retrouver un marché du travail « normal », mieux équilibré entre secteurs d’emplois, où les salaires sont le reflet « juste » de son avantage compétitif. Il s’agit là, nous en convenons, d’un raisonnement tout à fait classique (ou néoclassique, si l’on préfère), mais qui ne colle pas moins aux données présentées. C’est dans la « normalisation » du marché local de travail que se trouve, à notre avis, la principale clé du mystère, sans laquelle la région n’aurait pas pu tirer profit des tendances plus générales qui favorisent aujourd’hui sa croissance. Mais avant de conclure, examinons d’autres éléments qui auraient pu influencer la trajectoire économique de la région.
Ville-capitale : atout ou handicap économique ?
La diminution de la part des emplois d’administration publique dans l’emploi total ne signifie pas pour autant que la fonction publique a cessé d’occuper une place importante dans l’économie régionale. Québec reste une ville-capitale, un attribut qui la distingue des autres villes du Québec. Comparée au reste du Québec, la région reste toujours fortement spécialisée dans l’administration publique (Mainguy, 2003). La bonne performance de l’économie régionale peut-elle alors s’expliquer, aussi, par le fait d’être une ville-capitale ?
Ribichesiet al. (2008, p. 70-71) insistent sur les avantages d’être une ville-capitale, notamment pour l’implantation des activités associées à l’économie du savoir. Les gouvernements sont des consommateurs majeurs de services supérieurs. Ils génèrent, typiquement, une demande importante pour des activités riches en information : services juridiques, publicité, conseillers en informatique, services de communications, etc. Les gouvernements attirent, en règle générale, des employés en moyenne plus qualifiés qui, à leur tour, sont, typiquement, d’importants consommateurs de biens culturels et de services connexes. Les villes-capitales sont généralement choyées au plan des investissements publics : institutions d’enseignement et de santé, routes, parcs, musées, etc. La région de Québec n’échappe certainement pas à cette règle. Bref, Québec retire des avantages économiques indéniables de son statut de capitale du Québec.
Cependant, il est difficile d’invoquer le statut de capitale comme explication de son essor économique récent. Ce n’est pas une variable qui a changé. Son statut de ville-capitale ne date pas d’hier. De plus, l’expérience d’autres juridictions en Amérique du Nord (États ou Provinces) ne révèle aucune relation systématique positive entre le statut de ville-capitale et la performance économique. La relation est souvent négative. Aucune des trois grandes métropoles économiques des États-Unis – New York, Los Angeles, Chicago – n’est une ville-capitale. Les capitales, respectivement, de l’État de New York, de la Californie et de l’Illinois – Albany, Sacramento et Springfield – sont des villes secondaires sans grande importance économique. Silicon Valley au sud de San Francisco, symbole de l’économie du savoir, n’a pas pris naissance dans une ville-capitale. Washington, D.C., malgré son poids politique, n’est pas un grand centre financier ou commercial.
Au Canada, le portrait est similaire (Bourneet al., 2011). La métropole économique de l’Alberta est Calgary, non pas la capitale, Edmonton. Une opposition analogue s’observe dans d’autres provinces : la Colombie-Britannique (Vancouver-Victoria) ; la Saskatchewan (Saskatoon-Regina) ; le Nouveau-Brunswick (Moncton-Fredericton) ; et, bien entendu, le Québec (Montréal-Québec). Des contre-exemples existent aussi, dont Boston et Austin (Texas) aux États-Unis et Toronto au Canada. La région d’Ottawa a émergé depuis les années 1990 comme centre majeur de la haute technologie canadienne, principalement dans le domaine des télécommunications[9], résultat en partie de la concentration de laboratoires fédéraux. Le portait, en somme, est loin d’être univoque. L’hypothèse d’un effet de crowding out – au-delà de l’effet purement salarial – ne peut pas être rejetée, du moins, dans le contexte nord-américain. Ce n’est pas uniquement une question de salaires mais aussi de mentalités et de façons de faire. Les deux univers – le public et le privé – ne cohabitent pas toujours facilement[10].
