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Dans la recension qu’elle a faite de mon étude, Le livre des fondations. Incarnation et enquébecquoisement dans Le Ciel de Québec de Jacques Ferron, madame Nicole Gagnon s’étonne d’abord que j’utilise le terme de « fondations » au pluriel (Recherches sociographiques, 50, 2 : 432). Précisons que je m’inspire du travail de Michel Serres qui, dans son analyse du récit de la fondation de Rome (Rome. Le livre des fondations), évoque une série d’actes et de discours qui, à travers le temps, précèdent l’acte de fondation de la Cité. L’acte de fondation s’inscrit ainsi dans une temporalité où le présent prend nécessairement sa source dans le passé : en l’occurrence, dans une série de gestes et discours qui annoncent et légitiment l’acte de fondation. À l’évidence, ce savoir échappe à madame Gagnon qui constate, néanmoins, qu’il y a bien en effet diverses péripéties liées à l’acte de fondation de la paroisse de Sainte-Eulalie. Par ailleurs, mon étude met en évidence l’importance du rôle du tombeau (de la mort, du monument) dans ce récit des fondations. Madame Gagnon n‘évoque aucunement cette dimension de mon analyse, laquelle est pourtant déterminante pour la compréhension du roman (et de mon étude).
Au deuxième paragraphe, madame Gagnon formule ce constat : « […] décortiquant un peu longuement les morceaux de rhétorique impartis au chef du village, au cardinal et à la capitainesse, il [l’auteur] en fait ressortir le contenu catholique : humilité chrétienne et pompe ecclésiale, intervention de la Providence divine, universalité de l’Église et incarnation dans le pays québécois » (p. 432). Voilà ce qui s’appelle résumer à peu de frais un travail d’analyse fort soucieux de retrouver les diverses sources discursives du roman. En ce qui concerne l’humilité chrétienne (à quoi s’ajoute la prudence), mon analyse montre que le discours de Ferron puise dans la rhétorique jésuite du XVIIe siècle, s’inspirant notamment de la Relation de 1633 de Paul Lejeune. Pour ce qui est de la « pompe ecclésiale », elle est évoquée en passant, sans que l’on sache au juste son importance dans l’économie du roman. Or, j’insiste dans mon analyse pour montrer que, si Ferron déconstruit une certaine pompe baroque du catholicisme romain (image de la domination du haut clergé sur le peuple), celle-ci se manifeste néanmoins comme « pompe de la pauvreté » (celle de la Terre Aurélie, comme le suggère le roman), s’inspirant ici d’un certain discours chrétien où chacun est l’égal de chacun devant Dieu. De même, rien n’est dit du singulier recours à la Providence dans le roman (aspect déterminant du discours clérico-nationaliste), alors que Ferron prend soin d’ironiser sur cette question. Quant à la question de l’universalité de l’Église du Christ et celle de l’Incarnation, elles permettent à Ferron, là encore, de remettre en question une certaine doxa ou opinion, issue de la Révolution tranquille, concernant la domination de l’Église au Québec. Cela lui permet en effet d’opposer un discours catholique à un autre, comme je l’évoque dans ma conclusion : « Tout cela, le roman de Ferron le convoque non pas pour se soumettre au discours catholique, mais pour que soit retrouvé à l’intérieur même de ce discours cet espace de liberté — pragmatisme, ironie, volonté d’incarnation, geste fondatrice souveraine — qui peut en partie subvertir ce même discours, évoquant de la sorte comment une souveraineté a pu déjà être à l’oeuvre dans le Québec de la Grande noirceur. En cela, par ce roman, Ferron aura pour ainsi dire joué double, prenant appui sur le discours du maître — le discours catholique romain — mais sans s’y aliéner, ne retenant que la part propre à servir sa duplicité libératrice » (p. 105). Cette analyse s’avère une contribution originale aux études ferroniennes, à laquelle, toutefois, le commentaire de madame Gagnon ne rend pas justice.
