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Ainsi que de nombreux auteurs ont pu le remarquer et y insister à juste titre, les questions de la nation et du nationalisme ont longtemps été délaissées, voire ignorées, par le champ de la réflexion politique, que celui-ci soit d’inspiration philosophique ou socio-anthropologique. Au sein des sciences sociales, la filiation classique des traditions sociologiques (durkheimienne, wébérienne, fonctionnaliste ou culturaliste) ne s’est guère appropriée cette thématique (à l’exception notable du texte remarquable mais inachevé de Mauss au lendemain de la Première Guerre mondiale), alors qu’en philosophie politique, notamment dans le monde anglo-saxon, c’est bien plutôt la réflexion nécessaire sur l’articulation des droits et libertés individuels à l’intérieur d’une société bien ordonnée qui dominait les débats, principalement jusque dans les années 1980. Malgré les études pionnières dans le domaine du nation-building conduites par un Reinhard Bendix ou un Karl Deutsch, ainsi que les explorations philosophiques stimulantes menées par Isaiah Berlin à Oxford – d’ailleurs susceptibles de moult interprétations, puisque Berlin a lui-même effectué une autocritique assez poussée de sa condamnation initiale du nationalisme comme relativisme – il en découla une indiscutable anémie, encouragée par des facteurs à la fois idéologiques (prédominance du libéralisme et du marxisme dans les universités), internationaux (contexte de la guerre froide) ou intellectuels (hégémonie d’une vision quasi scientiste du social favorisant une réduction du « politique » à une couche superstructurelle, laquelle n’aurait pour autre fonction que de masquer les processus et intérêts « réels » de la vie collective).
Ce n’est que dans les années 1980-1990, à la faveur des débats sur la nature et le destin du totalitarisme soviétique (puis de la résurgence des nationalismes qui naquit sur ses décombres), sur la persistance et la renaissance de mouvements régionalistes et (ou) nationalistes en Occident, sur les transformations induites dans la pratique démocratique par la présence de populations d’origine étrangère de plus en plus nombreuses, ou encore sur le caractère instable des États-nations juvéniles issus de la décolonisation, que des réflexions philosophiques et socio-anthropologiques diverses et variées sur le « fait national » voient le jour, notamment à travers un rapport problématique aux deux grandes dynamiques qui vont s’avérer centrales pour la compréhension du contemporain : la mondialisation et le multiculturalisme. La « crise des États-nations » devint une sorte de « passage obligé » pour tout texte s’interrogeant sur l’essence et l’expression du politique, suscitant des milliers d’articles ou d’ouvrages dont l’immense majorité, peu ou prou, tendait à démontrer l’inexorable déliquescence d’une morphologie sociale – la nation – d’émergence finalement assez récente au regard du temps long de l’histoire (à peine quatre ou cinq siècles). La puissance des dynamiques de dépassement par le haut (les flux mondialisés, la multiplication des échanges, l’apparition d’une conscience globale, l’altermondialisme, l’écologie, le renouveau du cosmopolitisme, le renforcement des organisations et des institutions supranationales) et d’effritement par le bas (la diversité culturelle, le pluralisme des communautés, la radicalisation de l’individualisme contre les appartenances contraignantes, le différentialisme religieux, la quête de l’authenticité, le retour au local, les diasporas et migrations massives) entraînerait à terme, sinon la disparition, du moins la relativisation de l’État-nation et de sa dimension inhérente de souveraineté. Dès lors, à l’étude descriptive (le rôle, le statut, l’histoire et l’universalisation de l’État-nation comme incarnation idéale de la communauté politique moderne) se superpose quasi nécessairement un positionnement normatif (quant au maintien de cette figure conceptuelle et empirique de l’État-nation, et sous quel aspect, si l’on considère son intégration dans des processus globaux et son ouverture à la diversité interne), complexité redoublée par l’impératif de penser la désintrication des deux termes, sous la forme de la nation sans l’État et de l’État multinational.
C’est justement à l’intérieur de ce cadre général très grossièrement esquissé que se place la réflexion de Michel Seymour, qui, dans son ouvrage De la tolérance à la reconnaissance[1], vise en philosophe politique à repenser les relations entre organisation politique (État ou autres structures institutionnelles) et nation, et à proposer (c’est le sous-titre de l’ouvrage) une « théorie libérale des droits collectifs ». Il s’agit explicitement, tout au long des quinze chapitres de cette somme considérable (plus de 700 pages bibliographie incluse), de militer, à partir d’une position libérale, en faveur d’une « reconnaissance politique des peuples » et des nations (les deux termes étant pris comme synonymes) comme sujets collectifs, et ce, afin de soutenir la figure controversée de l’État multinational en tant que fondement d’un ordre international plus juste moralement et plus raisonnablement fondé.
On aura compris que la tentative de Seymour n’est pas sans ambition intellectuelle, notamment parce qu’il lui faut débattre (et combattre) à fronts renversés, d’une part contre un libéralisme individualiste ou cosmopolitique estimant qu’envisager d’accorder des droits à des entités collectives revient à ouvrir la boîte à Pandore du nationalisme xénophobe, de l’essentialisme culturel et de l’ethnicisme traditionaliste, et d’autre part, contre une logique communautarienne qui destitue les droits individuels de leur prééminence morale, et tend à homogénéiser les communautés sous les auspices d’un « bien commun » ou d’un « esprit collectif » qui omettrait la prise en compte du pluralisme interne de tout ensemble. C’est pour cette raison que Seymour place sa contribution dans le sillage de trois « influences déterminantes » : celles de Charles Taylor (mais sans l’identité narrative des peuples qui sous-tend la dimension communautarienne de son approche), de Will Kymlicka (mais sans sa version individualiste du libéralisme) et, surtout dirions-nous, de John Rawls, à qui il reprend l’idée fondamentale d’asseoir sa perspective sur un « libéralisme politique » non métaphysique, ouvert à la formulation d’un droit des peuples si l’on en prolonge les intuitions, en dégageant notamment sa théorie de la justice de son « réalisme » et d’une attention trop centrée sur les peuples déjà dotés d’un État souverain.
Nous allons nous efforcer dans un premier temps de rendre compte du cheminement argumentatif de l’ouvrage, avant d’en discuter les thèses dans un second temps, au cours duquel nous tâcherons de souligner nos désaccords principiels les plus importants afin de nourrir un débat certes théorique, mais également, on l’aura déjà pressenti, fort empirique et circonstanciel, si l’on admet que les dimensions du nationalisme québécois et de l’avenir du Canada ne peuvent être totalement passées sous silence (même s’il convient de souligner à cet égard qu’il n’entre nullement dans notre intention, bien au contraire, de tracer un lien unilatéral et nécessaire entre conceptualisations théoriques et positions sociopolitiques : l’éclaircissement que peuvent apporter un contexte et un moment historique ne saurait en aucun cas dispenser d’une analyse des questions conceptuelles pour elles-mêmes). Il nous sera évidemment impossible de traiter exhaustivement la multitude des questions, riches et complexes, soulevées par l’ouvrage (d’autant plus que bien souvent, Seymour fait le choix de discuter sur de nombreuses pages les propositions d’un autre penseur contemporain jugé représentatif – comme Appiah, Blattberg, Ferry, Honneth, Kukathas ou Markell parmi d’autres – ce qui ne simplifie pas notre tâche), d’où le choix (par nécessité) de se concentrer sur certains aspects seulement, que nous estimons cependant essentiels pour la pensée de l’auteur.