Les deux contre-exemples américains cités, Boston et Austin, doivent une bonne partie de leur succès comme centres de haute technologie au fait d’abriter de grandes universités. Comment alors évaluer le rôle de l’Université Laval ? Elle n’est pas Harvard ou l’Université du Texas, mais avec ses quelque 33 000 étudiants (année scolaire 2008-2009), l’Université Laval n’est pas une petite université. Elle est donc incontestablement un atout pour la région. L’arrivée d’entreprises technologiques, dans le Quartier St-Roch et dans des parcs technologiques à proximité de l’Université Laval n’aurait sans doute pas eu lieu en l’absence de jeunes diplômés issus de la Faculté des sciences et de génie. Par le même biais, les succès dans les secteurs de la pharmaceutique et des équipements médicaux (revoir la figure 9b) n’auraient sans doute pas été possibles sans la proximité de la Faculté de médecine. Bref, la présence d’une grande université a certainement contribué à l’émergence de secteurs à haut contenu de savoir. Mais, ces secteurs ne sont pas des sources majeures de création d’emplois, nous l’avons vu ; ce qui nous amène à un aspect moins positif de la métamorphose économique de Québec.
Le revers de la médaille
La figure 11, construite sur le modèle de la figure 10, illustre l’évolution du poids des diplômés universitaires (baccalauréat ou plus) dans la population régionale comparée à la même donnée pour Montréal et pour l’ensemble des régions urbaines canadiennes. Comparée aux deux, la position de Québec se détériore depuis 1981 avec une accélération depuis 1996. La bonne performance passagère par rapport à Montréal durant les années 1970 est, à nouveau, le reflet de l’exode anglophone de Montréal, dont une forte proportion de diplômés universitaires. Cependant, c’est l’évolution ultérieure qui nous intéresse. Le lien avec la dé-fonctionnarisation et la baisse des salaires relatifs n’est pas difficile à faire. L’État est un employeur majeur de travailleurs scolarisés, notamment dans la ville-capitale. Or, il l’est de moins en moins, si bien qu’un nombre croissant de nouveaux diplômés sortent de la région pour trouver un emploi. Ainsi, notent Gagné et Langlois (2005, p. 454), la région a perdu depuis une quinzaine d’années une partie non négligeable de ses jeunes en début de carrière ; la classe d’âges des 25-34 ans serait en régression.
La région de Québec est traditionnellement une exportatrice nette de diplômés universitaires, le reflet de la taille de sa principale université comparée à celle de l’économie de la région[11]. En contrepartie, Montréal et Toronto sont des importatrices nettes de diplômés universitaires. En soi, le fait d’exporter des diplômés n’est pas un signe de faiblesse. Mais, la tendance semble s’accélérer à Québec (nous ne disposons pas encore des résultats pour la période 2006-2011). Cette tendance peut s’interpréter de deux façons : 1) une inadéquation croissante entre la formation universitaire reçue, encore trop taillée sur des besoins du passé, et les besoins d’un « nouveau » marché de travail en expansion ; 2) un glissement de l’économie régionale en termes relatifs (à savoir, comparée aux autres régions urbaines) vers des emplois moins axés sur une formation universitaire. Les deux interprétations ne sont pas en contradiction. Dans les deux cas, elles annoncent une économie régionale plus diversifiée, où les activités de moyenne technologie (mais tout de même fondées, souvent, sur des compétences spécialisées) occupent une place importante. Cela n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle dans la mesure où cela correspond à un niveau plus élevé d’emplois.
Dit autrement, la région a troqué une économie à croissance lente dominée par un nombre (contingenté) d’emplois bien rémunérés pour une économie à croissance plus rapide, mais avec une proportion moins élevée d’emplois de très haut niveau (toujours en termes relatifs comparée à d’autres). Cette transformation n’a rien d’extraordinaire. Elle s’inscrit dans les grandes tendances de la géographie économique dont il a été question plus tôt, qui se traduisent par la spécialisation croissante des fonctions entre villes de tailles et de localisations différentes (Hendersonet al., 2001 ; Duranton et Puga, 2002). Il est utile de rappeler que Québec est une ville moyenne à l’échelle nord-américaine, localisée loin des principaux marchés[12]. Le niveau de scolarisation universitaire de sa population n’est pas inférieur à celui observé dans d’autres villes avec des attributs analogues. Il se compare favorablement, à titre d’exemples, aux niveaux de scolarisation enregistrés à Edmonton et à Winnipeg[13]. En termes froidement économiques, et en reprenant l’argumentation classique, la région s’est adaptée avec succès (ou « ajustée » dans le jargon économiste) aux réalités de sa taille et de sa position géographique, mais au prix de voir partir des jeunes dont la formation ne répond pas ou plus aux besoins en évolution du marché local de travail[14].
