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Parler de religion dans l’espace public implique d’aborder les rapports entre État, société civile et religions ou spiritualités, dans des domaines aussi divers que la santé, l’éducation ou le droit (Lefebvre, 2005). L’intérêt du sujet réside dans l’importance croissante que le religieux acquiert dès qu’il est question du rapport des institutions publiques à son égard, mais aussi à cause de son importance comme révélateur du rapport à la différence (Kastoryano, 2005). Au Canada – et au Québec, en particulier – la dernière décennie a été assez mouvementée en ce qui a trait aux débats autour de la présence du religieux dans la société. Déjà en 1994, la question du port du hijab à l’école publique suscitait de fortes réactions (Ciceri, 1998 ; McAndrew et Pagé, 1996) ; en 2004 et en 2006, c’était le tour des débats autour du jugement de la Cour suprême du Canada autorisant le port du kirpan à un élève dans une école publique de Montréal[1] ; en 2004 toujours, la publication du rapport Boyd (Boyd, 2004) sur les tribunaux islamiques en Ontario soulevait un tollé qui aboutit à l’interdiction de tout arbitrage religieux dans cette province (voir à cet égard Côté, 2006). Enfin, le débat au Québec sur les « accommodements raisonnables » en 2007 est à l’origine de la mise sur pied de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, chargée, entre autres choses, d’examiner et de faire des recommandations quant au « malaise » face à la présence du religieux dans la sphère publique.

Or, de façon générale, la régulation du religieux a retenu l’attention des chercheurs seulement depuis quelques décennies. La question religieuse étant souvent considérée à travers le prisme du paradigme classique de la sécularisation[2], elle n’a pas été perçue comme objet de la gestion publique. Depuis au moins la décennie 1960, la remise en question de ce paradigme est monnaie courante, même si certaines controverses récentes mettant en avant-plan le religieux sont à l’origine de l’intérêt croissant des puissances étatiques à son égard (Côté et Gunn, 2006 ; Richardson, 2004 ; Garay, 1999).

Force est de dire que, devant ce que certains considèrent comme la « nouvelle question religieuse »[3] (Côté et Gunn, 2006), les États ont encore du mal à faire les ajustements nécessaires, surtout dans une conjoncture où, d’un côté, le religieux semble un facteur de risque (notamment après les attentats du 11 septembre 2001), tandis que, d’un autre, il gagne en légitimité en tant que marqueur identitaire dans le cadre d’un discours sur les droits de la personne devenu incontournable. Par ailleurs, la diversification religieuse, le contact des populations dû à l’immigration et la facilité d’accès à des médias (l’Internet, notamment) ont sans doute eu un effet dans la reconfiguration des scénarios religieux. Certaines recherches montrent d’ailleurs que, face à la diversification du religieux, les populations attendent l’intervention de l’État comme agent régulateur, particulièrement pour ce qui est du « contrôle » des religions minoritaires (Becci et Bovay, 2007 ; Fregosi et Willaime, 2001).

Tous les modèles de gestion du religieux, autant ceux du type « Église établie » (Seppo, 1998), que ceux davantage structurés autour de l’idée de séparation ou de laïcité (Costa-Lascoux, 1996), sont touchés par cette reconfiguration et semblent être appelés à offrir des réponses à ces nouvelles questions. Le présent article aborde le cas de la régulation étatique du religieux au Québec, plus précisément la notion de « laïcité » dans le discours de l’État. Auparavant absent de la législation et même des politiques publiques, le mot laïcité a commencé à être utilisé depuis quelques décennies, d’abord dans le domaine de l’éducation, puis dans un cadre plus large, en tant que notion clé pour la définition des balises permettant d’encadrer la présence du religieux, en particulier du religieux minoritaire, dans l’espace public québécois. En ce sens, ce regard sur la notion peut apporter un éclairage sur la portée, les limites et les contenus du modèle québécois de gestion du religieux. Pour ce faire, je me suis centrée sur l’analyse de la documentation publique en provenance des différents organismes administratifs de l’État, en particulier des ministères les plus concernés par la question religieuse, soit le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, et deux de ses organismes aviseurs. Ces textes ont été analysés à la lumière de la transformation du modèle québécois de gestion du religieux, en cherchant des récurrences et des indices permettant de repérer les représentations y prévalant et les acteurs qui les mobilisent.

La première partie de l’article est une présentation du contexte de gestion du religieux au Québec, à l’intérieur duquel s’insère la notion de laïcité. Ensuite, sont analysés certains documents particulièrement éclairants quant à la portée et aux limites de la notion de laïcité, telle qu’utilisée au Québec. Notre principal argument est que, malgré son absence dans l’histoire du Québec et son manque d’assises légales, la laïcité devient aujourd’hui un élément central du discours à l’égard du religieux, y compris celui de l’État. Cette importance nouvelle de la notion ne se traduit pourtant ni dans une compréhension partagée de celle-ci, ni dans l’élaboration d’une politique claire à son égard. Quoique la notion de laïcité avancée par les organismes publics aille dans le sens des grandes tendances, déjà à l’oeuvre au Québec et au Canada, d’inclusion et de prise en compte de la diversité, cela n’implique ni que son instauration fasse consensus, ni qu’un modèle québécois de gestion basé sur la laïcité soit bien en place. Au contraire, plus la notion est utilisée, plus se multiplient les appels à sa « clarification ».

La régulation du religieux : entre l’intégration et la déconfessionnalisation

La gestion étatique du religieux au Québec est insérée à l’intérieur du modèle juridique canadien, de la Charte des droits et libertés et des décisions de la Cour suprême du Canada. Une affirmation de départ s’impose : le modèle juridique canadien à l’égard des religions n’est pas ce que les juristes considèrent comme un modèle laïc[4]. Il s’agit plutôt d’une forme de tolérance pragmatique à l’égard des diverses confessions religieuses (Milot, 2002 ; Côté, 2004). Rappelons que le Traité de Paris de 1763 reconnaissait pour la première fois une liberté de culte limitée, mais ni celui-ci ni l’Acte constitutionnel de 1867 ne font mention de la liberté religieuse. De surcroît, la clause 93 de ce dernier garantissait des privilèges aux seules confessions catholique et protestante, particulièrement en ce qui a trait au maintien des écoles « dissidentes ». La tolérance s’est élargie progressivement, d’abord à l’ensemble des dénominations protestantes, ensuite aux juifs et, enfin, à d’autres confessions religieuses. Il a fallu toutefois attendre l’introduction de la Charte des droits et libertés en 1982 pour une pleine reconnaissance de la liberté religieuse et de l’égalité de toutes les religions (Côté, 2004)[5].