Un libéralisme politique pour la reconnaissance des nations
Si l’on n’hésitait pas à le confondre avec une mouvance pourtant dissemblable par bien des aspects (alors que sont paradoxalement presque ignorées dans l’ouvrage les thèses fondamentales de David Miller ou Yael Tamir), il serait sans doute possible de qualifier le projet intellectuel de Michel Seymour de « nationaliste libéral ». Procédant par une double rupture initiale, il entend tracer une voie étroite lui permettant, grâce aux ressources de la philosophie libérale, de promouvoir une reconnaissance politique et morale des nations qui puisse se formaliser dans un système de droits collectifs, sans pour autant limiter de manière déraisonnable les droits individuels, ni rompre avec une perspective cosmopolitique d’élargissement du régime démocratique libéral aux divers peuples de la terre. Double rupture théorique et conceptuelle qui, nous l’avons dit, lui paraît assez assurée pour manifester la supériorité du « libéralisme politique » rawlsien dans cette entreprise périlleuse : première rupture (théorique) avec le « libéralisme individualiste » (qui serait la perspective de Habermas, Honneth ou Kymlicka), incapable d’assumer l’existence de communautés non réductibles à une addition d’intérêts et de similitudes individuels, fussent-ils complexifiés à souhait par la prise en compte de dimensions collectives, identitaires ou culturelles ; seconde rupture (conceptuelle) au sein même de la définition de la nation, dans le sillage de Kymlicka cette fois (et de son concept de « culture sociétale nationale »), avec l’introduction d’une distinction essentielle entre la « structure d’une culture » (principalement sa langue, son histoire et ses institutions publiques communes, assortie d’un contexte de choix et d’un carrefour d’influences) et le « caractère de la culture » (des valeurs morales, croyances religieuses, modes de vie, conceptions de la vie bonne ou du bien commun). Cette seconde rupture apparaît soutenue afin de pouvoir défendre l’octroi de droits collectifs à des nations (définies par leur structure de culture) sans pour autant les ramener à une identité substantielle ou homogène, ainsi que le concevraient les penseurs communautariens. Comme on peut s’en apercevoir, la logique argumentative de l’ouvrage reste très précisément marquée par le vocabulaire et la rhétorique de la philosophie politique anglo-saxonne des trente dernières années, et notamment ce débat entre libéraux et communautariens qui en composa longtemps l’axe principal.
Nous aurons à revenir sur ces deux ruptures, qui à notre sens, constituent l’armature fragile sur laquelle repose tout l’édifice. Mais il est un troisième aspect capital, fort problématique, qui plonge au coeur du problème, à savoir la définition même de ce qu’est une « nation » (ou un peuple). Une typologie constituée de sept idéaux-types, qu’il vaut la peine de rappeler brièvement, fournit une base de réflexion (TR : 35-36) : nation ethnique (pensée selon une même origine ancestrale, comme chez plusieurs peuples autochtones), culturelle (autour d’une langue, d’institutions et d’une histoire partagées : peuples acadiens et métis), civique (à l’intérieur d’État mononational : France, Italie, Japon), sociopolitique (une communauté politique non souveraine : Québec, Écosse, Catalogne), diasporique (l’ancienne diaspora juive, dispersée et minoritaire), multisociétale (un État souverain composé de plusieurs cultures sociétales nationales : Grande-Bretagne, Espagne, Belgique) ou enfin multiterritoriale (nation partagée sur plusieurs territoires, tels les peuples kurde ou mohawk). Intégrant des caractères dits « subjectifs » (l’émergence d’une conscience nationale) et « objectif » (la présence d’un État, souverain ou non, d’un territoire délimité), cette tentative typologique n’est pas sans poser énormément de difficultés, sur lesquelles nous reviendrons partiellement. Retenons cependant qu’à l’encontre de plusieurs analyses sur la question, Seymour invoque comme possibilité conceptuelle l’existence de « nations de nations », c’est-à-dire que le concept n’est en aucun cas exclusif : ce n’est pas tant qu’un individu puisse appartenir à plusieurs nations (éventualité qui n’est déjà néanmoins pas reconnue par tous les pays démocratiques), mais plus encore, une nation peut englober plusieurs autres nations en son sein (un ensemble de nations est aussi une nation), un point qui s’avère redoutable sur le plan de la conceptualité politique et de l’action pratique.
À partir de ces trois points (l’adoption du libéralisme politique comme position théorique, l’analyse distinctive de la culture sociétale nationale et la typologie des formes nationales), Seymour s’engage dans un développement conséquent visant à rendre compatibles nationalisme et libéralisme, qui sortiront d’ailleurs résolument métamorphosés au terme de l’étude. Débutant par une discussion autour de la notion d’origine hégélienne de « reconnaissance » avec les auteurs classiques ayant déployé et solidifié le concept ces dernières années (Fraser, Habermas, Honneth, Taylor), Seymour peut ainsi établir son « libéralisme institutionnel » (ou « politique ») qui, évitant tant les interprétations interactionniste (Habermas et Honneth) que communautarienne (Taylor), envisage une politique de reconnaissance des peuples sous la forme « d’un régime de droits collectifs, conformément à une philosophie libérale qui accorde la primauté à la justice sur le bien » (TR : 78). S’inscrivant explicitement dans la « mouvance multiculturaliste » (TR : 99), Seymour se donne comme défi de « penser les conditions de possibilité des États multinationaux de jure », autrement dit d’« aménager un espace constitutionnel et institutionnel pour la diversité nationale » (TR : 108), selon des arguments « de justice » en faveur d’une politique de reconnaissance : argument sociologique (existence de facto des États multinationaux, y compris lorsqu’ils se proclament homogènes), droit à l’autodétermination (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes), argument politique (contrer le nationalisme majoritaire discriminatoire), ainsi, plus étonnamment, qu’un argument de « stabilité » (assurer l’intégrité de l’État-nation en promouvant la diversité nationale et multiculturelle). Poursuivant la discussion des rapports équivoques entre libéralisme et politique de reconnaissance (à travers le débat Fraser / Honneth ou la théorie des droits différenciés par groupes de Kymlicka), cette première partie (composée des cinq chapitres initiaux) énonce fort justement l’incapacité de l’individualisme libéral « classique » à penser les droits collectifs, notamment en raison du lien historique (mais invisible aux yeux des penseurs libéraux) entre État, nation et individualisme : « Le nationalisme du groupe culturel majoritaire a toujours été l’angle mort de la pensée libérale classique ou de la pensée républicaine » (TR : 190), et par conséquent, « l’État civique libéral ou républicain demeure culturellement homogène sur le plan des politiques, de la Constitution et des arrangements administratifs » (TR : 191). D’où le fameux « paradoxe libéral » qui, durant deux siècles, va associer la défense des valeurs universelles de liberté et d’égalité au particularisme hégémonique d’un État-nation culturellement marqué (même quand cet État-nation se pose, ainsi que le disait l’anthropologue Louis Dumont à propos de la France, « en instituteur du genre humain », c’est-à-dire en incarnation de l’universel accompli). L’individualisme moral, par-delà les oppositions théoriques apparentes entre libéraux (Kymlicka), républicains (Habermas) ou cosmopolites (Held), se voit donc uniment condamné par Seymour, au titre de sa complicité effective avec les défenseurs de l’État-nation homogène : plus encore, aveugle aux revendications minoritaires, il se fait l’auxiliaire indirect du nationalisme majoritaire le plus assimilationniste. Au mieux, dans le cas de Kymlicka, il s’avère de toute façon incapable d’appréhender de manière claire les droits collectifs qui peuvent être alloués à une minorité nationale, à la différence des communautés morales ou des groupes ethniques.
