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Cet ouvrage raconte l’histoire d’une immense usine de production de locomotives et de wagons (Angus Shops) construite à la fin du XIXe siècle, dans l’est de Montréal, et son remplacement au début des années 1990 par une entreprise sociale, la Société de développement Angus (SDA), un technopôle. Cette histoire locale est intéressante en elle-même, mais aussi pour la grande histoire, celle de la société québécoise, de la modernisation de son économie et de sa reconversion. L’ouvrage comprend quatre grandes parties, mais la seconde consacrée aux Ateliers Angus est la plus élaborée et la plus inspirée.
La première partie porte d’abord sur le tracé du chemin de fer de la rive nord du fleuve Saint-Laurent, qui fut l’objet de vives luttes au sein de ce secteur industriel et entre les villes de Québec et de Montréal. Dans le dernier quart du XIXe siècle, le territoire de l’est de Montréal devient stratégique pour la localisation des ateliers de réparation des trains de cette ligne (chapitre 2). La plus grande partie des terrains des quartiers concernés seront achetés par le Canadian Pacific Railway (CPR) pour éviter qu’un concurrent ferroviaire s’y installe. Ainsi, le développement de la ville de Rosemont, un quartier de la ville Montréal à partir de 1910, sera tributaire du train. La population y connaîtra une forte croissance démographique pour atteindre, en 1924, près de 10 000 habitants dont 40 % de religion protestante et principalement anglophones. Fortement encadrée par l’Église catholique et par des congrégations religieuses, la population francophone y vit comme dans un monde parallèle, y compris pour les travailleurs des Ateliers Angus.
La seconde partie de l’ouvrage est dédiée aux Ateliers Angus eux-mêmes. Le premier chapitre en présente la puissance productive : « une merveille industrielle ». À leur zénith, ces ateliers pouvaient fabriquer tout ce dont on a besoin pour la construction de trains : du boulon aux roues, des locomotives aux wagons luxueux de passagers. Le nombre d’employés passe de 6 616 en 1927 à 12 000 quelques années plus tard. Les rapports de travail s’inscrivent d’abord dans un welfarism patronal états-unien, soit un programme philanthropique visant l’amélioration des conditions de travail, une politique salariale avancée, des services sanitaires et de santé, des activités hors travail touchant le loisir et le sport. Dans cette perspective, Angus, « c’est une ville dans la ville, mais une ville laïque » où les francophones sont à la fois minoritaires et moins intégrés. Par ailleurs, le chapitre deux révèle le rôle important des syndicats internationaux de métiers dans les ateliers, au sein du Conseil des métiers et du travail de Montréal (CMTM) créé en 1903 et dans les clubs ouvriers. Le milieu ferroviaire, notamment celui de Montréal, était fertile à la syndicalisation et ouvert aux influences extérieures, celles de la gauche britannique et du syndicalisme d’affaires états-unien. À l’aube de la Première Guerre mondiale, la majorité des travailleurs d’Angus venaient de l’extérieur du Canada. Après la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs francophones deviennent majoritaires. Au début des années 1960, les syndicats internationaux sont débordés sur la gauche par ceux de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui obtient alors la majorité de la représentation.
Les quatre chapitres suivants, moins significatifs que les autres, portent successivement sur les travailleurs italiens et ukrainiens en position subalterne par rapport aux travailleurs d’origine britannique, sur « Angus à travers la guerre », sur la Caisse d’économie d’Angus et, enfin, sur le déclin des ateliers puis leur fermeture. Les deux grandes guerres mondiales ont touché plus fortement les travailleurs d’origine récente que les francophones tout en affectant l’ensemble de la production mobilisée à des fins militaires. Même si les Ateliers Angus étaient un haut lieu d’une production quasiment sur mesure où les ouvriers de métiers prédominaient, ils auront beaucoup de difficulté à livrer des douilles de roquette ou des chars d’assaut selon les méthodes de la production standardisée. Par ailleurs, comme pour la mutuelle plus ancienne, la création de la Caisse d’économie d’Angus – cette dernière mettant fin aux prêts usuraires qui s’y exerçaient avec la collaboration de certains travailleurs – laisse voir que l’économie sociale existait bel et bien dans le sillage des syndicats internationaux. Enfin, la fermeture définitive des Ateliers Angus était prévisible puisque la construction des locomotives neuves avait pris fin en 1941 et que les trois quarts des activités ne concernaient depuis 1960 que la réparation des voitures pour passagers. L’abandon du transport des passagers par le CPR provoque une première fermeture en 1970. La fermeture définitive survient en 1991, alors qu’on n’y retrouve que 900 travailleurs.