L’étendue de la liberté religieuse a été définie de façon assez large dans plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada, certains d’entre eux étant célèbres pour leur effet sur le traitement accordé aux différentes confessions religieuses, particulièrement celles qui sont minoritaires. Dans l’arrêt R. c. Big M. Drug Mart, notamment, la Cour suprême a défini la liberté de conscience et de religion comme incluant autant l’absence de coercition et de contrainte, que le droit de manifester ses croyances et pratiques, établissant comme seules restrictions celles qui permettent de préserver l’ordre, la santé ou les moeurs publics, et des libertés et droits fondamentaux d’autrui[6]. Ce même arrêt se prononce sur l’égalité qui doit accompagner cette liberté, de même que sur le caractère pluraliste du Canada en matière de religion[7]. Enfin, en matière de liberté religieuse, la Cour fait primer le critère subjectif de la sincérité de la croyance personnelle sur le critère objectif de l’existence de facto d’un précepte reconnu par tous les membres ou par les autorités d’une confession religieuse (Bosset, 2000)[8].

Le deuxième élément central dans l’approche du religieux au Canada est la mise en valeur de la diversité comme partie du patrimoine et comme un de ses mythes fondateurs. Ce discours de mise en valeur de la diversité, dont la politique du multiculturalisme canadien est le paradigme, s’insère, lui aussi, à l’intérieur de la tradition pragmatique à l’égard des minorités qui parcourt l’histoire des rapports ethniques canadiens jusqu’à nos jours (Day, 2000). Le modèle canadien de gestion du religieux se situe ainsi au carrefour du discours constitutionnel autour des droits fondamentaux, du modèle de tolérance pragmatique à l’égard des minorités et de valorisation positive de la diversité. L’une des figures juridiques qui traduit ces éléments est celle de l’accommodement raisonnable.

Malgré la visibilité et la médiatisation de l’application de l’accommodement raisonnable aux cas des minorités religieuses, cette notion a une portée beaucoup plus large. Elle découle du droit à l’égalité et de l’interdiction de la discrimination prescrits par la Charte, visant des motifs aussi divers que la religion, l’ethnie, la race, ou le sexe. La discrimination directe étant par définition interdite, elle ne requiert aucun accommodement. Il se peut toutefois que la discrimination soit le résultat non voulu d’une règle ou d’une loi qui, sans en avoir l’intention première, a un effet préjudiciable sur quelques individus en raison de leurs particularités, entraînant ainsi une discrimination indirecte. C’est face à ces cas que les organisations à l’origine de la loi ou de la norme discriminatoire, y compris l’État, sont obligés de trouver un accommodement pour la personne discriminée (Bosset, 2005 ; Woehrling, 1998). La particularité de l’accommodement raisonnable se trouve dans le caractère d’obligation juridique qu’il revêt. Les cas exemplifiant les balises, les limites et la portée de l’accommodement raisonnable sont nombreux, mais globalement il s’agit d’un principe qui s’applique de façon strictement individuelle, au cas par cas, et qui a donc une portée fondamentalement pragmatique (Woehrling, 1998). Par ailleurs, c’est surtout dans le domaine du travail et des entreprises privées que la notion d’accommodement raisonnable a vu le jour, quoiqu’elle ait rapidement été reprise dans plusieurs autres contextes et qu’elle le soit de plus en plus dans les institutions publiques (Bosset, 1994)[9]. Cette dernière situation, en particulier, semble créer des problèmes nouveaux, compte tenu du fait que ces institutions ont une responsabilité envers toute la collectivité et non pas une responsabilité à caractère privé (Bosset, 2000).

Qu’en est-il des particularités de la gestion du religieux au Québec ? Tout d’abord, celle-ci ne relève pas, comme c’est le cas dans d’autres entités politiques, d’un organisme centralisé, voire d’un organisme spécialisé dans la gestion exclusive des affaires religieuses. Il n’existe pas ainsi de véritable politique publique appliquée à tous les secteurs gérés par l’État, et les questions touchant au religieux concernent ainsi des lois, des domaines et des organismes très divers. Par exemple, si les institutions religieuses sont exemptes du paiement de la taxe foncière générale, ceci se fait en vertu d’une loi provinciale : la Loi sur la fiscalité municipale (Rodrigue, 1996). La question de la construction des lieux de culte, quant à elle, relève du niveau municipal selon la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, et plus particulièrement du règlement de zonage[10].

La question de la religion dans l’espace public relevant ainsi de secteurs différents, on a conçu à son égard des réponses adaptées aux caractéristiques de ces secteurs. Cependant, malgré cet apparent éparpillement du cadre régulateur du religieux, il est possible de circonscrire le discours de l’État québécois à l’intérieur de deux grands axes qui se recoupent partiellement et qui convergent vers la notion de laïcité : d’un côté, le discours de la déconfessionnalisation et de la place de la religion à l’école, notamment de l’enseignement religieux, tenu de façon privilégiée par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport et par ses organismes de soutien (le Comité aux affaires religieuses en particulier, dorénavant CAR) ; et, d’un autre côté, le discours sur l’intégration des immigrants à la société d’accueil, proposé par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (sous ses différentes dénominations au fil des années), et surtout par l’un de ses organismes de consultation : le Conseil des relations interculturelles (CRI). Quoique l’on commence à parler de l’importance de tenir compte de la religion (et surtout de sa diversité) dans d’autres secteurs (la santé, par exemple), c’est surtout à l’intérieur de ces organismes que nous pouvons situer, encore aujourd’hui, la plupart des débats et des réflexions venant du milieu étatique sur la place du religieux dans la sphère publique.