La deuxième partie de l’ouvrage invite justement à corriger la théorie libérale classique par l’approfondissement du « libéralisme politique », qui, tout en conservant l’importance des droits fondamentaux, légitime la possibilité d’accorder des droits moraux et politiques aux nations, sans hiérarchiser droits collectifs et individuels. Cette nouvelle version du libéralisme, inspirée par les travaux tardifs de Rawls, propose une conception « politique » de la personne et des peuples, selon une « neutralité métaphysique » (TR : 273) qui n’aurait pas à prendre position dans les débats entre individualistes et communautariens par exemple, car déplaçant l’accent de la valeur d’autonomie (qui supposerait une appréhension substantielle de la personne humaine) vers la valeur de « tolérance » (qui fera le pont avec la dimension de « reconnaissance » évoquée dans la première partie). Ainsi, en appliquant la « position originelle » aux peuples (par l’intermédiaire de leurs représentants), ce libéralisme politique se trouve-t-il en mesure de fonder le respect de la diversité nationale, culturelle et ethnique dans tous les États démocratiques, qu’ils soient plutôt libéraux ou à connotation plutôt communautarienne (comme Israël). Émerge alors une « théorie idéale » adressée aux peuples démocratiques, qui prône une politique normative de reconnaissance à l’égard des minorités nationales, selon un principe de diversité culturelle qui doit être constamment mis en équilibre avec les droits et libertés individuels. Discutant et critiquant les détracteurs libéraux du pluralisme culturel (Appiah, Benhabib, Kukathas) qui redoutent l’essentialisation des communautés, Seymour s’appuie essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, sur la distinction entre « structure de culture » et « caractère de culture », afin de montrer que cette première dimension « structurelle », si elle marque bien l’identité collective nationale d’une originalité incontestable (selon une langue, une histoire et des institutions communes) ne porte pourtant aucune coloration « communautarienne » (valeurs, croyances, biens substantiels) qui serait en opposition irraisonnable avec les droits et libertés individuels. Il n’existe à cet égard aucune hiérarchie possible entre droits des personnes et droits des peuples, ni entre les droits des différents peuples : « Le seul nationalisme acceptable à mes yeux est celui qui est restreint par une position impartiale affirmant les droits collectifs de tous les peuples et pas seulement de son propre peuple » (TR : 440). Si la solidarité sociale se révèle impossible sans solidarité nationale, celle-ci ne saurait pourtant être suffisante, appelant la théorisation d’un nationalisme cosmopolitique qui invite à « limiter la souveraineté des États souverains » (TR : 441) au nom de l’ingérence humanitaire et du respect du droit des minorités (nationales, ethniques ou religieuses). C’est la prise en compte progressive d’une « structure de base globale » qui commande la transposition du « principe de différence » rawlsien au niveau international, ordonnant un devoir de respect moral et d’intervention politique qui s’adresse autant aux expressions culturelles qu’aux inégalités socioéconomiques.
La théorie des droits collectifs qui constitue le coeur de la troisième partie s’évertue principalement à ériger les nations (ou les fragments de nation) en sujets exclusifs de ces droits, notamment en les distinguant des autres groupes (fondés sur la religion, la race, le genre, les moeurs, etc.) pouvant revendiquer de tels droits à l’échelle sociétale. La transformation d’un intérêt en droit collectif devrait passer l’épreuve de douze conditions ou contraintes (TR : 474-475), qui tiennent essentiellement à la forme du groupement en situation de revendication (lien entre les membres, nombre, allégeance partagée, histoire longue, vouloir-vivre ensemble), à ses valeurs (respect de l’égalité et de la liberté individuelles), mais aussi à la nature des biens revendiqués (objet participatoire ou institutionnel, qui ne peut être produit et exploité qu’en groupe) ainsi qu’à l’existence d’un sujet d’obligation (l’État). Pour Seymour, si les associations diversifiées composant la société (homosexuels, gauchers, personnes au QI élevé, féministes, travailleurs) composent chacune « un ensemble d’individus partageant des traits individuels » (TR : 505), elles ne peuvent réclamer en l’état aucun droit collectif. Car « il faut non seulement une allégeance qui se rapproche davantage d’abord et avant tout d’un regroupement plus ‘organique’, il faut en plus que les traits du groupe faisant l’objet de droits ne soient pas réductibles à un agrégat de traits individuels » (TR : 507). D’où le recours à la métaphore de l’orchestre comme « totalité » afin d’illustrer le détenteur potentiel d’un droit collectif, avec l’identification de propriétés émergentes au niveau du groupe et d’un intérêt général distinct des intérêts individuels exprimés séparément.
