Article body

Mordecai Richler ne compte pas parmi les auteurs les plus appréciés au Québec, à tort d’ailleurs. Les déclarations intempestives de l’auteur au plus fort de certains débats politiques et ses pamphlets incendiaires contre les lois linguistiques ont en effet refroidi beaucoup de lecteurs francophones, qui par la suite ont jugé que ses romans ne méritaient pas le détour. Tandis que Richler soulevait vagues et tempêtes au Canada anglais et que la moindre de ses sautes d’humeur défrayait la chronique, l’univers littéraire québécois, dont il était pour plusieurs raisons, a fini par l’ignorer presque complètement. Sauf ses tout premiers, ses romans ont été traduits pour la plupart en France (par des gens qui n’y connaissaient rien) et il faut aujourd’hui faire un réel effort pour se remémorer un seul événement culturel auquel l’écrivain ait participé de plein gré dans la sphère montréalaise de langue française.

Non seulement Richler n’a pas été compris des francophones du Québec, il n’a même pas été entendu. Il est vrai que Richler boudait systématiquement les rencontres avec le public et que sa personnalité revêche a glacé plus d’un auditoire. Reste que le sort qui lui a été réservé est à plus d’un titre injuste compte tenu de l’exceptionnelle originalité de son écriture et de la force d’évocation de ses romans, presque tous parfaitement montréalais. Simplement, les Québécois n’avaient pas les clés pour entrer dans l’oeuvre. D’autant plus que l’auteur qui, il est vrai, aurait pu les aider un peu par un effort de communication efficace, s’est bien gardé de leur rendre à ce titre la vie plus facile. Non seulement Richler a-t-il écrit dans la langue de Shakespeare, ce qui aurait dû s’imposer comme une évidence si son public avait mieux connu ses origines juives est-européennes et le contexte montréalais dans lequel cette migration s’est effectuée, mais en plus il a fait entrer dans ses romans toute une galerie de personnages totalement atypiques au Canada français, parlant yiddish, connaissant les saintes Écritures sur le bout des doigts et luttant pour se faire accepter des élites culturelles du pays, lire anglophones.

L’auteur lui-même était le pur produit d’un univers montréalais ni anglophone ni francophone, qui cultivait les valeurs du shtetl, vivait au diapason d’une indestructible solidarité familiale et tenait à s’entourer d’un cadre de référence ashkénaze venu du fond de la Russie impériale. Le grand-père maternel de Richler, le rabbin Yudel Rosenberg, arrivé à Montréal en 1918, était un Juif issu de la tradition hassidique la plus stricte et on lui doit un grand nombre d’ouvrages rédigés à la fois en yiddish et en hébreu, où il défend une pratique orthodoxe du judaïsme. Parmi ces tomes peu fréquentés par les francophones se trouvaient aussi des oeuvres de fiction dont la renommée est très grande dans certains milieux juifs, dont un récit récemment traduit en anglais par les Presses de l’Université Yale sous le titre : The Golem and the Wonderous Deeds of the Maharal of Prague (2007).

De son côté paternel, Richler comptait plusieurs oncles et tantes qui n’ont pas nécessairement mérité la célébrité au sein de leur communauté, mais qui ont géré des établissements d’affaires dans le quartier du boulevard Saint-Laurent et qui ont soutenu synagogues, écoles yiddish et diverses organisations culturelles juives. Quand le jeune Richler a commencé sa vie adulte, il s’est retrouvé coincé comme bien des Juifs de sa génération entre les aspirations de la génération au-dessus de lui, qui s’était repliée sur l’intimité du « ghetto » juif sis sur le Plateau du Mont-Royal, et son propre désir de voir le vaste monde qui s’étendait généreusement au-delà.

Suivirent toute une gamme de romans – Son of a Smaller Hero, The Apprenticeship of Duddy Kravitz et St. Urbain’s Horseman – où le héros était un personnage agressif et tourmenté, aux prises avec un milieu étouffant et qui hurlait son désir de quitter les limites de son univers juif immédiat. Difficile de ne pas voir dans ces pages brillantes et d’une couleur tout à fait nouvelle dans le monde litté­raire anglo-canadien, le portrait autobiographique de l’écrivain lui-même (malgré les dénégations du romancier). Poussé à la révolte, d’un cynisme impitoyable et mordant, Richler est resté jusqu’à la fin cet individu qu’il avait si bien campé dans ses premiers romans. Sa rage et son ton d’écriture n’étant pas usités au sein d’un Canada francophone où la politesse compte encore pour quelque chose, le romancier a fini par littéralement énerver ses vis-à-vis de langue française moins habitués à manier l’ironie coupante, les attaques au ton personnel et les allusions perfides. Résultat : on lui consacre peu d’études en français, si ce n’est quelques pages récemment dans L’histoire de la littérature québécoise (2007) de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, une véritable révolution dans un monde universitaire tourné vers la québécitude dans le sens étroit du terme.

