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Les auteurs de ce livre collectif veulent faire émerger un nouveau paradigme interprétatif en histoire du Québec. Ils nous proposent, à l’heure où resurgissent dans les sociétés contemporaines les préoccupations sur le « nous » identitaire, une lecture originale de la démocratie et, particulièrement, de la démocratie québécoise. La thèse avancée est que l’historicité démocratique qui a été associée à la rupture révolutionnaire serait plutôt une historicité de fondation et de refondation. À diverses périodes historiques s’opère « une modification profonde de la vie en société et de l’imaginaire démocratique ». Ces refondations s’inscrivent comme une « quête de péril, d’appartenance, d’excentration et de rénovation de l’héritage » (p. 1).
L’énoncé de ce nouveau paradigme interprétatif donne lieu à des réflexions intéressantes sur les visées de connaissance de l’histoire et, dans certaines contributions, celles des sciences sociales. On s’interroge sur le rôle d’historien consacré hier dans la fonction de principal définiteur de l’identité des groupes par l’écriture de grands récits sur le peuple et la nation tels qu’on les voit ressortir de l’historiographie aux XIXe et XXe siècles. Ce rôle étant posé comme révolu par certains, le discours historique d’aujourd’hui demande à être repensé à la fois sur le plan du contenu et de la forme. Un autre récit est-il pertinent et possible ? Un discours qui consacre l’absence des grands récits est-il un horizon indépassable ? Quelle contribution les savoirs savants peuvent-ils amener à la rénovation de l’héritage démocratique ? Si ce collectif donne lieu à des positions différentes sur ces questions, il ressort pour le lecteur des vecteurs communs qui se définissent plus aisément par la négative que par le positif : refus de la téléologie moderniste et de la conception scientiste du métier d’historien, refus aussi du postmodernisme qui, déconstruisant tout, en vient à nier la construction de l’historicité de l’expérience humaine.
La dizaine de contributions se partage en trois sections qui suivent généralement un ordre chronologique, celui des moments de refondations de l’histoire québécoise à l’exception de deux contributions qui abordent de façon plus générale la question de la rénovation de l’héritage démocratique. La première section a pour but de montrer que, plus qu’une relecture possible de l’histoire du Québec, la constitution de la société québécoise serait exemplaire de la fondation et de la refondation démocratique en l’absence d’un point d’ancrage révolutionnaire qui aurait pu absolutiser un moment de son histoire.
Nouvelle problématique
Le texte d’Éric Bédard condense très bien ce « nouveau paradigme » qui veut se distancier de la croyance en une histoire objective et proposer une recherche sur le sens et la forme du travail d’historien à la lumière du linguistic turn, c’est-à-dire de la prise de conscience du caractère contextuel des traces historiques, qu’elles soient matérielles ou textuelles, l’historien se situant enfin dans l’histoire plutôt que de fonder une transcendance sur une téléologie religieuse ou moderniste.
La posture intellectuelle de ces historiens est très à propos, car elle réactualise le projet de connaissance de l’histoire à la lumière des acquis des sciences sociales, sans le confondre avec ces dernières. Ce tournant a trop tardé au Québec. Il me semble que cette situation s’explique par le fait que des chercheurs comme Fernand Dumont et Gérard Bouchard, associés à la sociologie, ont procédé dans plusieurs de leurs travaux à l’élaboration de ces grands récits interprétatifs de l’histoire du Québec, s’éloignant ainsi d’une visée de connaissance sociologique pour se positionner plutôt sur le terrain des historiens. Ce collectif a le mérite de faire un pas dans l’éclaircissement des visées de connaissance de l’histoire afin que nous comprenions mieux la spécificité du travail de connaissance que ce savoir propose, ouvrant ainsi la possibilité d’un véritable dialogue interdisciplinaire, par exemple avec la sociologie.
S’il faut saluer les efforts de ce collectif de chercheurs pour prendre à bras le corps ces problèmes difficiles, en revanche, la visée et le contenu du discours historique où nous mène ce nouveau paradigme donnent lieu à une approche pragmatique qui oscille, dans le texte d’Éric Bédard comme dans l’ensemble du collectif, entre plusieurs statuts : références aux méthodes et approches antérieures, mais aussi nouvelles approches explorées plutôt que définies (l’étude de cas, par exemple (p. 22)). Il aurait été intéressant que soient explicités et problématisés, en conclusion de l’ouvrage, ces éléments esquissés d’une épistémologie de l’Histoire comme forme de connaissance. Dans ce cadre, la référence aux acquis de la sociologie des mémoires sociales aurait permis d’étayer plusieurs des réflexions avancées sur la mémoire historique par les auteurs du collectif.