L’insistance à nouveau mise sur la « structure de culture » oriente la dotation des droits collectifs en direction de cultures sociétales nationales non définies en termes communautariens : « Il faut une notion de groupe social qui ne suppose pas l’idée d’une action commune, ou l’adhésion à un système de croyances communément partagé » (TR : 517). Cela engage Seymour à se retourner ensuite de l’autre côté, contre les partisans d’une identité postnationale (Ferry et Habermas) ou les analyses individualistes des droits collectifs (Hartney), en vue de revaloriser le rôle des nations dans la vitalité démocratique, et ainsi de justifier le droit à l’autodétermination des collectivités nationales, selon certaines contraintes (au nombre de cinq : volonté d’autoconservation, structure de culture, respect des droits individuels, des droits des minorités, être une société démocratique). Ainsi, « le nationalisme peut passer le test de la moralité politique » (TR : 615), alors que les chantres du cosmopolitisme postnational, là aussi, se font à leur insu les promoteurs d’un statu quo favorable aux États-nations prétendument uniformes car établis sur un nationalisme majoritaire dominateur. En conclusion de cette partie et de l’ouvrage, Seymour réfléchit sur le « droit de sécession », théorisé d’après les célèbres écrits de Buchanan. Sa position sur ce point est claire : « Les peuples sans État n’ont pas un droit primaire général à l’autodétermination externe » (TR : 623), c’est-à-dire de droit de sécession. Doit être prise en compte ici une « clause de stabilité », du fait d’une « réalité internationale dans laquelle on trouve des centaines, voire des milliers, de peuples sans État et des dizaines d’États multinationaux » (TR : 624), et ce, « même si, en théorie, l’idéal serait que tous les peuples puissent disposer de leur propre État ». Par contre, se trouve entériné un droit à l’autodétermination interne (au sein d’un État multinational), droit pour une culture sociétale nationale de préserver son identité collective par l’intermédiaire d’institutions particulières. Seul le déni de ce droit fondamental par l’État englobant peut constituer une raison forte à la sécession, qui devient uniquement légitime à cette condition expresse.
Comme on le constate, l’ouvrage ouvre de façon stimulante sur les plus brûlantes questions de la réflexion politique contemporaine : nationalisme, libéralisme, pluralisme culturel, cosmopolitisme, démocratie, mondialisation. L’une de ses grandes qualités réside en la rigueur et l’honnêteté avec lesquelles l’auteur prend soin d’aller au bout de ses hypothèses, et le plus souvent s’évertue à présenter (puis à y répondre) lui-même les critiques qui pourraient lui être adressées. Le débat nuancé et équilibré qu’il mène avec bon nombre de penseurs du politique afin de soupeser chaque argument permet au lecteur de suivre les échanges avec grand intérêt, et de se construire progressivement une opinion plus éclairée sur le sujet. Travail d’une ampleur remarquable, et synthèse d’un positionnement original dans le champ, il emporte la conviction sur plusieurs points, dont deux particulièrement saillants. Tout d’abord, l’ouvrage explore, à la suite de Canovan ou Kymlicka, ce lien à la fois historique et conceptuel qui unit libéralisme individualiste (républicain ou cosmopolite) et nationalisme, ce « paradoxe libéral » par lequel « l’État libéral doit toujours s’incarner dans une ou des cultures sociétales nationales, que celles-ci soient souveraines ou non » (TR : 202). Assumer ce paradoxe consiste à « prendre acte des liens indissolubles entre les cultures sociétales nationales (souveraines ou non) et le libéralisme » (TR : 198), d’où l’argumentation serrée et probante de Seymour contre les deux orientations libérales qui prétendent faire fi de cette relation intrinsèque : l’individualisme méthodologique, qui ne conçoit toute appartenance que comme un lien volontaire, contractuel et civique, d’une part, et, d’autre part, le cosmopolitisme postnational annonçant la fin prochaine des États-nations. La conclusion que tire Seymour de la résolution de ce « paradoxe libéral » (causé par l’individualisme moral) apparaît dès lors dans toute son évidence : « il faut protéger les droits collectifs du peuple pour être vraiment libéral » (TR : 207). L’ancrage des droits et libertés individuels dans une dimension d’appartenance collective s’avère en effet bien trop souvent considéré comme secondaire et superfétatoire pour de nombreuses théories politiques, qui construisent parfois même une opposition dichotomique et factice entre individus et collectif pour mieux s’éviter de penser leur interaction réciproque et leur interdépendance nécessaire. Il paraît alors judicieux que la philosophie libérale, peut-être sous l’effet des critiques communautariennes, soit enfin disposée à prendre en considération, fût-ce de façon bien timide pour l’instant, la pertinence de l’inscription humaine dans un monde social-historique.
Ensuite, pour évoquer l’autre point fort de l’ouvrage qui emporte l’adhésion, l’engagement de l’auteur en faveur du nationalisme conçu comme droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (même si ce droit reste soumis à un libéralisme démocratique comme juge moral) ébrèche le consensus de plus en plus patent autour des valeurs du « postnational », sous ses diverses versions (patriotisme constitutionnel, cosmopolitisme, ethno-différentialisme), en rappelant l’importance politique de cette « communauté imaginée » qu’est la nation dans la période moderne. Surtout, en insistant sur l’enracinement indéfectible de toute structure culturelle nationale dans une identité collective et historique, Seymour engage une conversion de la philosophie libérale (même si trop partiellement à notre goût, nous y reviendrons) à la prise en compte des communautés de destin qui façonnent l’appartenance au monde, ouvrant par là sur une dimension non volontariste et non contractualiste du sens de la pratique humaine. En défendant la nation comme postulat descriptif et idéal normatif, cet ouvrage possède le mérite indiscutable d’imposer un questionnement sur le devenir de l’espace politique qui sied à la délibération moderne.
Les impasses du fondationalisme libéral
Il y aurait, à dire franchement, une multitude de points sur lesquels pourraient s’élaborer une critique, une nuance, un questionnement. C’est là le propre de tout livre de théorie politique, et, dirions-nous, de tout bon livre universitaire. Le plus visible, pour un lecteur n’appartenant pas au champ spécifique de la philosophie politique en général (mais qui le côtoie par bon nombre d’aspects, faut-il préciser), ni inséré dans les débats anglo-saxons en particulier (où l’ouvrage se situe à l’évidence, puisque hormis Jean-Marc Ferry, les autres auteurs francophones ne sont cités qu’incidemment), c’est la distance qui sépare une ambition aussi universelle dans son projet (assumer une théorie du politique d’orientation libérale, qui articule individualisme, nationalisme, justice, pluralisme et culture, avec même quelques flèches en direction du droit international) et l’exiguïté des savoirs mobilisés, cantonnés à la philosophie libérale nord-américaine. C’est comme si les sciences sociales au XXe siècle n’avaient jamais rien écrit dans le domaine du politique, comme si les apports de la sociologie et de l’anthropologie concernant la nature de l’appartenance collective, l’intelligence de l’autorité et de la légitimité, la distinction des normes et valeurs culturelles, la spécificité de l’individualisme moderne, les processus d’acculturation et d’assimilation, etc., pouvaient être totalement passés sous silence par une théorie idéale « pure » réfléchissant à partir de principes abstraits. Ce n’est pas tant l’ouvrage de Michel Seymour qui serait ici visé (quoique l’absence complète d’exemples afin d’éclaircir les assertions théoriques les plus définitives – sauf quelques propos sur la relation Québec/Canada, les peuples autochtones et la France – participe de cette tendance), mais toute cette littérature « politique » qui, depuis presque quarante ans, tourne surtout autour des écrits de John Rawls, discute, dissèque et amende ce nouvel évangile de l’autocompréhension des sociétés modernes. Un des signes les plus patents de cet isolement réside dans la « révolution » qu’a introduite la pensée communautarienne dans le champ, alors même qu’en partie, elle contribue seulement à transcrire (et traduire dans un langage philosophique), de manière parfois fort modeste, une fraction des connaissances socio-anthropologiques quant à l’ethnocentrisme d’un libéralisme naturalisé, anhistorique et désincarné.