Madame Gagnon poursuit au troisième paragraphe sa lecture de mon étude en constatant encore, comme s’il s’agissait d’une évidence, que ce discours de l’Incarnation se retrouve notamment dans l’opposition, mise en scène dans le roman, entre les prêtres « mélancoliques et abstraits» et ceux que l’on peut dire « incarnés ». Or, je tiens à souligner que mon étude permet de mettre au jour le discours théologique à partir duquel Ferron établit une telle opposition entre divers membres du clergé. Bref, il ne s’agit pas de constater le jeu de cette opposition ainsi qu’on peut d’ailleurs le lire explicitement dans le roman, mais de montrer comment ce jeu s’inscrit dans le réaménagement ferronien du discours catholique québécois. Dans ce même paragraphe, madame Gagnon pose un jugement étonnant: « C’est encore le Verbe incarné que le cardinal en vient à confondre avec la parole humaine (p. 154). Et Cardinal (tiens donc…) en remet, en couplant gratuitement le schème de la Nativité à l’icône de l’Épiphanie que théâtralisent les trois prélats/rois mages » (p. 433). Il n’y a là aucune confusion ou gratuité dans la mesure où, d’une part, on ne saurait évoquer l’Épiphanie sans avoir à l’esprit la Nativité ; d’autre part, le roman évoque la figure du Christ à travers l’enfant Rédempteur Fauché, comme le dit bien le cardinal lors de son discours aux Chiquettes : « Écoutez-moi, gens de ce village, d’un village qui sera bientôt consacré et portera, à la Fête-Dieu prochaine, le nom d’une sainte, écoutez-moi et soyez vigilants; un Enfant est là sur l’épaule de sa mère au-dessus de vos têtes. Enfant, sa langue n’articule aucune parole, mais il parle du haut du ciel par une étoile. Il se nomme Rédempteur et c’est un nom qui me terrorise : si vous n’êtes pas bon juge, il devra vous racheter. Fasse, Ô mon Dieu, que cet Enfant ne périsse pas ! Fasse que son étoile brille à jamais au-dessus de votre village » (CQ, p. 132). La Conclusion du roman n’est pas moins explicite à cet égard qui évoque la Sainte Famille en nommant Joseph, Marie et l’enfant Rédempteur du village des Chiquettes (CQ, p. 427-429). Ferron met donc en scène librement, par cette répétition, le récit évangélique. Madame Gagnon conclut son troisième paragraphe en rappelant que mon étude rejoint la réflexion actuelle sur l’incidence du catholicisme dans la société québécoise (notamment celle d’É.-M. Meunier dans ses études sur le personnalisme). Mais là encore, cela est dit en passant, sans que l’on sache si la lecture de Ferron est à cet égard pertinente, ne serait-ce qu’en partie.
Au quatrième paragraphe, madame Gagnon commence par évoquer la question de l’enquébecquoisement pour dire que mon commentaire ne s’éloigne guère du roman. Je tiens à préciser à cet égard que mon commentaire est entièrement construit pour démontrer — à travers la question du métissage et de la nomination — que l’enquébecquoisement et, du coup, l’identité québécoise, ne peut se comprendre que dans le sens contraire à celui proposé par le discours clérico-nationaliste (dont Lionel Groulx est l’un des porte-parole). En cela, mon commentaire permet d’expliciter la portée polémique du roman de Ferron. Évoquant ensuite l’épisode où Frank-Anacharcis Scot se trouve au bordel, madame Gagnon déclare que l’auteur « […] fait un contresens auquel on ne peut passer outre car on y est témoin de son acharnement à trouver du sens pertinent là où il n’y en a pas (note 49, p. 162) ». Le passage cité de la « Bible putassière » n’est pas, comme on peut le lire dans l’édition Lanctôt, Luc, II, 24-26 (un 2 en chiffre romain), mais bien Luc, 11, 24-26. Précisons d’abord qu’il s’agit d’une courte note où je formule, sur le mode hypothétique(ou interrogatif), quelques pistes de lecture. Cependant, l’essentiel de mon commentaire portant sur l’épisode de la « Bible putassière » se trouve non pas en note, mais dans le corps du texte (p. 60-62), où je m’emploie à montrer l’importance, à la fois, du discours sur la chair et de la référence à l’Apocalypse dans la composition de l’épisode. Analyse originale comme l’atteste l’état des études ferroniennes. Madame Gagnon porte ici un jugement fort dépréciatif, qu’elle veut révélateur de l’ensemble de ma démarche ou de mon étude sur le roman de Ferron. Elle discrédite cependant mon livre avec un tel manque de perspective, une telle désinvolture, sinon une telle âpreté, que c’est à se demander si elle ne s’acharne pas à chercher la «petite bête», alors que d’autres commentateurs de mon livre ont reconnu en celui-ci pertinence, rigueur et érudition. Un tel manque de nuance de la part de madame Gagnon est déplorable. Quant au tableau d’Ozias Leduc (Nature morte au livre ouvert, 1894) qui orne la couverture de mon livre, je l’ai choisi en raison, surtout, non seulement du thème religieux, mais du fait que le roman évoque le peintre de Saint-Hilaire comme un maître authentique (sinon, un artiste incarné).