Poursuivant sur la refondation, Sébastien Socqué examine l’usage de la notion d’ambiguïté dans le discours historiographique de penseurs et d’historiens québécois, ce qu’exprime particulièrement bien la « fatigue culturelle » d’Hubert Aquin. Peut-on « désambiguïser l’ambiguïté » de la vocation québécoise ? L’auteur montre très bien comment le statut donné à l’ambiguïté départage les principales écoles historiques établies actuellement au Québec, celle des bouchardiens et celle des létourniens. Les premiers critiquant l’ambiguïté, les autres l’érigeant en vertu. À travers ces querelles se joue le sort de l’héritage démocratique canadien-français, avance Socqué, cela dit il ne se joue pas sur le plan des débats historiographiques, mais dans des conceptions a priori de ceux-ci, rendant l'arbitrage très difficile entre les perspectives. Encore là resurgit la question de la nature de la connaissance historienne qui visiblement ne procède pas de concept comme en science : est-ce que l’Histoire doit assumer une visée interprétative plutôt qu’explicative ? Quel rapport s’établit-il entre cette Histoire et la construction des représentations politiques de la nation ?
Interrogeant ce lien, l’acte de refondation qu’étudie Gilles Labelle consiste en l’étude de la « Déclaration de souveraineté du Québec ». Une analyse détaillée du texte met au jour la matrice théologicopolitique au fondement du document politique de 1995 malgré l’usage d’un vocabulaire laïc. La mauvaise réception du document, même parmi les tenants du « Oui » au référendum, montrerait-elle que sont sortis du dicible dans ce monde désenchanté de la modernité, les discours faisant le lien entre le visible et l’invisible ? L’auteur avance que la fondation comme acte réflexif de la démocratie s’impose comme geste face à un peuple québécois qui ne peut plus être considéré comme une donnée de l’histoire.
L’étude suivante nous entraîne dans les idéologies d’après-guerre, plus spécifiquement dans la pensée personnaliste. Jean-Philippe Warren veut montrer un paradoxe de cette idéologie consistant à vouloir refonder l’autorité à partir de la notion de liberté. L’auteur situe l’idéologie personnaliste comme philosophie chrétienne en rupture avec l’autorité religieuse : « L’individu moderne, émancipé de la tutelle monarchique et religieuse trouve en lui-même les motivations et les ressources pour reconstruire à neuf l’ordre social ». L’oeuvre de Fernand Dumont est donnée en exemple, quoique jugée comme ayant une position complexe. Cependant, Warren rabat trop le travail sociologique de Dumont sur ses positions philosophiques et morales considérées comme abstraites et menant au paradoxe de l’adhésion à la liberté et sa limitation par un appel à la transcendance. Cela voudrait-il dire que la sociologie de Fernand Dumont n’avait aucune autonomie par rapport aux autres formes de connaissance qu’il a voulu développer ? Nous revenons ici encore à la question de la confusion des disciplines. Comment comprendre, en fin de texte, l’appel de l’auteur aux médiations concrètes des valeurs pour contraster avec l’abstraction des personnalistes alors que Dumont définissait justement la sociologie comme une médiation entre des savoirs et des pratiques sociales ? Est-ce que sa sociologie a échoué à informer l’idéologie personnaliste ? Autant de questions intéressantes que soulève la lecture du texte sans par ailleurs que celles-ci soient explorées, ce qui aurait pu mettre en évidence l’usage de la sociologie dans cette tentative de refondation.