Le libéralisme politique, ou l’illusion idéologique de la neutralité
Là où l’ouvrage reste particulièrement discutable pour un lecteur sceptique à l’égard des présupposés classiques de la philosophie libérale, c’est tout d’abord à l’occasion de cette antienne constamment réitérée à longueur de pages quant à la « neutralité métaphysique du libéralisme rawlsien » (TR : 273). Nous touchons ici l’un des points d’achoppement capitaux concernant le statut et la validité d’une « théorie idéale », qui se présente en surplomb des « doctrines compréhensives » ramenées à des conceptions de la « société civile ». Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur ce concept passe-partout de « doctrine compréhensive », censé regrouper des visions religieuses ou idéologiques du monde, mais séparé d’une conception politique de la justice estimée impartiale. Seymour se place dans la stricte filiation de Rawls afin de revendiquer un « libéralisme politique » qui soit différent du « libéralisme métaphysique » en ce qu’il resterait neutre à l’égard de toutes les conceptions ontologiques du sujet (individuel ou collectif) sous-jacentes dans les théories sociopolitiques (libérales, utilitaristes, communautariennes, culturalistes, etc.) : « le libéralisme politique doit rester neutre sur le plan de l’ontologie sociale », car il « ne s’intéresse qu’à l’identité institutionnelle des personnes et des peuples » (TR : 166-167).
Disons-le tout net, il s’avère impossible de suivre Seymour (et Rawls) sur cette voie, qui pourtant apparaît comme un postulat fondamental de l’approche présentée dans l’ouvrage. Car il ne suffit pas de répéter la même idée à satiété pour la rendre vraie. D’une certaine manière, pour un socio-anthropologue, l’assertion assurée selon laquelle la conception institutionnelle se manifeste comme « neutre en ontologie sociale, en épistémologie des sciences sociales et en psychologie morale » (TR : 419) se révèle proprement stupéfiante. Le « libéralisme politique » considère l’état des sociétés démocratiques libérales comme un état de fait, sans apercevoir que, s’il s’agit bien d’une « tradition politique » (ainsi que le reconnaît Rawls, 1995, p. 39), cette théorie de la justice repose sur une idée culturelle pleine et entière des concepts qu’elle mobilise en amont (citoyen, égalité, justice, liberté, droits). Il y a là un tour de passe-passe théorique qui consiste à affirmer constamment qu’on défend une position « politique » et « institutionnelle » neutre, alors même qu’elle dépend ultimement de présupposés et de concepts qui sont profondément arrimés dans un espace sociohistorique très particulier, et qui continuent d’en dépendre en dernière instance. La théorie du libéralisme politique se prétend « neutre » en faisant comme si elle était compatible avec un grand nombre de positions, mais elle autorise seulement celles qui s’inscrivent dans la « structure de base » rawlsienne qu’est la démocratie constitutionnelle moderne (selon le fameux « pluralisme raisonnable », en fait un pluralisme d’opinions individuelles). Elle se conçoit comme indépendante de toutes les doctrines compréhensives, mais se place indubitablement (ainsi que les institutions qu’elle légitime) sous un postulat métaphysiquement démocratique (incorporant des définitions substantielles de l’individu, de la liberté, de l’égalité), loin d’aller de soi dans les conceptions humaines. Il est d’ailleurs frappant que Seymour, tout comme Rawls, reprenne ici l’une des revendications ontologiques les plus discutables du rationalisme moderne, à savoir sa capacité à établir des principes de justice impartiaux dégagés de l’emprise des valeurs (des conceptions du bien). Dans le langage de Seymour, le « libéralisme politique » ne s’intéresserait qu’à « l’identité institutionnelle des personnes et des peuples », comme s’il était possible de disserter sur celle-ci sans s’interroger sur ce qui la fonde en amont : comment apparaît-elle cette « identité institutionnelle », pourquoi s’impose-t-elle, selon quels critères est-elle reconnue ? Si l’ouvrage évite soigneusement de se prononcer sur ces questions pourtant centrales et indispensables (car c’est justement ici que le « libéralisme », qu’il soit politique ou non, règlemente, admet ou condamne ce qui pourrait s’exprimer – opinions, jugements, actions – dans la sphère publique), c’est parce que partir à la quête des raisons ouvrant à la possibilité même d’une existence « politique et institutionnelle » contraindrait l’auteur à se prononcer sur la nature des postulats ontologiques nécessaires à cette mise au monde, et notamment la centralité de « l’individualisme » (Dumont, 1983) comme idée-valeur prééminente de la conception libérale de la justice.
En effet, afin d’asseoir la référence à une théorie de la justice neutre, Rawls et Seymour doivent insister sur le pluralisme des doctrines compréhensives, et leur incompatibilité définitive en contexte démocratique. Or, ce « fait du pluralisme », ainsi que nous avons tenté de le montrer par ailleurs (Vibert, 2007, à la suite de Descombes, Gauchet, Manent, Raynaud et d’autres) s’avère grandement mythologique, négligeant le fait que se développe dans la modernité démocratique « une homogénéité d’un genre nouveau, ancrée dans la quotidienneté matérielle », au sein de laquelle, parce qu’elle a accédé « au rang d’évidence sur laquelle on se repose sans la questionner », « l’unité collective conquise en profondeur libère en surface le jeu des options singulières, l’éclatement des identités, l’expansion sans limite des différences » (Gauchet, 2000, p. 272). Paradoxalement, ce « pluralisme des doctrines compréhensives » constaté par Seymour se double d’un « consensus » tout aussi évident, selon ses propres dires, à propos de la « conception politique de la personne » en modernité démocratique (ce que nous appelons l’idée-valeur de l’individu moral, libre et rationnel). Seymour omet à cet égard de signaler le caractère intrinsèquement normatif du mouvement disciplinaire de socialisation et d’homogénéisation (à l’égard des mondes paysans et des populations immigrées notamment) nécessaire afin de faire émerger la figure « neutre » du « citoyen », tenue comme une figure taken as granted, autofondée, sans passé et sans culture, par le libéralisme politique rawlsien (Vibert, 2002), alors même qu’il induit des soubassements ontologiques d’une immense portée (ne serait-ce que par la paideia démocratique qu’il inclut comme apprentissage de la valeur d’autonomie et d’une visée de tolérance).