La troisième section permet de comprendre comment l’économie sociale contribua de manière inespérée à remplir l’immense vide créé par les deux fermetures des Ateliers Angus. Devant la friche industrielle d’une centaine d’acres résultant de la fermeture de 1970, les groupes communautaires proposent la construction de 1 500 logements sociaux plutôt que celle d’un immense centre commercial mise de l’avant par le CPR et la firme Marathon. Avec le soutien de travailleurs sociaux, l’appui du Regroupement des marchands de l’Est et du maire Jean Drapeau, ils obtiennent en 1980 une consultation publique qui permet aux résidents de déterminer pour la première fois l’utilisation et l’aménagement de terrains privés de leur quartier. Le résultat sera la construction de 2 900 logements dont un tiers pour le logement social selon un plan d’urbanisme misant sur la qualité de vie, une densité moins forte, l’absence de grand axe nord-sud pour réduire la circulation automobile. La deuxième fermeture, celle de 1991, pose un autre défi, celui de maintenir dans ce quartier des activités économiques, d’où le projet de l’achat des terrains laissés vacants pour en faire un parc industriel. Il s’agit du « rêve d’un fou », celui de Christian Yaccarini qui était alors l’un des quatre employés de la Corporation de développement économique communautaire de Rosemont. La première opération a été plutôt politique puisqu’il s’est agi d’échanger en quelque sorte le droit de modifier le zonage industriel tel que demandé par le CPR pour l’achat d’une partie des terrains en vue d’en faire un parc industriel. La seconde opération concerne le financement et l’aménagement du Locoshop (mail industriel), puis la construction de nouveaux édifices et l’implantation de nombreuses entreprises comme locataires. La partie des Ateliers reconvertis en mail industriel a été inaugurée en juin 1999. Dans les dix années qui suivent, dix bâtiments ont été construits et 1 200 emplois ont été créés, soit plus que ce que les Ateliers Angus offraient au moment de leur fermeture définitive. En plus d’une préoccupation très affirmée pour le développement durable, la SDA a aussi donné naissance à des entreprises d’économie sociale, dont une maison de l’économie sociale. En somme, la réalité dépasse le « rêve fou » du départ.
La quatrième partie comprend trois chapitres portant sur le libéralisme et le conservatisme du XIXe siècle aux années 1970. Selon l’auteur, il existe une filiation entre Angus I (Angus Shop) et Angus II (SDA) : la « très dure lutte politique menée par les libéraux radicaux de jadis » a rendu possible « la prise en charge par le milieu d’un projet comme celui du technopôle Angus » (p. 229). En épilogue, il avance que « sans la présence, au début du siècle, des syndicats internationaux, on peut soumettre comme hypothèse que le nationalisme québécois des années 1970 n’aurait pas été social-démocrate ». Cette dernière section aurait pu être réduite à quelques paragraphes d’une conclusion générale alors que la troisième section aurait pu être plus développée pour mieux rendre compte de la SDA dont on ignore trop de choses, à commencer par le fonctionnement du conseil d’administration, le rapport à la population de l’arrondissement et, surtout, la contribution du personnel très compétent de la SDA, sans oublier le repositionnement des activités à l’échelle de la ville de Montréal. Enfin, la transition du grand capital à l’économie sociale ne saurait être expliquée par la seule référence aux idéologies puisqu’il y est question d’une reconversion économique majeure, de l’émergence de nouveaux acteurs sociaux tels les groupes communautaires et les travailleurs sociaux, sans oublier de nouvelles alliances comme en témoigne éloquemment la création de la SDA.