Les deux textes suivants sortent de l’historiographie québécoise pour nous proposer une réflexion générale sur la refondation démocratique. Le premier, de Stéphane Vibert, vise à faire comprendre que l’adoption de la vision de la refondation démocratique se situe aux antipodes du relativisme historique : la démocratie est fondation et donc hiérarchie de valeurs, élaboration d’institutions stables qui définissent une éthique normative du bien et du mal. On ne peut réduire la démocratie à la seule procédure. Plus encore, l’auteur veut résolument se distancier d’une conception de l’autofondation des régimes démocratiques qui favoriserait une vision postmoderne de l’histoire. « Ceci dit, l’hégémonie grandissante de cette confuse vulgate postmoderne contribue à masquer la nature de la fondation démocratique moderne, à savoir son enracinement en des institutions sociales collectives, normatives et contraignantes, qui ont à assurer et assumer l’épanouissement d’une individualité la plus libre possible » (p. 142). Nous retrouvons ici une réponse à la question que soulevait le texte précédant. Selon Louis Dumont, avance l’auteur, les sciences sociales auraient dû avoir un apport décisif à cette autofondation démocratique. Leur objectivité restant difficile à définir, prises entre le scientisme et le postmodernisme, elles s’effacent devant les métarécits idéologiques qui refondent l’héritage démocratique. Dès lors, l’auteur nous invite à concevoir la fondation et la refondation continuelle de la démocratie à partir du social historique, c’est-à-dire en remettant en question la rupture incommensurable de la fondation moderne dont fait état la survivance des visions religieuses antérieures. La fondation démocratique instaure sa propre tradition, n’échappant pas à l’historicité. Reste que si nous adhérons à cette nécessité de construire comme espace social la refondation et la proposition de saisir l’apport du social-historique comme un élément fondamental de la compréhension du phénomène démocratique, les exigences soulignées par l’auteur pour la sociologie, de contribuer en définissant une connaissance qui a une valeur d’objectivité, cette dernière ne peut se résoudre à une saisie « de manière dérivée et oblique » de ce social historique. L’auteur a le mérite de soulever le déficit de connaissances à propos de cette constitution sociohistorique de la démocratie que vise à combler la problématique de la refondation, mais je pense que l’ouverture se referme rapidement à défaut de spécifier une division du travail intellectuel (histoire, philosophie, sociologie, etc.) et la nature du travail qui, en sociologie, permettrait de mettre en forme, au sens de formaliser, cette constitution sociale de la démocratie afin de sortir du relativisme qui, j’en conviens avec l’auteure, s’avère très problématique.
Philippe Corcuff avance dans cette même direction, en proposant une conception assemblant des termes qui à première vue peuvent paraître paradoxaux : « les transcendances relatives » dans le but d’éviter de faire de la fondation démocratique un métarécit. Comment détruire les métarécits fondationnels sans par ailleurs ériger l’absence de récits comme nouveau grand récit ? L’auteur propose son parcours parmi les philosophes de la démocratie pour avancer sa lecture de l’idéal des lumières qu’il revoit dans une version « tamisée » : les absolus de la démocratie « sont des paris affrontés à la pluralité des comportements humains et à l’incertitude de l’histoire humaine » (p. 167). Ainsi, supputant la vision hégélienne du progrès historique souvent adoptée, l’auteur trouve la conception proudhonienne plus satisfaisante. Cette dernière étant fondée sur la notion d’antinomie, notion soit dit en passant très présente dans l’analyse des idéologies de Fernand Dumont, plutôt que de totalité, elle fait voir les refontes démocratiques comme des équilibres instables.
Dans la troisième section de l’ouvrage, avec les textes d’Anne Trépanier, Anne Gilbert et Michel Lavoie, nous arrivons à la mise en oeuvre empirique de la notion de refondation. En l’absence de point d’ancrage révolutionnaire, de nombreux historiens québécois ont retenu la Conquête comme moment fondateur de l’identité canadienne-française. Bien que considérant que les conditions d’existence des Canadiens français ont profondément changé depuis le moment de la Conquête, Anne Trépanier, à partir des pétitions et des événements entourant l’Acte de Québec (1774), montre que c’est plutôt à ce moment que commencent à être nommés le péril, l’appartenance et l’excentration fondant l’identité canadienne-française. Une opinion publique se constitue et un éveil de la conscience politique du groupe émerge. Ces mouvements sont aux sources de la refonte d’un passé distinct des Canadiens français. Reste le dilemme de l’interprétation : s’agit-il de simples arrangements sociaux édictés ou, comme incline à le penser l’auteure, une réelle refondation dans la mesure où les Canadiens français auraient réussi, dans les circonstances des failles de la domination de l’Empire britannique, à imposer une entorse significative au traitement niveleur de l’égalité devant les lois du dominant ?