D’où l’ambiguïté du rapport entre le libéralisme politique de Seymour et l’individualisme moral (perçu comme métaphysique) dont il veut inlassablement se détacher. Pour Rawls, nous rappelle Seymour, les principes libéraux fondamentaux sont « dérivés à partir de la conception politique de la personne en tant que personne morale » (TR : 273), c’est-à-dire impliquant « l’autonomie rationnelle (liberté), l’estime de soi (l’égalité), la rationalité (la capacité de poursuivre sa propre conception de la vie bonne) et la raisonnabilité (la capacité de développer son propre sens de la justice) ». Dire ensuite que cette « notion de ‘personne morale’, c’est-à-dire une personne libre, égale, rationnelle et raisonnable » (TR : 274) relève d’un consensus généralisé dans les sociétés démocratiques mais que cette conception « ne prétend pas à la vérité » (ibid.), c’est tout simplement se refuser idéologiquement (en vue de sauver une théorie prétendument « impartiale ») à admettre l’enracinement de cette conception dans une perception métaphysique culturellement marquée et historiquement circonscrite. Quand Seymour affirme que le concept rawlsien d’« autonomie rationnelle » ne s’applique qu’à la sphère politique puisque c’est « un concept adapté à une société qui se soumet à des règles individualistes dans la sphère politique » et que « cela est donc compatible avec la présence de différentes conceptions compréhensives dans la vie privée » (TR : 304), on ne fait que retrouver la séparation classiquement libérale privé/public qui masque l’ancrage idéologique de sa sphère institutionnelle sous un procéduralisme individualiste. D’ailleurs, la répudiation par Seymour de l’individualisme moral ne l’engage pourtant jamais, au grand jamais, à émettre la moindre critique quant à la radicalisation des droits et libertés individuels de toutes sortes institutionnalisés dans les chartes. Même lorsque, à l’occasion par exemple de la discussion sur les lois linguistiques propres au contexte québécois, Seymour rappelle la légitimité de limiter « raisonnablement » ces droits au nom de l’identité collective, il le fait à reculons, en répétant qu’il ne saurait être question ici d’une hiérarchisation entre droits individuels et collectifs, alors qu’à l’évidence, l’articulation contextuelle demande justement cette hiérarchisation qu’il refuse théoriquement. Il faut voir Seymour se débattre pour intégrer à la « théorie idéale » cette catégorie étrange des « sociétés communautariennes démocratiques » (dont les seuls exemples donnés sont Israël et « une éventuelle Turquie gouvernée par des dirigeants musulmans modérés » TR : 341, dont Seymour oublie de préciser qu’elle évolue dans le cadre d’un régime laïc strict sur le plan de la sphère publique) pour comprendre que cette reconnaissance de nations « communautariennes » (dont l’identité substantielle pénètre explicitement la théorie de la justice) n’est possible qu’à condition « que leur pratique n’aille pas à l’encontre des droits fondamentaux de la personne » (TR : 305). Ceci pousse Seymour à élaborer une version de la « neutralité » à la fois pour les États multinationaux et les sociétés communautariennes démocratiques, sur mesure et peu convaincante (le nationalisme étatique majoritaire doit permettre l’expression légitime des nationalismes minoritaires, ce qui le fait tendre vers la « neutralité »), tout en érigeant implicitement l’individualisme en idée-valeur centrale irréductible d’un point de vue général (limitée au cas par cas selon les situations sociohistoriques des nations démocratiques qui les incarnent et les institutionnalisent).
L’équation reste au final relativement simple. Le « libéralisme politique » se veut neutre et impartial (et même universel), mais démocratique (« La théorie idéale ne s’adresse qu’aux sociétés démocratiques », TR : 302), ce qui est une contradiction dans les termes. Car ce faisant, il repose inéluctablement sur une préconception extrêmement forte des croyances, valeurs, idéaux, pratiques légitimes dans un tel univers de sens, compatibles avec l’action publique en tant qu’individu. D’où l’intervention extraordinairement développée de l’État « libéral » (au sens où il entend défendre l’individu) dans tous les domaines les plus divers, comme l’univers domestique pourtant sanctuarisé jusque récemment, à travers l’extension des droits de l’enfant et le bouleversement contractualiste de la vie familiale notamment, sans parler des moeurs, de la culture, de l’économie, etc. Lorsque Seymour affirme que « pour respecter le libéralisme politique, il n’est pas nécessaire de souscrire à un ensemble de valeurs particulières, à un même ensemble de finalités et de projets » (TR : 607-608), il mésestime totalement la nature « métaphysique » des concepts employés pour penser, pratiquer et décrire ce libéralisme politique (individu, égalité, autonomie, tolérance, liberté, progrès, laïcité), ainsi que la connotation culturellement (nationalement) estampillée de ces idées-valeurs lorsqu’elles ont à s’opérationnaliser dans des lois et des institutions (Descombes, 2007).
Ainsi que le rappelait Castoriadis (1999, p. 164), « il est impossible de concevoir un système de normes de droit totalement privées d’un ‘contenu’ substantif minimal, dépassant la simple préservation de la ‘liberté’ de chacun. D’abord, il n’y a rien dans cette liberté et ses présupposés – pas même l’intégrité corporelle – qui aille absolument de soi, autrement dit, qui soit radicalement indépendante de toute institution social-historique de l’humanité de l’homme. (Aussi bien Nozick que Rawls sont aveugles à leur provincialisme historique, considérant comme allant de soi ce qui, plus ou moins, va de soi dans leur pays aujourd’hui) ». Nul besoin d’insister davantage afin de dénoncer l’imposture évidente d’une « théorie politique mais non métaphysique », comme si une position « politique » n’incorporait pas toute une série d’affirmations incompressibles et ontologiquement discutables (connaissances, croyances, valeurs) sur l’être et par conséquent le devoir-être.
L’introuvable « structure de la culture », neutre mais identitaire
En reprenant une distinction de Kymlicka, Seymour différencie d’une part la « structure de culture », composée des trois éléments que sont une langue, une histoire et des institutions publiques communes, et d’autre part, le « caractère particulier d’une culture à un moment donné » (les croyances, finalités, valeurs, projets, modes de vie et habitudes partagés par une masse critique au sein de la population). La « structure de culture » serait donc compatible avec un pluralisme irréductible et raisonnable, ainsi qu’« avec l’existence de langues, d’institutions et d’histoires publiques minoritaires reconnues formellement, soutenues institutionnellement et appuyées financièrement » (TR : 42). En fait, Seymour va plus loin que Kymlicka, chez qui la notion de « culture sociétale » reste ancrée dans une culture particulière « substantielle » : valeurs partagées, pratiques communes, traditions, conventions. Au contraire, selon Seymour, la « culture sociétale » se trouve restreinte « aux composantes les plus stables ou les moins susceptibles de changer substantiellement dans un très court laps de temps : à savoir la structure de culture, le contexte de choix et le carrefour d’influences » (TR : 44).