Autour de ces deux grandes questions – éducation et immigration – la religion a trouvé, au Québec, une place comme objet de réflexions ; dans la dernière décennie, différents documents à caractère public portant directement ou indirectement sur la question religieuse ont été publiés par ces ministères ou leurs organismes de consultation[11]. Nous pouvons y constater une certaine évolution dans le traitement accordé au religieux. D’un côté, le ministère de l’Éducation est passé d’un discours centré sur la nécessité de séparer l’institution scolaire des structures religieuses à celui du besoin de se doter d’une « culture publique commune » capable d’intégrer les différentes confessions religieuses. Le ministère de l’Immigration, quant à lui, a abordé la question religieuse de façon marginale et à l’intérieur d’une approche ethnique, comme une des variables englobées par la « diversité culturelle » et une des caractéristiques des diverses populations présentes sur le territoire québécois. En fait, parmi les documents produits par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, aucun n’est centré de façon spécifique sur la diversité religieuse, et celle-ci se retrouve souvent noyée à l’intérieur des politiques d’intégration des immigrants. Plus récemment pourtant, le MICC a mis davantage l’accent sur la prise en compte des « différences culturelles et religieuses[12] ». Les documents du CRI, organisme aviseur au MICC, tendent pour leur part à prendre des distances par rapport à une religion exclusivement rattachée aux « groupes ethniques », pour en faire une question citoyenne intéressant l’ensemble de la société.

Le religieux est ainsi, au Québec, inscrit dans des milieux spécifiques et dans des orientations des politiques plus larges. La Loi sur l’instruction publique, dans le cas du ministère de l’Éducation, ou l’Énoncé en matière d’immigration et d’intégration du ministère de l’Immigration dictent les chemins et les choix politiques à privilégier. En même temps, nous pouvons déceler dans le traitement du religieux au Québec certains des traits souvent à l’oeuvre dans la gestion du religieux ailleurs dans le monde. C’est le cas, par exemple, de notions parfois floues qui fonctionnent comme « limites » à l’expression religieuse – telles celles de « société démocratique » ou d’ordre public (Côté, 2003) – ou encore, la prévalence d’un critère implicite du « religieusement correct », qui s’exprime dans l’attention particulière consacrée au religieux minoritaire, immigrant ou « sectaire » (Willaime, 2001 ; Campiche, 2001)[13]. En même temps, la quête des solutions pour penser la place de la religion dans l’espace public est balisée par la prévalence du discours des droits de la personne, par la présence des Chartes canadienne et québécoise et par l’émergence d’un débat autour de l’identité québécoise, parfois accompagné d’une mise en valeur du patrimoine catholique de la province. Par ailleurs, les choix dans la gestion du religieux au Québec et certaines des réactions à son égard ne peuvent pas s’expliquer sans une référence au double rapport de force entre majorités et minorités : d’un côté, le rapport entre les minorités non francophones au Québec et la société majoritaire francophone et, d’un autre, celui entre le Québec en tant que minorité francophone et le reste du Canada. C’est au carrefour de ces enjeux qu’il faut comprendre et situer le discours sur la laïcité québécoise.

Le discours étatique québécois sur la laïcité : les grands jalons

Le discours sur la laïcité dans le milieu de l’administration publique québécoise date d’à peine une décennie[14]. Si les premières mentions remontent aux années 1990, dans un document portant sur le port du voile à l’école publique élaboré par le Conseil du statut de la femme (CSF, 1995), ce n’est que dans le contexte de la déconfessionnalisation de l’école publique que la notion est abordée de façon plus approfondie. Ce processus de déconfessionnalisation constitue un des éléments marquants dans l’évolution du modèle de gestion du religieux. C’est en 1963 qu’eut lieu le premier véritable débat sur les rôles de l’Église et de l’État en éducation, alors que dans la foulée des travaux de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (Commission Parent), le bill 60 crée le ministère de l’Éducation et le Conseil supérieur de l’éducation. Désormais, la responsabilité du domaine éducatif est assumée entièrement par l’État et non plus à travers la « sous-traitance » à diverses communautés et divers ordres religieux. L’Église catholique a pourtant réussi à négocier un projet qui lui a permis de garder une configuration institutionnelle favorable à ses intérêts, laquelle ne sera finalement réformée que dans les années 1990. Le processus s’est déroulé en trois phases (Côté et Nadeau, 2004), à travers lesquelles ont été déconfessionnalisées les structures du gouvernement scolaire – les commissions scolaires[15], ensuite celles de l’administration scolaire publique – le ministère de l’Éducation et Conseil supérieur de l’éducation[16] et, enfin, l’enseignement religieux. Cette dernière étape s’est réalisée en 2008, avec la mise en place, notamment, d’un nouveau programme d’éthique et culture religieuse, qui remplace les programmes d’enseignement religieux catholique et protestant et d’enseignement moral en vigueur auparavant[17]. Ce programme permet d’offrir, pour la première fois au Québec, la même formation religieuse à l’ensemble des élèves[18]. C’est dans ce contexte que le rapport Proulx s’insère.

Le rapport Proulx et l’émergence du discours sur la laïcité

Le rapport Proulx est le fruit des travaux du Groupe de travail sur la religion à l’école publique, mis en place en octobre 1997 par Pauline Marois, alors ministre de l’Éducation. Dans la foulée des réflexions entamées par la réforme éducative de 1996, ce Groupe de travail avait pour objectif d’« examiner la question de la place de la religion à l’école », et de « déterminer les principes, les finalités et les diverses orientations qui pourraient guider l’État dans sa définition de la place de la religion à l’école[19] ». La question centrale ayant guidé ses réflexions était celle de la pertinence du maintien de l’enseignement religieux à l’école publique. Le rapport Laïcité et religions. Perspective nouvelle pour l’école québécoise a été déposé en 1999 après de nombreuses audiences ; il a sans doute marqué un tournant quant au discours déployé à l’égard de la place de la religion à l’école publique en mobilisant, notamment, l’idée d’un modèle de « laïcité ouverte ».