Une dernière hypothèse
La logique classique d’ajustement économique, que nous venons d’évoquer, qui se fait par le jeu des prix et des mouvements migratoires, ne suffit pas tout à fait à décortiquer « le mystère ». Il manque un dernier élément pour expliquer le succès franchement remarquable de la région à créer des emplois. En effet, encore faut-il des hommes et des femmes qui souhaitent se lancer en affaires, des entrepreneurs disposés à fonder des entreprises, bref, une population locale qui voit « les affaire » comme une valeur ou option positive. Tous les investissements ne peuvent pas venir de l’extérieur. Le moment est venu d’ajouter une autre composante à la « dé-fonctionnarisation » : non seulement la dé-fonctionnarisation du marché de l’emploi mais aussi des mentalités. C’est une transformation plus difficile à mesurer. Toutefois, le développement économique régional repose aussi sur des attributs locaux, difficilement chiffrables, dont le goût pour l’entrepreneuriat. Comment expliquer autrement la performance hors-norme de Sainte-Marie et St-Georges-de-Beauce, dont la croissance de l’emploi depuis les années 1980 dépasse systématiquement les prévisions (Apparicoet al., 2009) ? Il faut croire que le talent réputé des Beaucerons pour les affaires ne repose pas seulement sur des anecdotes.
Nous avons beaucoup insisté sur le rôle des régions voisines dans l’essor de Québec. Or, l’impact le plus déterminant des voisins sur l’économie de Québec n’est peut-être pas celui évoqué jusque là. Il ne se trouve peut-être pas d’abord dans les transactions marchandes, mais dans les relations interpersonnelles et dans la transmission des idées. Le virus entrepreneurial beauceron, pour ainsi parler, s’est transmis à Québec. Est-ce un hasard que Québec et sa voisine au sud se soient unies pour former un seul organisme de promotion économique : le PÔLE Québec Chaudière-Appalaches ? Manifestement, l’image que la région cherche à projeter n’est pas celle, d’abord, de Vieille Capitale un vocable de plus en plus contesté par les nouvelles élites économiques de la ville, à commencer par son maire. Peut-être s’agit-il aussi d’un changement dans la perception des Québécois de leur région ? La transformation économique de Québec ne se limite pas, semble-t-il, aux seules structures d’emploi, mais touche aussi les perceptions et les valeurs.
Retour sur le « mystère »
Comment interpréter l’essor économique, franchement remarquable de la région de Québec depuis une quinzaine d’années ? L’explication principale se trouve – c’est la thèse défendue ici – dans la dé-fonctionnarisation de son marché du travail, commencée dans les années 1980. Cette dé-fonctionnarisation fournit la clé pour percer le « mystère ». Elle a eu pour effet, notamment, de diminuer des coûts salariaux à Québec, comparés à ceux d’autres régions urbaines canadiennes, rendant la région plus compétitive. Le lien entre coûts plus bas (à productivité égale) et création d’emplois est bien ancré en sciences économiques, et semble effectivement se vérifier dans le cas de Québec. Toutefois, une explication fondée uniquement sur les coûts n’est pas totalement satisfaisante. Sans autres atouts, même les coûts les plus bas ne suffiront pas pour assurer le plein emploi. Des coûts compétitifs sont une condition nécessaire, mais pas suffisante. C’est dans un alignement de plusieurs facteurs, ajoutés à des coûts compétitifs, qu’il faut chercher la réponse au mystère.
Les politiques locales, dont les réformes municipales des années 1990 et 2000, ont sans doute joué un rôle, mais dont il est difficile d’évaluer l’impact réel. Le fait d’être une ville-capitale a sans doute apporté des avantages, notamment au plan de la qualité des infrastructures publiques et de l’aide financière que lui procure l’État québécois. Mais, le fait d’être une capitale peut aussi constituer un handicap. Héberger une grande université constitue certainement un atout, plus particulièrement pour le développement des secteurs de haute technologie. Mais, ces secteurs restent encore embryonnaires, quoique prometteurs, dans la région de Québec. Les principales sources de création d’emplois se trouvent dans des secteurs de moyenne technologie. C’est là que réside surtout le dynamisme récent de l’économie régionale.