Au cinquième paragraphe, madame Gagnon aborde ce qui, dans mon étude, concerne la poétique baroque du roman de Ferron. Après avoir évoqué rapidement mon analyse de la forme ou structure du roman, madame Gagnon soutient que « […] Cardinal ajoute de façon peu convaincante ce regard typiquement baroque qu’est l’anamorphose (p. 170). Si oeil anamorphique il y a, c’est peut-être celui du lecteur, oscillant entre la perception des personnages historiques que Ferron a retenus comme « bons à penser » et celle de leur alias mythique» (p. 433). Là encore, on peut se demander si madame Gagnon sait lire. Rappelons que mon analyse montre qu’au centre du roman de Ferron, comme c’est le cas pour l’anamorphose située au centre du célèbre tableau d’Holbein (Les Ambassadeurs), surgissent plusieurs figures (ou récits) de mort : le cavalier Mandan, le métis Louis Riel, le poète en sursis Orphée-Garneau. Autant d’images de la mort enkystées dans le récit de fondation (de vie) de la paroisse de Sainte-Eulalie. Constatons que madame Gagnon n’apporte aucun argument pour justifier son point de vue. Enfin, puisqu’il est question de forme, il est regrettable que Mme Gagnon n’ait pas jugé bon de parler de mon chapitre 1, consacré à la « structure du roman ». Ce chapitre montre la cohérence narrative de ce roman que plusieurs ont remise en question pour mieux limiter la portée et la valeur de l’oeuvre de Ferron.
Au sixième (et dernier) paragraphe, madame Gagnon conclut d’abord en déplorant le fait que mon étude, « érudite et méritoire » (p. 434), ne « […] puisse servir à instituer cette superbe mythologie dans la Référence québécoise […] » (p. 434). Certes, je souhaite également que Le Ciel de Québec soit lu par le plus grand nombre (à commencer par les classes de littérature québécoise au Cégep , sinon à l’Université). Retrouver, en partie du moins, ce chapitre de la mémoire québécoise que relate le roman serait tout de même, à défaut d’instituer une mythologie, un pas en avant pour nous réconcilier avec ce passé. J’ose penser que mon étude permet de redécouvrir ce roman menacé par l’oubli. Les multiples et longues notes de mon étude ont notamment pour but de transmettre, à de nouvelles générations de lecteurs relativement ignorantes de notre héritage chrétien, diverses notions d’un discours théologique en partie oublié, lequel façonne ce roman majeur de la littérature québécoise. Rappelons que mon livre est constitué de 95 notes, pour un total d’environ 85 pages (pour 98 pages d’analyse textuelle). Madame Gagnon considère cet imposant appareil de notes comme un « défaut » (p. 434). Or, cette forme me permet de parcourir le roman dans ses multiples méandres narratifs et discursifs, soucieux en cela d’expliciter la cohérence formelle du roman et le cadre historique, politique et religieux dans lequel il se déploie. Puisqu’il n’existe pas d’édition critique du roman, il m’a fallu citer plusieurs textes clés pour l’éclairer, sinon en révéler la richesse. Du reste, on peut s’étonner que cela puisse indisposer un lecteur habitué au livre savant; la dernière édition de La République de Platon chez GF-Flammarion compte 200 pages de notes ; le livre fameux d’Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi (chez Gallimard) compte également 200 pages de notes. Madame Gagnon constate, malgré tout, que : « La tribu littéraire y trouvera quand même son bien. D’abord par les aspects peut-être mal perçus de l’oeuvre que met en lumière Cardinal » (p. 434). Pourtant la recension de madame Gagnon ne permet en aucun cas de savoir en quoi l’étude serait à cet égard pertinente et originale. Cela est dit encore en passant, sans démonstration aucune, comme pour reconnaître, du bout des lèvres, quelque vague mérite à l’auteur.
Au terme de cette lecture, je constate que la recension de madame Gagnon est pour le moins superficielle en ce qu’elle résume mon propos comme une suite d’évidences, ce qui a pour effet d’en banaliser la portée. À quoi s’ajoutent quelques remarques acides sans véritable démonstration ou argumentation. Madame Gagnon ne rend enfin aucunement compte de la pertinence et de l’originalité de mon étude relativement à l’ensemble des études ferroniennes.