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S’il est un fier représentant de la littérature québécoise sinon de la poésie québécoise, c’est bien le critique littéraire et académicien Jean Royer, lui-même poète avisé, auteur de quelques dizaines de recueils. Critique littéraire au Devoir de 1977 à 1991, ses poèmes sont traduits en plusieurs langues dont l’anglais, l’espagnol, l’italien et le chinois. Outre son Introduction à la poésie québécoise qui constitue une réédition (première édition publiée en 1989), Royer est aussi l’auteur d’une anthologie : La poésie québécoise contemporaine (anthologie), Montréal / Paris, l’Hexagone / La Découverte, 1987, rééditée en 1991, et Le Québec en poésie – anthologie, Paris Gallimard, 1987, anthologie rééditée en 1996. Royer est aussi l’auteur de nombreux volumes d’entretiens avec des poètes québécois et il a dirigé de nombreux ouvrages collectifs. C’est là résumer bien succinctement une carrière d’écrivain qui a maintenant près de cinquante ans.
La première édition de son anthologie en 1989 était une suite logique aux cinq tomes d’entretiens avec des écrivains contemporains, dont plusieurs poètes québécois, aux Éditions de l’Hexagone. La nouvelle édition que nous offre Royer est augmentée d’un important chapitre sur la poésie des années 1990 et 2000 avec un avant-propos. Elle synthétise l’évolution de l’histoire de la poésie au Québec depuis les découvreurs de la Nouvelle-France jusqu’aux poètes de la diversité et de la maturité littéraire du Québec actuel. L’auteur écrit dans la page liminaire :
Cet essai retrace, à l’intention d’un large public, les âges de notre poésie : les étapes de son itinéraire, l’évolution de ses thématiques, les mouvements qui la secouent, le rôle de ses principales maisons d’édition, les oeuvres marquantes qui la caractérisent, les figures légendaires qui l’habitent et ses voix les plus personnelles parmi l’abondance de la production contemporaine.
Dans l’avant-propos de cette édition remaniée et amplifiée, Royer écrit que c’est à connaître leur place dans l’histoire littéraire qu’on apprécie le mieux les poètes et leur poésie. L’ouvrage est subdivisé en six parties : première partie : les origines (1534-1895) ; deuxième partie : les fondations (1895-1937) ; troisième partie : l’âge de la parole (1937-1968) ; quatrième partie : l’âge des langages (1968-1983) ; cinquième partie : les années 1980 et le retour au lyrisme ; sixième partie : les années 1990 et 2000 : maturité et diversité. Le corps du texte est complété par des suggestions de lecture, une bibliographie choisie, un index et la bibliographie de l’auteur.
Le chapitre consacré à la production poétique en Nouvelle-France n’est guère plus étoffé que les nombreuses introductions à la poésie vocale, omettant de traiter de l’oralité amérindienne ainsi que des chansons de tradition orale. L’auteur se cantonne à la poésie non chantée : les vers polémiques, la caricature autant que les cantiques religieux. C’est surtout en évoquant Marie Guyart (Marie de l’Incarnation) que Royer fait état d’une réelle et abondante production poétique, une poésie mystique comme elle était assez courante en ces temps (voir sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, etc.) dans différents ordres monastiques. Cette première partie est quelque peu lacunaire et Royer aurait pu l’étoffer sur la base de l’activité chansonnière de l’époque, une activité en soi pleine de poésie, une poésie du quotidien. Ce n’est qu’au chapitre suivant qu’il commence à faire état d’une activité chansonnière par les chansons des patriotes. Bien qu’il mentionne la célèbre « Chanson des voyageurs », il omet de signaler l’existence des chansons de tradition orale et des nombreux recueils de chansons, qui sont souvent des recueils de poèmes puisqu’ils sont publiés sans partitions, à partir de 1821. De cette chanson devenue « À la claire fontaine », Royer affirme, en citant Conrad Laforte, que les vers « Jamais je ne t’oublierai » seraient de même inspiration que la devise « Je me souviens ». Avec justesse, Royer précise que les premières poésies canadiennes voient le jour dans le journal La Gazette de Québec. Il attribue à Bibeau le premier recueil de poèmes (1830) (Épîtres, satires, chansons, épigrammes et autres pièces de vers), même si un recueil est paru anonymement en 1821. Bibaud sera un « véritable animateur littéraire de son époque » (p. 19). C’est à la seconde moitié du 19e siècle qu’est consacrée le dernier chapitre de la première partie. Cette poésie s’alimente à deux pôles d’attraction : le patriotisme et la religion. Les auteurs mentionnés sont Octave Crémazie, Louis Fréchette, Pamphile Le May, William Chapman, Nérée Beauchemin et Eudore Évanturel. Émule de Béranger, le jeune poète Crémazie fonde avec son frère une librairie qui sera un carrefour de l’animation culturelle à Québec. Louis Fréchette s’en réclamera avant de lorgner du côté de Victor Hugo dont on sait qu’il copiera certains vers. La poésie de Pamphile Le May se rapproche d’une certaine façon de celle des Parnassiens.