Cette distinction, centrale chez Seymour, puisqu’elle lui permet d’identifier les peuples comme sujets politiques sans verser dans l’acception communautarienne d’une identité narrative propre à chaque collectivité nationale, se révèle malheureusement incohérente. Seymour développe d’ailleurs tout un chapitre (chap. 9, Le pluralisme culturel et ses détracteurs) afin de défendre cette conceptualisation contre certains de ses critiques (Appiah, Johnson et Kukathas), d’obédience libérale individualiste, qui accusent cette thèse des droits collectifs de favoriser la ghettoïsation, l’ethno-différentialisme et la restriction des droits individuels. Car il faut bien dire que la position de Seymour se tient sur un fil vacillant : la « structure de culture » cimente une identité collective, d’un côté, elle incarne la présence historique particulière d’une nation ; mais, d’un autre côté, elle se présente comme « neutre » pour ses membres, dégagée des doctrines compréhensives particulières. Seymour doit aller jusqu’à concéder qu’il y a là « deux formes de particularismes radicalement différentes. La langue, les institutions et l’histoire publiques communes d’un peuple constituent des particularismes qui n’ont pas grand-chose à voir avec les projets, les finalités et les buts particuliers qu’un peuple peut se donner » (TR : 421). En effet, l’État libéral est censé demeurer neutre par rapport aux diverses conceptions de la vie bonne, mais « il ne l’est jamais sur le plan culturel. (…) L’État ne peut s’empêcher d’accomplir des actes qui ont pour effet de promouvoir une majorité nationale ou une nation majoritaire » (TR : 413-414). Autrement dit, « l’État peut être neutre à l’égard des diverses conceptions de la vie bonne et du bien commun mises de l’avant au sein des divers groupes d’intérêt, mais il n’est jamais neutre entre les cultures sociétales, à moins d’intervenir énergiquement pour contrebalancer les rapports de domination qui existent » (TR : 414).
En admettant la normativité intrinsèque de toute culture, Seymour amende de façon décisive la théorie libérale, d’où la résistance de nombreux libéraux qui y voient une trahison des principes universels qui la fondent. En effet, insister sur l’inscription culturelle de tout État ou institution politique peut s’avérer extrêmement problématique dans le cas de l’État multinational, qui se trouve pourtant être l’organisation institutionnelle favorisée par Seymour (nous y reviendrons). Mais dans ce jeu d’équilibre, Seymour prend soin « d’éviter de se faire embrigader dans une conception communautarienne » (TR : 416), justement par ce recours à la « distinction entre le caractère de la culture (des valeurs, des idées, des pratiques, des croyances communément partagées) et la structure de culture (un ensemble d’institutions) » (TR : 417). Répondant aux objections (Appiah, Kukathas) qui voient dans cette défense de la structure de culture un « idéal communautarien », Seymour entend démontrer que les trois biens « qui sont au centre de la structure de culture d’une culture sociétale donnée (langue, institutions et histoire publiques communes) ne sont pas des biens ‘particuliers’ semblables à des valeurs, croyances, finalités et projets, car ils représentent les composantes fondamentales du concept de l’identité publique commune et ils constituent des éléments essentiels de n’importe quelle société » (TR : 419). Y parvient-il ?
Dans une dizaine de pages importantes (TR : 417-429), Seymour tente de récuser la fragilité de cette distinction analytique en présentant une version « non substantielle » de la structure de culture, tant pour l’histoire publique (qui n’est pas une « identité narrative collective » au sens communautarien, mais un « objet » interprétable de différentes façons), les institutions (qui ne traduisent pas de valeurs car autorisent différentes mises en forme, « réformées, transformées et adaptées tout en restant les mêmes », TR : 422), ou la langue (comme dictionnaire et grammaire) : « Cela suppose une distinction entre l’identité publique et l’identité morale du groupe, entre la structure de culture et le caractère de la culture, entre la langue conçue comme système de conventions et la langue conçue comme vecteur d’une certaine conception du monde, entre le groupe inscrit dans un contexte de choix et le groupe conçu comme une communauté de destin (inscrit dans une certaine téléologie objective ou dans un certain récit) » (TR : 488). Pourtant, l’argumentation ne convainc jamais. En partie, parce qu’on sent que Seymour lui-même, malgré la récurrence de l’affirmation quant à la « neutralité » de cette structure de culture fondamentale pour le maintien d’une perspective libérale, ressent la précarité de la distinction, admettant par exemple que la dimension identitaire de la langue fait d’elle un bien « non neutre », même si cette « non-neutralité n’équivaut pas à la promotion d’une conception de la vie bonne ou du bien commun » (TR : 424). Il faut d’ailleurs noter, en passant, le paradoxe consistant à proclamer que, si la langue possède bien une dimension identitaire et collective, l’« objectif est de la dissocier de toute conception métaphysique particulière » (TR : 428) : la neutralité même devient dès lors un « projet » (par exemple selon un constructivisme linguistique cherchant à s’affranchir des biais « masculinistes » qui y résident : TR : 425), tombant de ce fait dans la catégorie des « doctrines compréhensives » par autocontradiction performative.
Afin de contourner cette dichotomie structure/caractère de culture qui nous apparaît fallacieuse et égarante, il est possible de préciser deux points. Tout d’abord, toute culture, d’un point de vue socio-anthropologique, fonde un monde, « sens, domaine et condition du sens », selon les termes de L. Dumont. Elle n’est donc jamais « neutre » du point de vue du « réel » qu’elle contribue à faire émerger pour les personnes qui l’incarnent, l’expriment et la transforment en l’endossant. De ce fait, la langue, l’histoire et les institutions expriment des idées-valeurs bien spécifiques sur un plan comparatif, manifestant un « parti-pris ontologique » quant à l’être du monde, la relation à autrui et la constitution de la personne concrète (Vibert, 2004). Y compris, devons-nous immédiatement ajouter à l’encontre des illusions libérales, dans les différents mondes démocratiques, ne serait-ce que par la simple catégorie d’un individu moral, libre et rationnel sujet de certains droits, qui par sa présence, bouleverse et redéploye les institutions collectives, lesquelles progressivement se réarticulent autour de cette valeur fondamentale et de ses concomitants (égalité, liberté, dignité, propriété).
Ensuite, ceci étant, une culture n’est jamais homogène au point de pouvoir être réduite à une « idéologie », à une norme uniforme et absolue, notamment du simple fait que toute norme effective, si elle est explicitement affirmée du moins, appelle la possibilité de sa transgression. Aussi, s’il faut se garder de confondre l’horizon de sens ouvert par une culture avec un éventuel monisme interprétatif, il n’en reste pas moins que les « institutions » au sens large – n’oublions pas que pour Mauss, celles-ci sont aussi formelles qu’informelles, allant du geste de salutation quotidien aux organisations politico-juridiques les plus rationalisées, en passant par l’agir pratique des techniques du corps (Mauss, 1969, p. 150) – intègrent toujours une dimension normative, indiquant un sens du bien, du vrai et du juste. Et cela vaut pour les institutions de type politique, juridique, scolaire, hospitalier et culturel, que Seymour considère comme neutres, mais qui constamment se prononcent (en les acceptant ou les interdisant) sur les conduites et les activités individuelles et collectives. Si « les peuples forment des structures de culture rassemblant des ensembles institutionnels tels qu’un système politique, un système économique, un système d’éducation, et un ensemble d’institutions culturelles » (TR : 345), il paraît inconcevable de considérer ces institutions (par exemple, pour reprendre la liste : une monarchie constitutionnelle, le capitalisme marchand, l’école dans telle langue religieuse ou non, l’art subventionné et patrimonialisé) comme « neutres », alors même qu’en toute évidence, non seulement elles indiquent une identité collective (ce que Seymour admet), mais qu’elles intègrent, comme condition inhérente à leur existence, les valeurs, idées, pratiques, croyances communément partagées considérées par l’ouvrage comme vecteurs d’une identité communautarienne.