Il faut surtout chercher le succès de Québec dans sa taille et dans sa localisation qui, ajoutés à des coûts compétitifs, lui ont permis de tirer pleinement profit des tendances plus générales qui favorisent les métropoles moyennes, notamment au titre des activités à moyenne technologie. Sa localisation à cheval de l’Arche industriel (ou Croissant manufacturier) québécois avec son tissu de villes moyennes lui procure des avantages à trois titres : 1) comme métropole régionale et centre de services ; 2) comme métropole moyenne d’accueil pour des industries manufacturières, mais faisant partie d’un paysage industriel plus étendu ; 3) comme centre d’idées et d’échanges avec un hinterland entrepreneurial, dont la Beauce est le modèle type, mais qui ne se limite pas à celle-ci. Sur le troisième point, nous avons émis l’hypothèse que la véritable dé-fonctionnarisation de Québec ne se trouve peut-être pas dans les structures d’emplois mais dans les mentalités.
Appendices
Remerciements
L’auteur remercie le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSHC) de son aide fi nancière. Il tient également à remercier Michaël Simard, étudiant à l’INRS, de son aide dans la préparation du texte, ainsi que Simon Langlois de l’Université Laval et deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires utiles sur des versions antérieures.
Notes
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[1]
Partout dans ce texte, l’unité d’observation est la région métropolitaine de recensement (RMR) de Québec, telle que définie par Statistique Canada. Les analyses de marchés d’emplois n’ont de sens que pour des marchés intégrés de travail. Les résidants de Lévis, à titre d’exemple, font partie du même marché de travail que les résidants de la Ville de Québec (municipalité).
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[2]
Pour plus de détails sur les séries statistiques, veuillez communiquer avec l’auteur.
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[3]
Conformément à la note 1, les villes nommées renvoient toujours à des régions métropolitaines de recensement (RMR).
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[4]
Les principales composantes des services supérieurs sont analysées plus loin.
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[5]
Cette normalisation est le fruit d’un travail continu, renouvelé à chaque recensement. Ce n’est pas le travail d’une seule personne. Je tiens tout particulièrement à remercier Richard Shearmur de l’INRS-UCS à Montréal.
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[6]
De 1981 à 2006, l’emploi dans le camionnage est passé de 1,985 à 5,710 et le quotient de localisation de 0,63 à 0,91. Pour les industries culturelles, les données analogues sont 1,887 et 5,315 pour l’emploi et 0,78 et 9,0 pour le quotient.
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[7]
Nous ne parlons pas des avantages fiscaux accordés aux entreprises dans le cadre des Centres de la nouvelle économie (CNÉ) subventionnés par l’État québécois, car ils s’appliquent aussi à Montréal. Il ne s’agit donc pas d’un avantagé relatif de la région de Québec.
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[8]
À moins, bien entendu, que l’État ne poursuive sa croissance comme employeur.
-
[9]
La faillite en 2002 de la société Nortel a, toutefois, quelque peu terni l’image d’Ottawa comme centre de haute technologie. Le nouveau fleuron de la haute technologie canadienne RIM (Research in Motion), inventeur du BlackBerry, se trouve dans la région urbaine de Kitchener-Waterloo, qui n’est pas une ville-capitale.
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[10]
L’expérience personnelle de l’auteur, lors d’une enquête informelle (résultats non publiés) auprès de propriétaires d’immeubles de bureau dans la région de Montréal, va dans ce sens. Les grands locataires privés – sièges sociaux souvent – n’aiment pas trop se trouver dans le même édifice que des fonctionnaires. C’est en partie une question d’image et d’adresse.
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[11]
Pour le groupe d’âges 20-34 ans, la région de Québec affichait un solde migratoire de -8,670 diplômés pour la décennie 1991- 2001 ; pour la décennie précédente, le solde, toujours négatif, était de -4,300. Source : recensements du Canada. Statistique Canada : compilation spéciale.
-
[12]
Pour la taille de sa population, la région métropolitaine de Québec se classait en 68e position parmi les régions métropolitaines nord-américaines (Polèse et Tremblay, 2005). Elle se compare à des régions urbaines canadiennes comme Edmonton et Winnipeg, respectivement en positions 57 et 70.
-
[13]
Québec dépassait Winnipeg et Edmonton à la fois pour le pourcentage de la population (classe d’âges des 25-34 ans) détentrice d’un diplôme universitaire en 2006 et pour le taux de croissance des diplômés depuis 2001 (Polèse et Simmons, 2011). Toutefois, Montréal dépassait Québec sur les deux indicateurs.
-
[14]
À noter, Edmonton et Winnipeg sont aussi des exportatrices nettes de diplômés universitaires.
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