Article body
Le syndicalisme québécois est riche, plural et non linéaire. Des contributions qui témoignent de la multidimensionnalité de l’action syndicale comme moteur du développement de la société et de l’émancipation des travailleurs sont non seulement bienvenues mais nécessaires. C’est dans cette lignée que s’inscrit manifestement l’ouvrage de Jacques Rouillard, L’expérience syndicale au Québec. L’auteur présente un bilan fondé sur l’analyse des rapports des syndicats avec l’État, de leur vision du nationalisme et de l’opinion publique à leur endroit. Ces trois thèmes circonscrivent les trois parties de ce recueil regroupant dix textes accompagnés d’une conclusion générale.
D’entrée de jeu, l’auteur esquisse les grandes étapes des rapports du mouvement syndical avec le système politique. On considère d’abord l’action de représentation qui, dans ses structures d’intervention et ses revendications, témoigne de la prise de conscience des syndicats de l’insuffisance de la négociation collective dans l’entreprise et de l’importance de l’intervention étatique. En abordant le sujet de l’action politique partisane des années 1940, l’auteur dépeint la difficulté d’implanter dans un milieu catholique et francophone l’idéologie sociale-démocrate véhiculée par les partis fédéraux d’inspiration travailliste et l’échec, dans les années 1960, de la formation d’un parti autonome des travailleurs à l’échelle provinciale. L’avènement d’un tel parti aurait été contré par le Parti québécois dont l’orientation sociale-démocrate et le projet de société lui ont valu rapidement l’assentiment d’une majorité de syndiqués. Enfin, à la lumière de l’expérience de la participation à des organismes consultatifs, du corporatisme catholique et des sommets socioéconomiques, Rouillard explore l’implication des syndicats dans les décisions politiques, s’arrêtant notamment sur certains résultats peu fructueux de ces expériences néocorporatistes.
Le regard sur les années 1950-1970 révèle le revers important essuyé par le syndicalisme québécois dans sa capacité à défendre les travailleurs et à façonner la société, en raison de l’effet conjugué de facteurs macroéconomiques. En s’intéressant à « l’ancêtre » de la Fédérations des travailleurs du Québec (FTQ), la Fédération provinciale du travail du Québec, Rouillard met en relief l’opposition idéologique entre syndicats internationaux et syndicats catholiques ainsi que l’antisyndicalisme et la menace de l’intervention accrue du gouvernement Duplessis dans le domaine social. L’auteur brosse également un portrait de l’instance qui représentait les syndicats internationaux auprès des pouvoirs municipaux à Montréal (1897-1920) et dont les revendications ont placé les assises de leur projet de société.
En abordant la question du nationalisme, Rouillard identifie dans l’orientation de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) - Confédération des syndcats nationaux (CSN) trois périodes qui en délimitent l’expression : la première (1921-1960) témoignant d’un nationalisme canadien dans l’appui de la CTCC à l’indépendance politique du Canada face à la Grande-Bretagne et à l’égalité culturelle et linguistique des deux peuples fondateurs ; la seconde (1960-1980) traduisant un nationalisme axé sur le Québec dans le virage de la CSN vers la prédominance du français et l’idée de l’indépendance qui s’impose progressivement dans les années 1970 ; la troisième (1980-2007) révélant un nationalisme québécois qui s’affirme davantage dans un choix clair en faveur de la souveraineté du Québec dans les années 1990, option reléguée à l’arrière-plan dans les années 2000. Examinant les réclamations de la CTCC (1921-1960) et sa position sur l’autonomie provinciale en matière de politiques sociales, l’auteur note dès 1926 un changement de perspective où la défense et la protection des travailleurs priment sur la ferveur antiétatiste des débuts et la préservation de cette autonomie, pourtant revendiquée en relations du travail.
Dans le positionnement des syndicats internationaux-FTQ à l’égard du nationalisme, Rouillard identifie trois phases : le discrédit (1897-1960) d’un nationalisme canadien-français associé aux valeurs du clergé catholique se traduisant dans la promotion du fédéralisme centralisateur et de l’enseignement de l’anglais ; le changement radical de la FTQ (1960-1969) en faveur du nouveau nationalisme à saveur québécoise se manifestant dans son appui aux volontés autonomistes de l’État québécois qui personnifie désormais la nation canadienne-française et dans l’affirmation du caractère bilingue et biculturel du Canada ; un nationalisme québécois plus affirmé (1969-2007) dont témoignent la défense de l’unilinguisme français, l’adhésion à la souveraineté du Québec (1990) et le souhait d’autonomie de la FTQ. À la lumière de leur dépendance à l’égard des centrales canadiennes qui prônent un fédéralisme centralisateur en matière de sécurité sociale, de relations de travail et de culture, l’auteur examine la position des instances québécoises des syndicats internationaux (1920-1960) sur la protection de l’autonomie provinciale dans ces champs, soulignant le peu d’intérêt à cet égard jusqu’aux années 1950.
Dans les textes de la troisième partie, Rouillard montre l’évolution de la perception du syndicalisme au Canada (1941-2007) en s’appuyant sur divers sondages qui font état de trois mouvements : un appui favorable (1940-1950), un fléchissement de sa popularité (1970) et une amélioration de la confiance envers l’institution (milieu 1980). Son analyse de l’image du pouvoir syndical au Québec (1950-2007) donne un portrait similaire, bien qu’en général plus favorable. Témoignage d’une acceptation de la légitimité des syndicats malgré le regard critique posé, les résultats font aussi ressortir le rôle de la grève dans les fluctuations de l’opinion publique. Pessimiste, Rouillard conclut que l’avenir du syndicalisme est plutôt sombre dans le contexte d’un capitalisme favorisant une dérèglementation et une forte intégration économique des marchés et que, par conséquent, l’idéal du partage de la richesse qui l’anime depuis toujours s’en ressent manifestement.
L’expérience syndicale au Québec n’est pas le premier ouvrage de cet auteur sur le sujet. Il doit donc être apprécié dans la continuité de ses précédentes contributions. À cet égard, il est à noter que cinq textes du recueil sont des versions « bonifiées » d’articles déjà publiés. Si l’initié y trouvera un intérêt parfois mitigé, le néophyte sera comblé par la richesse de la description et par l’analyse proposée. Quant aux textes inédits, ils justifient assurément la publication d’un tel recueil et amènent un regard sur le syndicalisme des plus enrichissants afin de comprendre son rapport avec le nationalisme québécois et le projet de société qui en découle. L’ouvrage présente également des facettes peu connues de l’histoire du syndicalisme, dont notamment la réponse des syndicats internationaux aux politiques du gouvernement de Duplessis et ce qu’ils percevaient comme étant l’avènement d’un État possiblement fasciste. L’érudit Jacques Rouillard propose un ouvrage riche en références, aux multiples emprunts à des disciplines telles que les relations industrielles, la sociologie ou les sciences politiques et faisant preuve d’originalité dans sa présentation. Or, il aurait certes mérité une conclusion avec une analyse plus étayée eu égard à l’avenir du mouvement syndical québécois. Nous recommandons cependant vivement cet ouvrage pour quiconque s’intéresse au phénomène du syndicalisme québécois.