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Enjeu épistémologique de l’histoire, la dialectique histoire/mémoire constitue la matrice de cette monographie qui l’aborde sous l’angle de l’activité historico-commémorative de Benjamin Sulte (1841-1923). Groulx estime que cette activité offre un éclairage sur la genèse du grand paradoxe de (l’histoire de) l’histoire, soit celui d’une appréhension du passé en tension entre mémoire et science. L’auteur soutient que l’harmonisation de ces deux finalités a été possible en raison de la présence d’une visée commémorative dans l’épistémè historienne telle que conceptualisée à partir du XIXe siècle. Les impasses de la dialectique histoire/mémoire ne seraient pas seulement imputables à la mémoire collective que les historiens (Pierre Nora en tête) décrient, mais aussi à l’histoire telle qu’elle a été pensée par nos prédécesseurs comme ciment national. La question de la dialectique bénéficie ainsi d’une historicisation, opération ayant toutefois ses limites car, comme l’auteur le reconnaît, plus d’un siècle nous sépare de Sulte. La pratique historienne a connu durant cette période des mutations telles qu’une professionnalisation et une institutionnalisation universitaire bien analysées par Rudin (1997) et Régimbald (1997). Il reste que le régime historiographique de l’époque de Sulte n’est pas sans ressemblance au nôtre, notamment dans les liens qui unissent appréhension du passé et affirmation de la collectivité nationale.

Après une introduction définissant le cadre théorique – souvent déficient dans les recherches historiographiques – de sa problématique, l’argumentation s’articule en trois chapitres thématiques bien documentés. Le premier porte sur l’Histoire des Canadiens français, 1608-1880 (1881-1885), matrice de l’histoire commémorative de Sulte. On apprécie surtout la restitution des circonstances matérielles (pas toujours heureuses) entourant la publication et la distribution de l’ouvrage, de même que le récit de la relation entre Sulte et son éditeur anglophone et de sa réception polémique notamment dans le milieu ultramontain, qui voit d’un mauvais oeil le regard critique qu’il porte sur les jésuites. Ces éléments permettent d’ancrer l’ouvrage dans son contexte. Groulx s’interroge également sur les motivations profondes de Sulte parmi lesquelles il accorde une place centrale à la défense de l’honorabilité du Canada français. L’Histoire de Sulte poursuivait ainsi la tradition implantée par Bibaud, Viger, Garneau, qui consiste à ancrer le nous canadien-français dans la durée. Le second chapitre poursuit cette mise en relation de la pratique de Sulte avec ses pairs en la situant dans les réseaux savants, notamment celui de la Société royale du Canada dont il est un membre fondateur. Pour ce faire, Groulx se sert d’un document exceptionnel, soit le registre tenu entre 1896 et 1918 par Sulte sur la distribution de ses travaux. Son analyse permet de comprendre comment il agissait sur sa diffusion pour se faire reconnaître. Groulx cerne la nature des écrits distribués : ceux publiés dans les Mémoires de la Société royale et ceux portant sur la Nouvelle-France dominent. Il dresse méticuleusement un portrait socioprofessionnel de ses destinataires qui atteste de la « diversité sociale de la production de la discipline historique et de la réceptivité à l’histoire » (p. 116) : présence non négligeable de femmes et d’anglophones, ancrage géographique large mais balisé par Trois-Rivières et Ottawa, où Sulte passa presque toute sa vie, provenance professionnelle variée – fonctionnaires, avocats, politiciens, hommes de lettres, militaires, clercs. Centré sur Sulte, le carnet permet néanmoins de connaître la composition hétérogène du milieu de l’histoire au tournant du XXe siècle. Groulx soutient qu’une des conditions de sa croissance fut l’apparition de professionnels du passé – archivistes, bibliothécaires et universitaires – qui, à l’aide du Bulletin de recherches historiques et de la Review of Historical Publications Relating to Canada, définissent les conditions d’exercice de la discipline (p. 158). Or ces professionnels, dont bon nombre étaient membres de sociétés savantes, ne dissociaient pas encore érudition et mémoire historiques. Ce n’est que lorsque la mémoire s’étatisera, notamment avec la création de ce qui deviendra la Commission des lieux et monuments historiques en 1919, que les opérations d’érudition et de commémoration s’autonomiseront et s’éloigneront progressivement l’une de l’autre, la première devenant le modus operandi du champ historien, la seconde, affaire d’État. Le troisième chapitre de Groulx élucide ce processus en examinant les investissements de Sulte dans la commémoration : le 250e de Trois-Rivières, les commémorations de George-Étienne Cartier et de Champlain, celle de la bataille de Châteauguay et la Commission des lieux et monuments historiques. À travers cet examen, Groulx rend compte de l’articulation entre les pratiques commémorative et savante de Sulte et observe comment celui-ci négocie sa fidélité au thème de l’honorabilité de la nation canadienne-française, leitmotiv de son oeuvre. Si l’auteur arrive à en dire beaucoup, à travers l’analyse de la pratique historico-commémorative, sur le régime historiographique de l’époque, on aurait aimé en savoir davantage sur le discours d’historiens contemporains, comme LeSueur, par lequel ils se prononçaient eux-mêmes sur la nature et la fonction de leur savoir – leur épistémologie – même si la distinction histoire-mémoire n’était pas encore explicitée.

Or, c’est la conclusion qui constitue la clef de l’ouvrage. Synthétisant une démonstration riche qui verse parfois dans l’anecdotisme, l’auteur présente, en guise d’ouverture, une excellente réflexion historique sur le rapport actuel entre histoire et mémoire. Il met au jour la genèse de la disciplinarisation de l’étude du passé et propose que nous appréhendions la mémoire comme un champ relativement autonome et que nous enquêtions sur sa genèse et son évolution pour mieux comprendre sa persistance paradoxale (p. 235) dans l’histoire. C’est toute la question du rapport de l’histoire à la société, de la liberté de l’historien dans son double rap- port au passé et au présent sur laquelle La marche nous conduit à réfléchir. En cela, l’ouvrage participe d’un regain d’intérêt dans la recherche pour la théorie et l’histoire de l’histoire au Québec. Espérons aussi que la lecture de ce semi-universitaire (p. 16) autoproclamé viendra rappeler aux titularisés l’importance de l’enseignement historiographique, notamment aux études supérieures, comme le soulignait Fernand Dumont dans « La fonction sociale de l’histoire » (Histoire sociale/Social History, 2 : 4, 1970, p. 5-16), pour qui l’histoire ne peut rendre compte d’elle-même que par sa genèse (p. 14).