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À propos de l’oeuvre du poète Sylvain Garneau, dont l’élégance et la discrétion tranchent avec tout ce qui en est venu à dominer notre conception de l’art et de sa « fonction », Gilles Marcotte se demande s’il est possible « d’accepter que la poésie ne soit pas seulement une marche en avant, une façon de rompre plus ou moins violemment les chaînes du passé ». Cette question, dans La littérature est inutile, ne vaut pas seulement pour la poésie, mais pour toute la littérature. Elle sous-tend les vingt-huit textes du recueil, rédigés entre 1987 et 2008 au gré des commandes, mais aussi des lectures et des relectures du critique, dont l’approche est à la fois l’une des plus simples et des plus exigeantes qui soient : « J’ai voulu, écrit-il, que les oeuvres, les écrivains que je présente ici le soient pour eux-mêmes, en eux-mêmes, sans être conscrits par une sorte de développement collectif ». Or, dans un monde – le nôtre – qui tient à ce que la littérature soit, sinon une marche en avant, du moins une forme de morale ou, pour utiliser un terme plus moderne, d’éthique (la littérature, entend-on sur toutes les tribunes, surtout subventionnées, doit faire réfléchir, ébranler, dénoncer, accuser, provoquer), et qui cherche ainsi à l’investir de « missions », proposer que les oeuvres puissent ne pas faire ce qu’on attend d’elles, qu’elles puissent n’offrir aucune réponse concrète à la complexité de l’existence, qu’elles puissent, en un mot, résister à ce que nous leur demandons, tient de la gageure. Mais une telle proposition, une telle manière de lire tiennent aussi, et surtout, d’une très grande force critique.

Cette force, Gilles Marcotte l’exerce humblement – et c’est bien en cela qu’il s’agit d’une force –, avec autant de perspicacité que de circonspection, à propos d’oeuvres de la littérature québécoise qu’il ne singularise pas en raison de leur dimension nationale, mais parce qu’il s’agit de celles que son métier de critique, ou peut-être faudrait-il dire de lecteur, lui a fait côtoyer au cours des récentes années. En cela, l’« inutilité » ou, si l’on préfère, la résistance – aux injonctions, aux modes et aux morales de toutes sortes – de la littérature n’a pas à être défendue au Québec plus qu’ailleurs, encore qu’on comprenne entre les lignes que les « petites littératures », pour utiliser l’expression courante, sont plus souvent soumises que les grandes au démon de l’utilité et de la mission, c’est-à-dire à l’insécurité de leurs critiques et commentateurs (et sans doute parfois aussi de leurs auteurs).

Les études rassemblées ici sont, pour reprendre le terme par lequel Gaston Miron définissait sa pratique de la poésie, « généralistes » ; elles s’intéressent aussi bien au roman qu’à la poésie et à l’histoire (François-Xavier Garneau), au dix-neuvième siècle qu’à la littérature contemporaine, aux oeuvres consacrées (comme celles de Ducharme, Miron, Gabrielle Roy) qu’aux oeuvres oubliées ou négligées (Berthelot Brunet, Jean Le Moyne, Claire de Lamirande). On ne trouvera ici aucun « thème » pour les relier, ni même aucune « définition » de la littérature – sinon a contrario, la littérature étant ce qui échappe à tout programme comme à toute prévision, à toute tentative de la définir. Il ne faut cependant pas s’y tromper : par-delà la diversité des études et des lectures présentées ici, il y a bien quelques fils rouges qui se dessinent. Car, en dépit de la lecture « non collective » proposée par Gilles Marcotte, il existe peut-être, pour la littérature québécoise, une certaine manière d’être inutile, c’est-à-dire une certaine manière de résister à l’utilité qu’on cherche à lui imposer. À tout le moins, certains motifs reviennent au fil des lectures, qui ne sont pas le fruit du hasard : la fuite, par exemple, qu’on trouve chez les « déserteurs » d’André Major et chez Sylvain Garneau, dont « la poésie d’Objets trouvés est, au contraire de celle qui commence à dominer l’époque, une poésie d’évasion, au sens fort du mot : elle n’est pas sitôt arrivée qu’elle s’en va, son arrivée est déjà une fuite » ; ou encore le désastre, présent chez Réjean Ducharme comme « la perte ou le refus de l’astre, de l’orientation ferme, de la connaissance attachée à son objet » aussi bien que chez Saint-Denys Garneau, dont l’écriture, « qui semble n’avoir rien à dire que le désastre […] n’arrête pas de dire […] sa très humble victoire sur ce qui est ligué contre elle, et d’abord le sens même, la tyrannie du discours qui voudrait avoir raison ». Ce serait une erreur de voir dans ces motifs des faiblesses ou des manques : ne pas être là où on l’attend est peut-être, pour une littérature dont le sens est attendu de partout, guetté à chaque instant lorsqu’il n’est pas décidé d’avance, la seule forme possible de liberté. Et c’est à cette liberté que Gilles Marcotte est profondément attentif, cette liberté que Northrop Frye, critique dont on sait combien il lui est cher, résumait en proposant que l’art – et donc aussi la littérature – commence lorsqu’à l’affirmation « j’aime ceci » ou « je n’aime pas cela » se substitue la proposition infiniment retorse : « ce n’est pas ainsi que j’imaginerais la chose ».