L’idée de la laïcité ouverte se voulait une alternative tant au discours de ceux qui souhaitaient évincer le religieux de l’espace public, qu’à celui de ceux favorisant le maintien du statut confessionnel des écoles. Elle diffère en ce sens de l’interprétation de la laïcité prônée par quelques mouvements laïcs opposés à la confessionnalité scolaire[20], identifiés au modèle de laïcité française républicaine. La laïcité du rapport Proulx émerge comme un discours savant, c’est-à-dire largement élaboré dans le milieu universitaire et des experts. L’axe autour duquel s’articule la notion de laïcité dans ce contexte est celui de la neutralité des institutions, en particulier de l’institution scolaire. Déjà la Commission Parent reconnaissait, durant les années 1960, que le pluralisme caractérisant le monde moderne nécessitait la neutralité de l’État (Nadeau, 1999, p. 4)[21]. Pourtant, il n’était pas encore question de « laïcité » en tant que telle, cette neutralité coexistant avec la volonté de laisser entre les mains des comités confessionnels l’encadrement de la place de la religion à l’école publique (Nadeau, 1999).

Telle que définie, la laïcité est ici synonyme d’« indépendant de toute confession religieuse » (ME, 1999, p. 192). Comprise comme une « vision d’ensemble », elle implique aussi une nouvelle façon de définir et de percevoir la place de la religion à l’école. Elle se situe à mi-chemin entre l’approche confessionnelle – qui garderait intacts les privilèges des religions majoritaires – et l’approche dite communautariste – qui autoriserait une identification et une organisation scolaire en fonction des appartenances religieuses, et cela pour toutes les confessions. De la sorte, si la laïcité ouverte cherche à abolir les privilèges confessionnels et à séparer institutionnellement l’État et les confessions religieuses, elle octroie aussi une place au religieux dans la sphère publique, se distinguant ainsi d’autres interprétations de la laïcité, notamment de la laïcité française. Pendant les mois qui ont suivi la publication du rapport Proulx, la notion de laïcité ouverte est devenue monnaie courante dans la presse écrite. La réponse du gouvernement à ce rapport fut la promulgation de la loi 118, qui n’a pas cependant retenu l’approche de la laïcité : non seulement le mot en tant que tel n’était pas utilisé dans la loi mais le projet de loi 118 ne touchait pas aux privilèges confessionnels des catholiques et des protestants quant à l’enseignement religieux[22].

La mise de l’avant de la notion de laïcité ouverte a pourtant amené d’autres acteurs à y avoir recours. Le CRI en particulier a déposé en octobre 1999 son mémoire sur la place de la religion à l’école qui adhère à cette interprétation de la laïcité. Quelques différences subsistent, pourtant, entre les approches des deux organismes relativement à la laïcité. Le CRI, notamment, a pris position pour une laïcité plus « stricte » que celle proposée par le rapport Proulx, en affirmant que « dans la perspective laïque qui est la sienne, le Conseil ne partage pas l’orientation du rapport Proulx visant à maintenir une animation religieuse ouverte à toutes les confessions et pouvant inclure l’organisation d’activités de culte à l’école publique» (CRI, 1999, p. 11). Ce n’était pourtant pas la première fois que le CRI abordait la question de la laïcité. La perspective adoptée par cet organisme aviseur du MICC avait auparavant mis l’accent sur l’accommodement des différences culturelles, même si quelques références rapides à la laïcité figuraient dans un avis datant de 1993. Dans ces références, la laïcité était comprise dans son sens politique de séparation entre l’État et la religion, et considérée comme un des acquis de la modernité, d’une part, et comme élément de la culture publique ou civique commune du Québec, particulièrement de ses institutions politiques démocratiques, d’autre part (CRI, 1999).

Nous trouvons ainsi, dès ce moment, plusieurs interprétations de la laïcité : neutralité-séparation des pouvoirs ou des compétences, égalité de traitement et ouverture à la différence, et élément de la culture publique commune du Québec. Autant le rapport Proulx que l’avis du CRI de 1999 penchent davantage vers l’interprétation de la laïcité comme séparation, probablement comme conséquence de l’imminente déconfessionnalisation scolaire. Dans les années suivantes, une fois la reconduction des clauses dérogatoires bien en place, et une fois tombé le dernier bastion de l’intervention de la religion institutionnelle dans la sphère étatique québécoise, une autre interprétation de la laïcité – celle de l’égalité entre les confessions et d’ouverture à la différence – sera davantage mise de l’avant. Il faut retenir, également, que le lien entre laïcité et culture publique sera récurrent dans les avis et rapports subséquents, sans pourtant être jamais clairement défini.

La laïcité ouverte : de la déconfessionnalisation à l’intégration de la diversité

L’interprétation de la laïcité mise de l’avant pendant toute la décennie qui suit le dépôt du rapport Proulx est celle de la laïcité « ouverte ». Quelles sont les caractéristiques de cette laïcité ? Un rapport publié en 2003 par le CAR au sujet des rites et symboles religieux s’attarde justement à délimiter sa portée (CAR, 2003). Fait intéressant, le modèle de laïcité ouverte n’implique pas uniquement le retrait des privilèges confessionnels – ce sur quoi l’accent avait été mis auparavant – mais davantage et de plus en plus l’accueil de la diversité. Ainsi, d’alternative à la confessionnalité et au communautarisme, la laïcité québécoise devient garantie d’inclusion de la diversité religieuse. Dans ce rapport, la laïcité est définie comme : « un aménagement progressif des institutions sociales et politiques concernant la diversité des préférences morales, religieuses et philosophiques des citoyens. Par cet aménagement, la liberté de conscience et de religion se trouve garantie par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne, et ce, sur la base de valeurs communes rendant possibles la rencontre et le dialogue » (CAR, 2003, p. 21).

Trois éléments balisent la portée de la laïcité dite ouverte : l’intégration de la diversité, l’appropriation critique des héritages et le dialogue. Ces éléments vont de pair avec la mise de l’avant, dans la sphère publique, d’un discours où l’identité québécoise est interrogée (notamment à la suite de l’incident relativement au kirpan dans une école montréalaise). Quoique ce rapport soit important par la portée des notions qu’il a mobilisées, il est largement passé inaperçu, ce qui n’a pas empêché la notion de laïcité de réapparaître dans des débats ultérieurs. Deux autres avis retiennent notre attention : l’un développé par le CRI, et l’autre par le CAR. Chacun de ces organismes aviseurs relève d’un mandat spécifique, et dans ce sens leurs discours sur la laïcité y sont redevables. Toutefois, une certaine convergence transparaît dans leurs différents documents d’orientation.