Combien de fois me suis-je demandé que faire lire à mes étudiants pour qu’ils saisissent mieux les paradoxes et les contradictions de ce romancier « québécois » incontournable ? Comme c’est souvent le cas pour les auteurs récemment décédés, on ne trouvait pas jusqu’à maintenant beaucoup d’informations biographiques fiables sur l’oeuvre de Richler ou sur sa personnalité si particulière. L’étude de Reinhold Kramer vient remettre en question ce constat en livrant un portrait étonnant et très fourni de l’auteur montréalais, sans doute le plus connu de langue anglaise au moment où j’écris ces lignes. Rien de mieux pour bousculer les idées reçues et relancer la recherche sur un milieu capable de produire un esprit à la fois aussi brillant et si rébarbatif. L’oeuvre, il faut le dire, a de quoi dérouter le plus assidu et le plus patient des lecteurs car elle est remplie de références juives qui ne sont pas à la portée du premier venu, même si dans certains quartiers de Montréal ce monde askhénaze affleure partout et parfois même surgit intact au premier coin de rue. Après tout, qu’est-ce qu’une bar-mitsva, à quoi peut ressembler un goneff venu de Galicie et à quel jeu peuvent bien se livrer les pusherkes de la rue Jeanne-Mance ? Elle possède aussi un sous-texte complexe et ambivalent qui ne vient pas de premier abord à l’esprit des francophones, à savoir que Richler émerge d’un milieu immigrant qui cherche de toutes ses forces à entrer enfin de plain-pied dans la société montréalaise, dont il constitue une des marges. Perpétuel rejeté, enfant du « ghetto » et malotru victime du regard incisif de la haute société, le personnage type de Richler navigue dans un entre-deux douloureux où seuls les coups d’éclat finissent par lui apporter une certaine notoriété, au prix bien sûr de graves tensions.

L’étude de Kramer repose sur les archives personnelles de Richler détenues par l’Université de Calgary, un ensemble de documents très riches qui permettent de faire la cartographie de sa carrière et de sa vie familiale. Kramer a aussi interviewé plusieurs proches de l’auteur, qui l’ont connu de près à divers moments de son existence. On y découvre un long parcours, souvent pénible, à travers lequel Richler finit par se hisser au sommet de son art, en entretenant par ailleurs des relations à couteaux tirés avec à peu près tout ce qui bouge dans le monde littéraire anglophone, et pas seulement à l’échelle canadienne. Dans cette saga aux proportions homériennes, comme il arrive au personnage de Bernard Gursky dans Solomon Gursky Was Here, l’homme s’épuise à vouloir gagner l’amitié et l’estime de ses pairs nés dans des familles bien nanties, et qui n’ont pas à vivre dans la hantise du « ghetto ». En fait, Richler consacre parfois le meilleur de ses énergies à surmonter une identité immigrante indélébile, qu’il affiche au même moment dans ses oeuvres comme un trophée exceptionnel et comme la source de sa créativité hors du commun. Et il a raison dans les deux cas.

Reste que le travail accompli par Kramer est titanesque. L’étude est divisée en trois parties, « Di Tifste Provintz », « Yurop » et « Home Again », qui chacune délimite un territoire biographique richlérien unique en soi, soit le fait de grandir dans le Montréal juif des années d’avant-guerre, de devoir s’exiler après 1950 en Grande-Bretagne et en France pour écrire et finalement de n’avoir d’autre choix que de revenir après 1972 dans un Québec que l’auteur ne reconnaît plus comme sien. L’écriture de Kramer est superbe, ironique et enjouée, à la manière de Richler, mais avec une touche d’optimisme et de ludisme qui en fait une lecture fort agréable : « Solomon Gursky was a novel one could get lost in, at once the story of a liquor baron’s rise and also a postmodern fable. Even Richler, who refused to work with profile charts and family trees to keep his multitude of characters consistent, got lost. His agent Monica McCall had to draw a five-page, single-spaced chronology to keep the sequences straight » (p. 308). De fait, l’oeuvre de Richler vaut vraiment le détour. Touffue, inclassable et parfois hargneuse, elle s’éclaire maintenant d’une interprétation d’une grande sensibilité, très bien documentée et surtout qui place le romancier dans une perspective qui le rend plus compréhensible à ses contemporains. L’effort portera fruit et surtout il n’était pas superflu compte tenu des circonstances dont Richler aimait s’entourer, parfois à son plus grand dam.