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Le journaliste Jacques Keable discute ici d’un cas éloquent de négligence dans la gestion du patrimoine artistique du Québec. Après la dilapidation du patrimoine religieux et des éléments de culture traditionnelle, la gestion des oeuvres publiques modernes et postmodernes subit toujours un festival de valses-hésitations entre la déresponsabilisation de l’État, les moyens limités dont disposent les artistes dans la défense de leurs productions publiques, et une population mal informée et partagée entre l’indifférence et l’indignation. L’auteur pointe les conséquences qu’entraîne une gestion bancale ou maladroite du patrimoine, dans une communauté où l’art est encore associé à l’élite, et dans laquelle les dirigeants négligent encore trop souvent de consulter les créateurs, les citoyens et les experts, et ne favorisent pas le dialogue entre les parties.
Sous forme de compte rendu d’enquête, le texte se divise en deux parties. La première évoque le sort réservé à des oeuvres publiques du Québec et d’ailleurs. Alignés en rafale, ces rappels ont l’effet de faire ressortir le côté à la fois absurde, rocambolesque et tragique de certaines décisions. L’auteur présente également un bref historique du clivage entre l’art et le public, un raccourci toutefois vertigineux dans lequel on remonte au temps des cathédrales. Compte tenu du fait que le propos central porte sur une oeuvre de la modernité, il aurait sans doute été éclairant de présenter plutôt un historique des avant-gardes, en commençant par exemple par la Russie révolutionnaire pour aboutir au démantèlement sauvage de l’exposition Corrid’art (1976). Un historique plus poussé des modèles de gestion des oeuvres depuis la naissance du mécénat et de l’intervention de l’État en la matière aurait également apporté un éclairage fécond sur le cas de La Joute. Il en va de même d’un rappel des principales catégories de l’art public – oeuvres commémoratives, in situ, land art, art relationnel, graffiti, etc. –, qui aurait permis de départager les différentes vocations et modalités d’intégration des oeuvres à l’environnement.
Dans la seconde partie, consacrée aux résultats de l’enquête entourant le sort de La Joute, l’auteur décortique habilement les maladresses et ignorances dont ont fait montre les instances économiques et politiques, et les arguments utilisés pour assurer le déplacement de La Joute du Parc olympique au Quartier International et en défigurer ainsi le sens et la vocation initiale. Il pose également des questions résolument pragmatiques et trop souvent occultées, en tenant compte à la fois des intentions réelles de l’artiste, des interprétations qu’elles ont subies au cours des années et, finalement, des discours des citoyens qui partagent leur espace quotidien avec les oeuvres, avec fierté ou rancoeur. Il prend également soin de considérer, en amont comme en aval, les circonstances, intentions et actions engagées par les différentes parties : la mise en projet et la réalisation de La Joute, son achat par un groupe de philanthropes, sa vente, et enfin, les méandres de son processus de délocalisation. En livrant ses objectifs, l’auteur avoue toutefois ne pas avoir cherché à participer à la réflexion savante sur l’art public, mais à aborder plutôt la question de son point de vue de journaliste « généraliste » et de simple citoyen observateur. Si on demeure captivé, tout au long du texte, par les montées dramatiques de la saga elle-même, et par le ton enlevant des dénonciations pleinement justifiées, on cherche toutefois un complément de réflexion qui n’arrive que tardivement, en conclusion. Lorsque des spécialistes sont consultés (notamment Pascale Beaudet et Danielle Doucet), le contenu analytique de leur expertise est d’ailleurs généralement ignoré, l’auteur ne faisant appel à eux que pour des confirmations d’ordre factuel. On aurait souhaité, à cet égard, connaître les grandes lignes et un bref état de la question des débats relatifs à l’art public, afin d’élargir la perspective et de fournir des moyens de résoudre concrètement les défaillances de gestion et de décision, comme l’auteur en livre d’ailleurs en dernière partie. Cela dit, l’ouvrage fournit un diagnostic éclairé et des solutions qui permettraient de conjuguer une information de la vision de l’artiste, une consultation fertile des citoyens, et une transparence dans la prise de décision des instances à ces égards. Nous souhaitons que cette publication contribue à susciter un véritable débat sur les moyens d’instaurer une gestion honnête et durable des oeuvres publiques, mais aussi, de tout le patrimoine culturel québécois.