Le premier de ces avis, Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise, a été publié en 2004 par le CRI, qui avait comme mandat de proposer des recommandations sur la gestion de la diversité religieuse dans le contexte d’émergence « des nouvelles problématiques » interpellant la société québécoise. Il a été rédigé dans un contexte où la date d’échéance pour la reconduction de la clause dérogatoire permettant de maintenir les privilèges confessionnels en matière d’éducation religieuse approchait ; presque en même temps, la notion de laïcité faisait l’objet de débats en France[23]. La notion de laïcité et sa mise en valeur sont avancées comme étant des solutions possibles pour la gestion de la diversité religieuse, dans un débat que l’on considère « délicat mais nécessaire » (CRI, 2004, p. 3). La question de la diversité religieuse à l’intérieur du milieu scolaire est abordée, mais sans s’y cantonner : le milieu de la santé et celui de l’administration municipale font aussi l’objet des mentions précises et plus ou moins détaillées, quoique la portée de la notion de laïcité pour ces contextes semble moins claire que pour ce qui est du milieu scolaire. Le point de départ du texte étant le constat de la présence incontournable de la diversité religieuse, un effort pour tracer un portrait du fait religieux d’un point de vue non ethnique transparaît de ce document. Notamment, l’avis recommande la création d’un organisme indépendant chargé de la gestion du religieux, distinct de celui qui s’occupe des questions d’immigration et d’intégration, « afin que la diversité religieuse ne soit pas systématiquement et uniquement associée au phénomène de l’immigration » (CRI, 2004, p. 81). Le rôle des experts semble important à en juger par leur participation à la rédaction de l’avis ; le savoir qui y est mobilisé apparait en conséquence essentiellement comme un savoir expert. D’ailleurs, la réflexion avait été amorcée lors d’une journée de travail organisée en 2003 par une des universités situées à Montréal, où étaient présents des experts de la question religieuse et des personnes de différents milieux, dont des ONG et des groupes religieux. L’équipe Culture et migration, de la Direction de la santé publique de Montréal, a joué un rôle clé en ce qui concerne l’analyse des données en provenance du milieu de la santé.

Un rôle central est accordé à la spécificité historique de la province, par opposition à la mise en place d’un modèle unique de gestion, importé d’ailleurs, ou valable de façon généralisée et sans égard aux particularités géographiques ou historiques. Ceci permet, notamment, d’avancer l’argument central de l’avis : qu’il est tout à fait possible de penser à un modèle de laïcité spécifiquement québécois. Si d’autres modèles de laïcité sont mentionnés (le mexicain, le turc et, étrangement, un qui n’est pas en fait un modèle laïc – ou du moins n’est pas considéré souvent comme tel –, l’états-unien) ils le sont toujours en tant qu’exemples contrastés par rapport au cas québécois. La prise de distance est claire par rapport au modèle de laïcité française. On affirme, ainsi, que « chaque pays, à travers son histoire propre, est amené à prendre en compte la diversité religieuse » (CRI, 2004, p. 19), ce qui signifie qu’« on peut faire émerger une définition de la laïcité plus adaptée à la réalité de la société québécoise que la définition franco-française » (CRI, 2004, p. 45).

Le discours à propos de la laïcité mobilisé par le CRI et le CAR cherche à « insérer » la laïcité dans le parcours historique québécois. Des moments tournants de l’histoire québécoise sont mis de l’avant, dont la Révolution tranquille et le processus de déconfessionnalisation scolaire. Il est intéressant que la spécificité de la société québécoise soit perçue surtout à travers le prisme de la tolérance et du pragmatisme ayant permis la coexistence de confessions religieuses très diverses, davantage que sur celui de la domination historique d’une confession sur l’ensemble de la société, récit central à une lecture répandue de l’histoire du Québec.

À côté des défis liés à la présence de la diversité religieuse elle-même, « la méconnaissance ou l’incompréhension du concept de laïcité tant au sein du groupe majoritaire que chez les différents groupes religieux minoritaires » sont perçus comme des enjeux majeurs. Si le Québec possède des « atouts » favorisant la prise en compte de la diversité religieuse (un cadre ne privilégiant aucune religion, un modèle d’intégration favorisant la différence, etc.), une définition explicite de la laïcité s’avère nécessaire « afin de fournir aux institutions, aux citoyens et aux organismes de la société civile incluant les groupes religieux le cadre commun permettant de mieux arbitrer les relations entre religions et État » (CRI, 2004, p. 41). Cette insistance sur la nécessité de définir la laïcité ne cessera pas de réapparaître dans les documents et débats ultérieurs.

Un effort pour mieux définir la laïcité est dès lors de mise. L’accent est mis sur les composantes subjectives de la notion, davantage que sur ces contenus plus « objectifs » (la laïcité est perçue comme l’« ensemble des représentations », dotée d’une « charge émotive », et suscitant des « réactions polarisées » par exemple). Des efforts sont faits, pourtant, pour distinguer la laïcité d’autres notions connexes (« sécularisation » et « laïcisation » en particulier). Deux définitions de la laïcité sont avancées dans le document, chacune d’entre elles mettant l’accent sur des éléments différents. La première insiste sur la séparation, et parle de « l’indépendance de l’État face aux religions » et de « l’autonomie de la religion par rapport au politique ». La deuxième est davantage axée sur la liberté religieuse, et présente la laïcité comme « un principe qui doit nécessairement s’appuyer sur les droits individuels », autrement dit, applicable aux institutions, mais pas aux individus et permettant à ceux-ci d’exercer leur liberté de conscience et de religion et de l’exprimer dans l’espace public (CRI, 2004, p. 45-46).

