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Il y a vingt ans, Guy Rocher a engagé une conversation avec George Khal qui a donné lieu à la parution du livre Entre les rêves et l’histoire – Entretiens avec George Khal (1989). Nous y découvrons des tranches de vie importantes de ce grand intellectuel québécois à travers sa vie d’étudiant en sociologie, son militantisme au sein de la Jeunesse étudiante catholique (JEC), son rôle au sein de la Commission Parent, sa contribution majeure au développement de l’enseignement de la sociologie et à la formation de milliers de futurs sociologues ainsi que l’évolution de sa pensée politique autour de la question nationale au Québec.

Voici qu’en 2010 paraît cet ouvrage dans lequel son neveu François Rocher, politologue et universitaire, l’invite à nouveau à faire état de diverses facettes de sa vie, mais sous un angle différent. Cette fois, nous sommes conviés à partager le récit d’un parcours qui s’étale sur plus de 70 ans, un récit qui met à découvert la pensée de l’intellectuel et l’analyse du sociologue, à distance d’une histoire racontée linéairement et d’une chronologie des étapes de sa vie. Tout comme dans les premiers entretiens, on découvre une pensée riche et documentée donnant accès à une compréhension de l’évolution de la société québécoise dans des moments cruciaux de sa transformation.

On pense pourtant bien connaître Guy Rocher puisque ses réalisations à l’université, ses responsabilités au sein du gouvernement du Québec et ses publications sont notoires. Où est donc l’intérêt de procéder à de nouveaux entretiens ? C’est la question que s’est posée d’entrée de jeu François Rocher en élaborant son projet de livre. Plus d’un est à même d’observer que Guy Rocher s’est fait plutôt discret sur lui-même au cours de sa vie, et nous l’aurons entendu répéter à maintes reprises ne pas aimer parler de lui ni à partir de lui. Et pourtant, force est de constater, à l’instar de François Rocher, que toutes ses interventions au cours des dernières décennies ont montré qu’il a tant à dire sur la société québécoise. Pourquoi ne pas lui donner une nouvelle occasion de faire partager sa vision et ses analyses d’une manière qui soit plus structurée dans un espace qui soit convivial et souple ? Cette préoccupation marque le point de départ du projet de ce livre qui se présente comme un long dialogue qui s’est déroulé entre février 2006 et juin 2007. Ensemble, « les points de rupture et de continuité dans sa pensée sociale et politique » ont été identifiés et sont devenus les grandes thématiques des entretiens. Les questions bien documentées de François Rocher tracent le fil conducteur de l’ouvrage et s’avèrent très utiles aux lecteurs pour appréhender dans toute sa dynamique le parcours intellectuel et la pensée sociologique et politique de Guy Rocher.

Six chapitres composent le livre dont un seul, le premier, ne s’appuie pas sur des références à des textes déjà publiés. Ce chapitre révèle des choses nouvelles ou peu connues publiquement. Ainsi, avec deux autres collègues de la Commission Parent, Guy Rocher avait pensé rédiger un rapport minoritaire à la suite d’un désaccord à propos de la fréquentation de l’école française qu’ils auraient souhaitée obligatoire pour les élèves immigrants. Nous y apprenons aussi qu’il est devenu indépendantiste après les événements d’Octobre 70 et ses raisons sont bien étayées.

Le changement social et les processus qui le rendent possible ont constitué l’axe central de sa pensée théorique et de ses analyses sociologiques. C’est l’objet du chapitre 2 dans lequel il explique pourquoi privilégier l’étude des réformes pour comprendre l’évolution et les transformations des sociétés occidentales au 20e siècle et celles du Québec. Il regrette que la sociologie ne s’y soit pas intéressée, étant davantage influencée durant les années 1960-1970 par certaines idéologies qui rejetaient tout programme réformiste, privilégiant les luttes révolutionnaires comme véritable marqueur de changement social.

Guy Rocher a beaucoup réfléchi à la culture et à la langue (chapitre 3) et il en a fait, tout comme pour l’éducation (chapitre 4), des chantiers importants de son travail de sociologue et de son engagement dans la société québécoise à travers l’exercice de responsabilités de haut niveau au sein du gouvernement du Québec. Si les actions qu’il a menées dans ces domaines sont assez connues, rarement a-t-il eu l’occasion de faire état d’une manière aussi systématique, condensée et intégrée, de son approche théorique sur la langue, la culture et l’éducation et de ses analyses sur l’évolution et l’avenir de la culture et de l’identité québécoises. Son analyse est d’autant plus riche qu’il a été en position d’observateur/acteur privilégié dans ces domaines au cours des soixante dernières années. Ces chapitres sont autant d’exemples des apports originaux de cet ouvrage.

Au cours de sa carrière de professeur, Guy Rocher a été en contact avec plusieurs générations d’étudiants et d’étudiantes. Dans le chapitre 6, il revient sur sa vie d’étudiant comme point de repère lui permettant d’élaborer certains constats sur les nouvelles générations et sur les rapports intergénérationnels, objet de plusieurs de ses recherches. Il s’est intéressé plus particulièrement au poids des grandes idéologies chez les jeunes au cours des années 1960 et 1970 et à leur affaiblissement auprès des générations plus récentes, ainsi qu’aux changements des valeurs portées par chacune d’elles. C’est aussi dans ce chapitre qu’il fait état de la justice sociale comme la valeur principale qui l’habite depuis toujours et qui oriente encore aujourd’hui ses engagements sociaux.

Son intérêt pour comprendre les changements sociaux et pour une sociologie des réformes sociales, tout comme son travail de conseiller auprès des législateurs, notamment dans l’élaboration de la loi 101, l’ont conduit, après de nombreuses années d’enseignement de la sociologie, vers le droit comme objet de recherche et vers l’enseignement de la sociologie du droit à de futurs avocats. Son analyse de la place et du rôle du droit dans les sociétés occidentales fait l’objet du dernier chapitre dans lequel il explicite aussi les fondements du concept d’internormativité, un concept au coeur de ses recherches plus récentes.

Cet ouvrage permet de découvrir d’autres facettes de Guy Rocher, l’intellectuel, le sociologue, l’expert, le conseiller auprès du gouvernement du Québec et le citoyen engagé. Qui croyait le connaître, apprendra encore. La formule d’entretiens sous forme de dialogue a donné ses fruits car elle convient bien à ce qu’il est, à ce qu’il a à dire et à transmettre. Les lecteurs sont invités, à travers cet ouvrage, à mieux connaître la trajectoire d’un homme dont la pensée et les actions font partie de l’histoire intellectuelle, scientifique et politique du Québec.