L’étude d’Anne Gilbert se situe dans la modernité de la francophonie ontarienne et donne lieu à un tout autre rapport à la refondation. La refondation passe par un projet scolaire qui mobilise la communauté, mais, fort étonnamment, en l’absence de référence à sa culture particulière et à sa situation minoritaire. L’auteure explique pourquoi il faut s’inquiéter de cette situation où, sous le mode de la coopération plutôt que celui de l’affrontement, se pose une redéfinition économique à l’échelle individuelle du statut de minoritaire. L’école, lieu principalement de rassemblement, doit permettre une intégration économique réussie, mouvement dans lequel il est difficile de voir autre chose qu’un processus relatif aux pressions assimilatrices des autres cultures par les plus dominantes. Le texte montre bien les dilemmes du pluralisme de la francophonie ontarienne métissée par les vagues successives d’immigration et les limites des discours d’ouverture de la minorité qui apparaissent comme autant de culs-de-sac que les discours essentialistes du point de vue de la diversité culturelle au Canada.
Autre refondation très actuelle est la constitution en victime de l’histoire canadienne des Amérindiens. Michel Lavoie propose son analyse de la genèse de la refondation de l’identité amérindienne. La victimisation enclenche cette façon très contemporaine de produire une refondation. L’auteur analyse d’une façon très nuancée les transformations historiques des discours amérindiens. Le discours de la culpabilité de l’État se développe en réponse à l’échec flagrant du processus d’assimilation des « Indiens » à l’ordre dominant canadien. À la faveur aussi d’une plus grande scolarisation, émerge dans les années soixante un discours victimaire. Mettant en évidence les limites de ce discours, l’auteur s’interroge sur la possibilité de fonder seulement sur cette base une identité politique amérindienne.
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En conclusion à ce collectif, Anne Trépanier défend que la refondation est l’élaboration d’un discours historique « au service de l’identité ». S’agit-il d’un nouveau grand récit ? Discutant de la refondation que constitue la nouvelle fête des Patriotes, elle y voit l’alliance entre les différentes mémoires historiques reconnaissant la mixité démographique du Québec, l’esprit démocratique et la modernité permettant à chaque citoyen d’adhérer à « la société de son choix » (p. 273). La refondation enrichit le vocabulaire pauvre de l’historicité du Québec, celui de la survivance à défaut de la révolution. Plus encore, elle serait l'épistémè de la pensée nationale québécoise.
Si cette conclusion nous convainc de la valeur interprétative de ce paradigme historien, le mot paradigme n’est-il pas en fait uniquement un autre terme pour parler d’un nouveau grand récit de l’histoire du Québec ? La fusion des mémoires historiques dans la refondation, bien que nuancée par le fait de concevoir le conflit comme intégrateur à l’ensemble national, demeure dans une visée totalisante du réel historique, d’où ses rapports immédiats à la politique actuelle : « construire l’histoire nationale est à la fois une affaire historiographique et une histoire politique » (p. 277). Mais est-ce un grand récit comme les précédents ? Le mérite de ce livre est de montrer ce que nous définirions comme une nouvelle conception du récit des historiens qui illustre, peut-être comme jamais auparavant selon le sociologue des mémoires sociales Maurice Halbwachs, que l’Histoire émerge quand les mémoires vécues disparaissent. Elles ne sont plus « données », mais explicitement construites par un travail historien qui doit assumer sa localisation historique et sociale. Dès lors, la mémoire historique comme mémoire sociale s’avèrent principalement une reconstruction du passé à partir des catégories présentes.
L’usage du terme paradigme pour définir la lecture nouvelle de l’historicité démocratique est juste ; l’épistémologie de la révolution « scientifique » khunienne est celle de la rupture qui n’arrive pas à rendre compte du cumul propre à la connaissance scientifique, mais convient très bien dans un champ de connaissance comme l’Histoire. En ce sens, bien que l’on tente dans les premiers textes de faire état d’un cumul historiographique avec les paradigmes antérieurs et ce nouveau paradigme, la démonstration n’est pas faite parce que chacun des paradigmes entend montrer, comme ce dernier, « le passé québécois dans toute sa scintillante totalité ».