Ainsi, la laïcité défendue par le CRI accepte la présence de la religion dans l’espace public (dont le port des symboles religieux), « non pas au nom d’une tolérance mal définie, ressemblant à une démission, mais au nom de la laïcité des institutions » (CRI, 2004, p. 74)[24]. La laïcité est comprise comme pouvant maintenir l’équilibre entre la prise en compte des particularismes religieux et de la cohésion sociale. En conséquence, le CRI recommande au gouvernement de soutenir la réflexion sur une définition québécoise de la laïcité, et d’envisager une déclaration gouvernementale sur la laïcité en contexte québécois (CRI, 2004, p. 80). Le désir de voir la laïcité se traduire dans un document ou dans une loi était ici inédit, mais il réapparait dans un contexte qui dépasse celui de l’intervention étatique, lors des travaux de la Commission Bouchard-Taylor.

Étant donné que la référence, juridique d’abord, mais aussi pragmatique, dans la gestion du religieux au Canada est l’accommodement raisonnable, il y a lieu de se demander comment un éventuel chevauchement des pratiques et des notions est géré dès que l’on introduit la notion de laïcité. C’est à travers le découpage de la gestion de la diversité en deux dimensions que les notions de laïcité et d’accommodement raisonnable trouvent leur place respective. Ne concernant que le niveau individuel, l’accommodement raisonnable ne pourrait, à lui seul, fournir un cadre de gestion adéquat au vivre ensemble dans un contexte de diversité. En effet, la notion d’accommodement raisonnable « vise à assurer que les citoyens du Québec puissent exercer pleinement tous leurs droits ». Un deuxième niveau global est ainsi nécessaire. Celui-ci « interpelle la société dans son ensemble, à travers des actions gouvernementales et institutionnelles » (CRI, 2004, p. 75), et correspondrait à la laïcité. En ce sens, il n’est pas sans intérêt de noter que le discours sur la laïcité se rapproche à certains égards du discours sur la « culture publique commune », au centre d’autres documents portant sur la prise en compte de la diversité en général depuis les années 1980, notamment dans le contexte éducatif.

La laïcité comme transformation de la culture institutionnelle

Une autre interprétation de la laïcité vise à en faire la « culture institutionnelle » de l’école publique ; cette vision transparaît surtout dans le rapport La laïcité scolaire au Québec. Un nécessaire changement de culture institutionnelle, publié par le CAR en 2006, dans un contexte où le gouvernement québécois avait pris la décision de ne plus reconduire la clause dérogatoire, mais bien d’instaurer, à compter de 2008, un nouveau programme d’éthique et culture religieuse à l’école publique. La laïcité dans ce contexte est une réponse au manque de culture institutionnelle à l’école, mais s’inscrit dans la continuité du processus de déconfessionnalisation.

Le rapport de 2006 est structuré autour de trois thèmes : le système scolaire confessionnel, le processus de déconfessionnalisation, et la laïcité scolaire. À partir d’une mise en contexte du processus de déconfessionnalisation, le rapport tente de mettre en évidence le chemin parcouru vers la laïcité, définie comme : « le respect de la liberté de conscience et de religion, […] l’égalité du traitement pour toutes et tous en matière de religion [… et] la neutralité de l’école dans la gestion de la pluralité religieuse […] » (CAR, 2006, p. 3). Nous y retrouvons les éléments centraux de la définition de laïcité (liberté religieuse, égalité et neutralité), quoique à ceux-ci s’ajoute le manque de culture institutionnelle en milieu scolaire. Le processus de déconfessionnalisation est perçu comme une « transition ambiguë » ayant instauré un certain malaise dans le milieu scolaire, malaise qui se traduirait dans des malentendus autour de la présence de la religion dans l’espace public scolaire. L’instauration du nouveau programme d’éthique et culture religieuse et la décision de ne plus reconduire la clause dérogatoire sont perçues comme des facteurs déterminants du processus de « laïcisation » de l’école publique. La laïcité, ainsi, devrait permettre à la fois une unification de la culture institutionnelle et une prise en compte des spécificités propres à chaque milieu. Elle serait dans ce sens le reflet de la diversité des cultures institutionnelles en place (CAR, 2006).

Les savoirs mobilisés par ce document, contrairement à d’autres textes qui ont recours davantage à un savoir « expert », cherchent à se situer plus explicitement à l’intérieur des balises établies par la Loi sur l’instruction publique (LIP). Il s’agit d’un savoir de gestionnaires, d’un savoir normatif. Or, la LIP ne fait aucune mention de la laïcité. Le CAR cherche à passer outre à cet apparent écueil en n’en proposant pas la définition et se centrant davantage sur ses composantes. La LIP serait ainsi censée avoir jeté les bases de la laïcité ouverte, même si elle ne la nomme pas, ni n’en fait la promotion ouvertement. Autrement dit, la laïcité est perçue comme découlant indirectement de la Loi sur l’instruction publique, et on parlera même de son « occultation » (CAR, 2006, p. 20). Ainsi, « ils [les autorités] n’ont pas tenu le discours de la laïcité ouverte, mais ils en ont fourni les balises dans la lettre et l’esprit de la Loi sur l’instruction publique » (CAR, 2006, p. 25). Le silence à l’égard de la laïcité s’expliquerait en raison de la polarisation des débats ayant entouré le processus législatif menant à la déconfessionnalisation (CAR, 2006).

La stratégie du CAR est basée ainsi sur l’explicitation de ce qui a été  « occulté », à travers une énumération des « éléments constituants » de la laïcité québécoise. Outre le respect de la liberté de conscience et de religion et la neutralité de l’école publique – communs à toute conception de la laïcité – la spécificité du contexte scolaire appelle à prioriser le cheminement spirituel de l’élève, le service commun d’animation spirituelle et d’engagement communautaire et le programme unique en matière d’éthique et de culture religieuse (CAR, 2006, p. 27). Ces éléments seraient contenus dans la LIP, ainsi de l’article 37, qui parle de la liberté de conscience de l’élève, ou de la neutralité qui, bien que non mentionnée par la LIP, serait considérée comme acquise par le fait même du retrait des dispositions relatives aux droits des catholiques et des protestants (CAR, 2006, p. 32).

