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Les auteurs des seize chapitres de ce gros ouvrage spécialisé s’entendent sur au moins trois constats essentiels : 1) d’importantes inégalités en matière de santé non seulement perdurent, mais s’aggravent au sein des sociétés occidentales ; 2) il existe une forte corrélation entre l’état de santé des membres de nos sociétés et leur situation socioéconomique ; 3) la manière la plus efficace de réduire les inégalités de santé consiste à réduire les inégalités socioéconomiques. Ces constats pourront paraître triviaux. Il semble pourtant indispensable de les rappeler et de les étayer dans une société dont l’idéologie dominante tend toujours à nier l’existence d’inégalités sociales et à faire valoir la responsabilité individuelle derrière toute difficulté personnelle, notamment en matière de santé. C’est certainement l’un des principaux mérites de ce livre que de mettre à mal, de manière rigoureuse et systématique, cette idéologie.
Dans une première partie, constituée de trois chapitres, les auteurs s’efforcent de souligner le lien entre santé et statut socioéconomique. Ce lien est étudié en particulier dans le cas de la mortalité prématurée au Québec (chapitre 1) et en France (chapitre 2). On y apprend entre autres choses qu’au Québec, à la fin des années 1990, 5 ans d’espérance de vie et 14 ans d’espérance de vie en bonne santé séparaient les plus favorisés des plus défavorisés sur le plan matériel. Mais surtout, il s’avère que, loin de se combler, ces écarts se sont creusés au cours des dernières décennies, ce que tend à masquer l’augmentation régulière de l’espérance de vie moyenne dans les sociétés occidentales. Les auteurs suggèrent que cette aggravation des inégalités de santé n’est jamais que la conséquence du creusement des inégalités socioéconomiques observé en Europe et en Amérique du Nord, phénomène imputable aux politiques néolibérales adoptées par les États occidentaux à partir des années 1980. Au-delà de ces facteurs macrosociaux, Maria de Koninck montre de manière fine comment se constituent et s’entretiennent concrètement ces inégalités sociales de santé, à l’aide d’une étude approfondie de la population de trois territoires de la région de Québec. Les résultats obtenus mettent clairement en évidence l’impact du milieu de vie, et en particulier l’importance des liens sociaux, sur la santé individuelle.
La deuxième partie de l’ouvrage comprend huit chapitres, dont l’ambition est de contribuer non plus seulement au repérage des liens entre santé individuelle et contexte socioéconomique, mais à l’explication de ces liens. Le propos devient ici nettement plus théorique. Plus programmatique aussi. Il est question davantage en effet dans ces pages de modèles à tester, de perspectives à explorer, que de résultats empiriques à discuter. Point commun à la plupart de ces contributions : l’insistance de leurs auteurs sur la nécessité d’expliquer les inégalités sociales de santé non pas à partir des caractéristiques individuelles des populations étudiées, mais des propriétés de l’environnement dans lequel elles vivent. Plus précisément, et pour plusieurs de ces chercheurs au moins, il s’agit de tenter de dépasser l’opposition entre des explications de type « compositionnel » – la clé des inégalités se trouve dans l’analyse des comportements individuels – et des explications de type contextuel – le contexte socioéconomique dans lequel nous vivons détermine pour l’essentiel notre état de santé. D’où le recours à des analyses multi-niveaux (chapitre 11), à l’étude de parcours de vie (chapitre 10) ou encore à des cadres théoriques proposant un dépassement de la vieille contradiction entre perspectives individualistes et holistes, tels que ceux qu’ont bâtis Pierre Bourdieu ou Antony Giddens (chapitres 6, 7, 8).
Par ailleurs, deux textes avancent d’intéressantes hypothèses quant aux causes des problèmes de santé affectant les personnes les plus défavorisées sur le plan socioéconomique. Pour Christopher McAll, ces personnes souffrent fondamentalement de ne pas s’appartenir à elles-mêmes, qu’il s’agisse de leur corps, approprié en tant que force de travail, ou de leur raison, niée par les programmes de prise en charge des populations défavorisées. Cette double désappropriation se traduit par un transfert du temps de vie vers les catégories sociales les plus favorisées et par des formes plus ou moins graves de maladie mentale. Selon Jean-Pierre Roy, dans des sociétés valorisant l’égalité, le fait de rester en bas de l’échelle favorise une forme de honte qui elle-même risque de susciter des réactions physiologiques propices, sur le plan neurobiologique, à un état pro-inflammatoire responsable de bon nombre de maladies caractéristiques de notre époque (cancer, athérosclérose, diabète…).
Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, il est question enfin des actions entreprises et à entreprendre pour tenter de réduire les inégalités sociales de santé au Québec ou ailleurs. Dans l’ensemble, le bilan des politiques publiques visant officiellement à corriger ces inégalités n’est pas fameux, qu’il s’agisse d’interventions dans le cadre de la protection de la jeunesse ou du système scolaire, ou encore dans le domaine de la sécurité du travail. Les raisons de cette inefficacité sont nombreuses et finement analysées par les auteurs de ces chapitres. Mais la principale d’entre elles n’apparaît vraiment qu’à la lecture des chapitres 15 et 16. On peut y lire que la seule vraie manière de corriger les inégalités sociales de santé consiste à travailler à l’égalisation des conditions de vie au sein de nos sociétés. Or, force est de constater que la volonté de tendre vers cette forme d’égalité fait défaut, en particulier en Amérique du Nord et en Angleterre. Dès lors, il n’y a pas à s’étonner que ces inégalités non seulement perdurent, mais s’aggravent.
Tel est l’essentiel du propos de ce livre, dont le principal défaut est de se présenter comme un ouvrage de spécialistes pour spécialistes. Fait révélateur : l’éditeur n’a pas jugé bon de proposer une présentation des auteurs de ce collectif. Le lecteur non spécialiste doit donc partir à la pêche aux informations pour savoir qui parle dans ces pages. Par ailleurs, les auteurs eux-mêmes ne se soucient pas toujours suffisamment d’expliciter les enjeux des questions qu’ils se posent, ni d’en faire valoir l’importance. Le risque est alors que certaines discussions soient jugées trop byzantines par des lecteurs préoccupés par ce thème des inégalités sociales de santé, sans en être experts. Par moments, on peut effectivement se demander si certaines analyses ne perdent pas de vue l’essentiel dans cette affaire, un essentiel que rappellent en revanche avec force Bibeau et Fortin : la position sociale d’un individu constitue l’un des meilleurs prédicteurs de son niveau de santé ; cette position sociale reste fortement dépendante de la naissance (famille, genre) ; l’égalité de conditions est un facteur de cohésion sociale et favorise la santé du plus grand nombre.
Bref, si l’on veut en finir avec les inégalités sociales de santé, il faut en finir avec les inégalités sociales tout court. Comme l’a montré récemment l’un des meilleurs chercheurs du domaine, dans un livre très remarqué (Richard Wilkinson, The Spirit Level. Why More Equal Societies Almost Always Do Better, 2009), cette égalisation des conditions s’avère bénéfique sur le plan de la santé, non seulement des plus pauvres, mais aussi des plus riches… Voilà qui devrait donner à réfléchir à tous ceux que l’idéal égalitaire effraie !