La deuxième partie adopte plus ou moins les divisions chronologiques du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec : 1895-1937. L’auteur s’intéresse ici à l’École littéraire de Montréal, notamment à Henry Desjardins et les Six éponges, moins souvent mentionnés dans les histoires littéraires. Le commentaire consacré à Nelligan, « le plus connu des poètes québécois » (p. 31), est évidemment plus développé. La partie suivante aborde les courants terroiriste et de l’exotisme à travers les Albert Ferland, Jean Charbonneau, Albert Lozeau, Léonise Valois, Paul Morin, Marcel Dugas, Guy Delahaye, René Chopin et la revue Le Nigog.
Le dernier chapitre de la deuxième partie est consacré à la modernité et au lyrisme féminin et met de l’avant la présence de plus en plus importante dans l’activité poétique, des femmes (Hélène Charbonneau, Jovette Bernier, etc.). La troisième partie, l’âge de la parole, sera celle de l’entrée du Québec dans la modernité. Anne Hébert et son cousin Saint-Denys Garneau en sont les premiers jalons. Puis le chapitre suivant commente l’oeuvre de deux poètes de la nature, comme Félix Leclerc que Royer considère comme le dernier poète ruraliste. L’oeuvre poétique de Leclerc est intimement liée à la création de chansons : « Quand il manie le vers, c’est le plus souvent pour mettre le poème en chanson » (p. 51). Les années 1950 sont marquées par le surréalisme, mouvement qui marque l’esthétique poétique québécoise tardivement par rapport à la France. Parmi ses représentants, nommons Claude Gauvreau, Paul-Marie Lapointe, etc. En 1953, la création des Éditions de l’Hexagone marque le début d’une poésie nationale et devient un lieu d’édition qui se veut être un catalyseur et un carrefour des poètes de la nouvelle génération. Les Éditions de l’Hexagone élaborent le thème du pays qui sera popularisé par Gilles Vigneault (p. 68). Le chapitre suivant, intitulé « Du lyrisme au combat », évoque le projet d’identité défini par les poètes des années 1950 et aborde la production poétique entourant les événements d’Octobre 1970. La fin des années 1960 est aussi marquée par la double polarisation culturelle du Québec, entre la France et les États-Unis autour de la contre-culture. L’auteur fait état non seulement des spectacles « Poèmes et chants de la résistance » mais aussi des moins connus comme La semaine de la poésie organisée par Claude Haeffely et mentionne l’existence du groupe des Poètes sur parole à Québec qui anime des soirées depuis 1969 au café le Chantauteuil. Cette période est ainsi marquée par la poésie formaliste et par l’utopie psychédélique chez un Lucien Francoeur et l’utopie cosmique chez Paul Chamberland. La cinquième partie, intitulée « Les années 1980 et le retour au lyrisme », traite de l’époque qui a suivi celle des explorations formelles des années 1970. Illustrent ce mouvement Michel Beaulieu, Anne-Marie Alonzo, Suzanne Paradis, etc. Les chapitres intitulés « Le Territoire intérieur », « L’Amour, la mort » et « L’Humour, la colère » sont moins directement liés à une période. La sixième et dernière partie est consacrée aux années 1990 et 2000 et constitue la partie inédite de l’ouvrage. Elle comporte à elle seule 58 pages. L’une des innovations intéressantes de ce chapitre consiste à traiter du phénomène assez récent de la poésie parlée (spoken words), plus précisément le slam qui trouve son origine dans la culture hip-hop. Royer consacre dans la foulée toute une section à l’alliage de la poésie et de la musique rendant compte des productions de Prévert, Baudelaire, Verlaine, etc. Royer résume bien les trente dernières années de production poétique en affirmant : « Si les poètes des années 1970 et 1980 s’inventaient des langages sur le territoire de l’intime, ceux des années 1990 et 2000 cherchaient à investir le réel » (p. 214). Dans les dernières pages, Royer fait montre de discernement dans la sélection des recueils recensés : « Parmi les deux mille titres de poésie parus au Québec depuis les années 1990, on peut certes estimer à plus d’une centaine les ouvrages qu’il serait intéressant de recenser » (p. 231). Sur ce nombre il en retient 25 environ, autant d’auteurs connus comme Danielle Fournier, Bernard Pozier et Jean-Paul Daoust que de moins connus comme France Mongeau.
Dans l’ensemble l’approche de Royer correspond à une démarche rationnelle, qui sait jongler entre l’analyse thématique et la dimension historique. Quelques passages plus lyriques ou oniriques à la manière d’André Gaulin, nous rappellent aussi que « cette plainte, cette doléance, ce discours de la désespérance, cette voix de la déréliction, cette rhétorique de l’errance, cette complaisance dans la meurtrissure, voire la mort, plusieurs poètes en témoignent entre 1840 et 1960 » (p. 128). Si les essais de Guy Sylvestre étaient des incontournables il y a quelques décennies, on peut considérer sans hésitation que ceux de Royer les ont remplacés, mettant à jour une activité poétique des plus intenses depuis cinquante ans.