Deux questions sont spécifiquement abordées par le rapport du CAR : la présence de symboles religieux à l’école et la tenue d’activités à caractère religieux ou confessionnel. On y retrouve, par ailleurs, la même prise de distance explicite par rapport au modèle de laïcité française que dans le cas du CRI, car ce modèle ne répondrait pas aux besoins de formation des élèves. En cela, l’avis se situe dans la même lignée que ses prédécesseurs et privilégie une laïcité qui ne soit « ni hostile ni fermée au fait religieux ou spirituel en milieu scolaire, pourvu qu’il soit traité en fonction de la mission de l’école et selon ses règles » (CAR, 2006, p. 46-47). C’est en ce sens que le Comité appelle à une appropriation du modèle de laïcité ouverte, en tant que « prise en charge locale des orientations retenues par le gouvernement » (CAR, 2006, p. 49) en matière de gestion de la diversité religieuse. De plus, le souhait est exprimé que ce modèle ne soit pas imposé d’en haut.

Jusqu’alors, l’utilisation de la notion de laïcité semblait circonscrite au milieu scolaire et d’intégration des immigrants, mais rapidement, la question de la laïcité en déborde et s’inscrit dans un débat de société : celui autour des « accommodements raisonnables ».

La laïcité débattue : la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles

Les documents dont nous avons parlé jusqu’ici s’étalent sur plusieurs années. Toutefois, le discours sur la laïcité et son utilisation pour encadrer la gestion du religieux sont loin d’être chose du passé. Cette dernière section vise à circonscrire les débats sur la laïcité à l’intérieur des travaux de la Commission Bouchard-Taylor, qui a choisi de faire de la laïcité une notion centrale et qui a recommandé, lors du dépôt de son rapport, l’élaboration d’un Livre blanc sur la laïcité.

Il convient de rappeler brièvement le contexte d’émergence de cette Commission, étant donné la tournure polémique ayant entouré le déroulement de ses consultations[25]. À la suite du jugement de la Cour suprême sur le port du kirpan en 2006, la question de la présence de la religion dans l’espace public a été portée sur la scène médiatique à propos de certains incidents pourtant isolés (entre autres, l’installation de vitres givrées dans un YMCA de la région de Montréal à la demande d’une communauté juive, la prière musulmane dans une cabane à sucre et, surtout, l’adoption d’un « code de vie » à l’intention des immigrants dans le village d’Hérouxville). La récupération de ces incidents par des acteurs politiques n’a fait qu’attiser le feu d’une opinion publique qui se montrait déjà largement défavorable à ceux qui ont été appelés (souvent de façon abusive) les « accommodements raisonnables »[26]. À l’approche des élections provinciales, le premier ministre Jean Charest a annoncé la création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, et a mandaté deux intellectuels québécois de grande renommée pour la présider. Cette Commission a commencé ses travaux en mars 2007 et remis son rapport une année plus tard.

Dans son document de consultation, la Commission avait choisi la laïcité comme une de ses « quatre dimensions des pratiques d’harmonisation », et en a fait l’objet d’un de ses groupes de réflexion (CCPARDC, 2007). Il faut rappeler que la Commission avait décidé de réfléchir à propos des accommodements raisonnables dans une optique qui dépassait largement sa dimension juridique, l’inscrivant plutôt à l’intérieur du modèle d’intégration socioculturelle québécois. Quelques questions ont été lancées au public québécois, parmi lesquelles certaines touchant spécifiquement la notion de laïcité (« Selon vous, quel type de laïcité le Québec devrait-il mettre en oeuvre ? » ; « Devrions-nous appliquer un modèle de laïcité intégrale ? », entre autres). Quoique, comme l’a souligné la politologue Pauline Côté (2008), la Commission Bouchard-Taylor s’inspire probablement des documents déjà existants pour développer la notion de laïcité qui figure dans son rapport, elle place explicitement la laïcité dans un contexte plus large que ne le faisaient le CRI et le CAR. En effet, la Commission situe la laïcité, tout comme le reste de ses recommandations, non uniquement à l’intérieur du cadre des politiques de gestion du religieux, mais dans celui plus large des politiques d’intégration.

Or, quoique le rapport récupère, pour l’essentiel, les élaborations théoriques déjà présentes dans les documents du CAR et du CRI, il cherche à clarifier davantage la notion de laïcité, qui y est présentée comme étant la somme de quatre principes – liberté religieuse et de conscience, égalité morale des personnes, neutralité et séparation –, et comme constituant un moyen et non pas un but. La séparation et la neutralité des institutions permettraient, en tant que moyens, d’atteindre les vrais buts qui seraient, justement, la liberté religieuse et de conscience, et l’égalité morale des personnes. La question n’est pas sans importance, car elle justifie théoriquement le choix d’une laïcité ouverte par opposition à une laïcité rigide (laquelle mettrait l’accent davantage sur la séparation et la neutralité que sur la liberté et l’égalité). Bref, d’après les auteurs du rapport, la laïcité ouverte est celle qui réaliserait le mieux les quatre principes de la laïcité (CCPARDC, 2008, p. 148). Ce choix, quoiqu’il semble le même que celui déjà proposé à la fin de la décennie 1990 par le rapport Proulx, n’avait pas jusqu’alors été posé explicitement.

Une place importante est d’ailleurs accordée à la prise en compte du patrimoine religieux du Québec, probablement en concordance avec l’accent mis par la Commission sur la question identitaire. En même temps, les auteurs du rapport observent que le concept de laïcité est passé de la langue « savante », des spécialistes, aux préoccupations du grand public, ce qui ne ferait que rendre plus urgente sa clarification. La recommandation de la Commission au sujet de la formulation d’un Livre blanc sur la laïcité va dans ce sens. Celui-ci aurait pour but de définir la laïcité, de rappeler les choix déjà faits par le Québec en matière de laïcité et notamment de défendre la conception ouverte et de clarifier les questions au sujet desquelles il n’y a pas de consensus. La Commission ne donne pas d’autres pistes à suivre. Malgré ses efforts pour définir plus clairement la laïcité ouverte et pour l’insérer dans le parcours québécois, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor laisse l’impression de ne rien ajouter de concret à ce qui avait déjà été fait auparavant.

Les réactions suscitées par ce rapport ont souvent été défavorables[27], et la Commission a été accusée, entre autres choses, d’ignorer l’identité de la majorité pour mieux accommoder les minorités. Quoique la recommandation au sujet du Livre blanc sur la laïcité fût plutôt bien accueillie, l’interprétation de la laïcité qui y est proposée est loin de faire l’unanimité. Une lecture détaillée des mémoires déposés lors des audiences publiques permet, par ailleurs, de cerner les écarts entre les diverses conceptions de la laïcité qui y sont véhiculées, ainsi qu’entre celles-ci et l’interprétation offerte par la Commission. Notamment, comme le souligne Koussens (2009) à propos des partis politiques, une conception identitaire de la laïcité, définie comme valeur commune des Québécois, conception plutôt réfractaire à l’inclusion de certaines manifestations du religieux minoritaire, transparait de certains de ces mémoires. La distance par rapport à la notion de laïcité ouverte construite et mobilisée par les organismes aviseurs du MICC et du MELS ainsi que par la Commission Bouchard-Taylor est donc palpable. Par ailleurs, malgré la centralité de la notion de laïcité, les autorités publiques semblent réticentes à emprunter le chemin suggéré par la Commission Bouchard-Taylor en cette matière. Soulignons à cet égard, par exemple, qu’une des seules actions concrètes de la part du gouvernement à la suite du rapport de la Commission fut le dépôt par le premier ministre d’une motion à l’Assemblée nationale, dans laquelle son gouvernement affirme que le crucifix est un symbole de l’attachement du Québec à son « patrimoine religieux et historique » ; cette motion a été adoptée à l’unanimité par tous les députés. Or, la Commission avait explicitement recommandé de retirer ce symbole, par respect pour la laïcité des institutions de l’État. Ainsi, le discours autour de la laïcité, pris dans son ensemble, semble plutôt erratique.

Malgré les efforts de la Commission Bouchard-Taylor pour arriver à construire un vocabulaire commun à son égard, le risque d’instrumentalisation de la notion de laïcité est bien réel, comme en témoigne l’interprétation française de la laïcité lors de la controverse autour du port du hijab, et comme cela a été le cas également au Québec. En fait, lors du processus de consultation de la Commission Bouchard-Taylor, une partie de l’opinion publique a souvent eu recours à une interprétation de la laïcité où l’ouverture n’était pas de mise[28]. La laïcité semble ainsi parfois davantage une question relevant de la mobilisation idéologique que de l’élaboration des politiques publiques, et se prête facilement à une utilisation conduisant à un rejet sélectif ou total du religieux. Au-delà des controverses et du manque de consensus à son égard, aucune action décisive au chapitre de la laïcité n’a été prise par le gouvernement québécois. Depuis la fin des travaux de la Commission Bouchard-Taylor, deux projets de loi qui touchent en particulier la question des accommodements religieux ont été présentés à l’Assemblée nationale. Le premier, le Projet de loi 16. Loi favorisant l’action de l’Administration à l’égard de la diversité culturelle, instituait l’obligation, pour les établissements de l’administration publique, de se doter d’une politique de gestion de la diversité, dont la diversité religieuse. Le projet est mort au feuilleton, en partie en raison de profondes critiques sur le manque de fermeté de la position du gouvernement à l’égard de la laïcité. Le deuxième projet, le Projet de loi 94. Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’administration gouvernementale et dans certains établissements, pose que la prestation des services par le personnel de l’Administration gouvernementale doit se faire à visage découvert, prenant ainsi la même position contre l’utilisation des symboles religieux qui couvrent entièrement le visage. Quoiqu’il subordonne l’accommodement au respect de la neutralité religieuse de l’État, il se distingue par l’absence, encore une fois, du mot laïcité.

Il y a peu de temps encore, la notion de laïcité était marginale dans le discours politique québécois. L’examen de la documentation autour de la gestion du religieux dans les deux dernières décennies montre son émergence en lien avec le processus de déconfessionnalisation scolaire et l’intégration des immigrants, et ensuite son recentrement, sa récupération dans un contexte de conflit, ainsi que la possibilité de sa mise en oeuvre comme modèle officiel de gestion du fait religieux. Parmi les éléments encore problématiques dans l’interprétation de la laïcité au Québec, mentionnons la construction d’un récit qui cherche à insérer la laïcité dans le parcours historique québécois (avec la Révolution tranquille et le processus de déconfessionnalisation comme moments marquants), l’assimilation de la laïcité, par moments, à la « culture publique commune » à laquelle devraient s’intégrer les nouveaux arrivants, et la présence d’un discours qui cherche à attacher la laïcité à l’identité québécoise en la considérant comme une « valeur » québécoise. Ces éléments risquent d’entrer en contradiction avec la perception de la laïcité selon sa modalité « ouverte » privilégiée jusqu’à maintenant par l’administration publique et recommandée par la Commission Bouchard-Taylor. Pourtant, l’interprétation de la laïcité promue autant par les divers organismes aviseurs analysés que par la Commission Bouchard-Taylor, privilégie l’intégration de la diversité religieuse. Puisque l’utilisation de la notion de laïcité dépend toujours des priorités des États et des contextes en place, il n’est pas surprenant de constater que la laïcité québécoise, telle que définie dans les documents analysés, met l’accent sur les aspects d’inclusion et du respect des droits et libertés de la personne.

La laïcité québécoise, telle que promue, ne nous semble pas entrer directement en contradiction avec la notion d’accommodement raisonnable. Pourtant, l’approche à son égard manque encore de clarté, de cohérence et, surtout, de moyens concrets d’action. Dans la pratique et au-delà des controverses, il n’existe pas encore de « politique de la laïcité » au Québec. Pourtant, sur la page de présentation de la politique gouvernementale d’intégration des immigrants, le premier ministre affirmait récemment que la laïcité serait une des « valeurs communes » de la société québécoise (MICC, 2008). Ainsi, le constat même de sa récurrence, jumelé à l’absence d’une prise de position claire de la part du gouvernement, nous fait penser que les débats à son égard sont encore loin d’être terminés.