Il nous faut donc rejoindre le groupe de Kukathas et d’autres qui « nient d’une façon ou d’une autre la distinction entre la structure de culture et le caractère de la culture » (TR : 413). Ce point peut d’ailleurs être argumenté à la fois par le cas des « sociétés communautariennes démocratiques », ainsi que par la thématique des minorités immigrées. Concernant ces sociétés communautariennes démocratiques « constituées d’institutions qui sont traversées par des orientations idéologiques particulières » (TR : 419-420), les thèses de l’ouvrage débouchent sur une très singulière ontologie de l’être et du changement, du même et de l’autre (relevant apparemment du débat entre libéraux et communautariens), puisque supposant que « la société peut dans tous les cas être distinguée des valeurs qui sont véhiculées en son sein » (TR : 415). Seymour estime « qu’une société entendue au sens communautarien se définit à partir de ses croyances, valeurs, finalités et projets. Un changement à ce niveau implique que la société devienne une autre société » (TR : 445). Pourtant, « l’identité narrative » (ou l’ipséité de Ricoeur) et « les significations communes » qui pour un Taylor – dont Seymour est un lecteur avisé et sympathique – expriment la personnalité culturelle d’une société ne paraissent jamais aussi définitives et absolues : c’est bien plus justement une dialectique fine de transformation, récapitulation et englobement qui se révèle apte à dessiner la trame d’un récit identitaire, la persistance de l’être dans l’existence, par-delà les divisions tranchées du même et de l’autre. Le « sens de l’être » propre à toute nation, tout en ouvrant effectivement un débat démocratique quant à son devenir (sa langue, son histoire, ses institutions) ne saurait cependant se placer sous un quelconque « idéal de neutralité », pour peu que subsiste justement le « vouloir-vivre » qu’indique Seymour comme condition à son autosignification interne. D’ailleurs, quand Seymour s’exprime sur l’existence de peuples dépourvus d’identité institutionnelle (au sens organisationnel formel), il en revient à une définition classiquement socio-anthropologique (« communautarienne » dans son langage) : « Je crois que les peuples les plus décimés ont quand même une identité institutionnelle minimale : une langue, des représentants, des rituels, des célébrations, une histoire, des symboles » (TR : 618).
Enfin, pour conclure rapidement sur ce point, le thème des minorités immigrées contribue également à indiquer l’impossibilité de la neutralité de cette « structure de culture » qu’évoque Seymour. Déjà parce que la nation qui joue le rôle de communauté d’accueil devient prépondérante comme référence normative des droits et devoirs de chaque groupe ou individu. Seymour recourt à une « intuition » (injustifiable ?) qui « commande de dire que c’est à cause de la présence de collectivités réelles sur certains territoires donnés que les immigrants ont un devoir d’intégration à leur communauté d’accueil. C’est la communauté d’accueil qui est la véritable détentrice des droits » (TR : 234). Pourquoi refuser aux immigrants le droit d’être scolarisés uniquement dans leur propre langue ? Parce que « la communauté d’accueil a le droit d’imposer une langue de la citoyenneté » (TR : 235). Plus encore, Seymour affirme à cet égard que « les groupes minoritaires ont le droit d’être reconnus dans leur structure de culture, mais ils ont aussi l’obligation de s’intégrer à la communauté d’accueil, et cela veut dire qu’ils doivent accepter de fonctionner à partir d’un régime de droits et libertés de la personne » (TR : 420). Or, qu’est ce « régime de droits et libertés de la personne », sinon la dimension « communautarienne » du libéralisme (au sens où elle norme de façon substantielle, à travers des règles, des croyances et des institutions, ce qu’un individu peut et doit être – libre, moral, autonome, responsable, égal –, et de quelle façon, selon les lois en vigueur concernant, entre mille exemples, l’euthanasie, l’interruption de grossesse, la prostitution, l’assurance-chômage, l’éducation obligatoire, la propriété privée, le salariat, le divorce, la pratique religieuse) ? Si « (…) dans la vie publique de nos propres sociétés, seuls les groupes qui sont individués en des termes non communautariens sont admissibles aux droits collectifs » (TR : 489), alors que le « libéralisme politique » de Rawls et Seymour ainsi que la « structure de culture » se proclament pourtant « neutres » par rapport aux conceptions du bien, c’est justement parce qu’il existe une profonde incompatibilité entre le système démocratique libéral (comme expression culturelle) et certaines cultures (Vibert, 2002) : « Le libéralisme n’est pas un terrain possible de rencontre pour toutes les cultures, mais il est l’expression politique d’une variété de cultures – tout à fait incompatible avec d’autres. […] le libéralisme ne peut ni ne doit revendiquer une neutralité culturelle complète. Le libéralisme est aussi un credo de combat » (Taylor, 1994, p. 85).
Conceptualisation et histoire : qu’est-ce qu’une nation ?
Si, malgré ses postulats discutables quant à sa propre neutralité et sa conception de la culture sociétale comme « structure de culture », le libéralisme politique souhaite élever les nations en sujets de droit collectif, une dernière difficulté majeure tient évidemment en la reconnaissance des « entités » susceptibles d’accéder à ce statut. Seymour pense se débarrasser partiellement du problème, nous l’avons dit, en se concentrant sur « l’identité politique » ou « institutionnelle » des nations, et ainsi éviter de se prononcer sur le mode d’émergence et de consolidation de ces réalités. Pourtant, pas plus que pour la « personne », le libéralisme politique de Seymour ne peut contourner la difficulté qui consiste à entériner d’importants postulats ontologiques dans la définition (censée être neutre) de ce qui est acceptable ou non conceptuellement. Ainsi, au moment même où Seymour propose une typologie de sept sortes de nations (ethnique, culturelle, civique, sociopolitique, diasporique, multisociétale et multiterritoriale), c’est-à-dire dès le début de l’ouvrage, réapparaissent immédiatement les complications, puisque l’identification de ces types repose justement sur des critères plus ou moins implicites, qui auront à se situer en-deçà de l’« identité institutionnelle » dont souhaite tenir compte le libéralisme politique. Il nous est malheureusement impossible de discuter point par point cette typologie, bien qu’il y eût moult aspects fort contestables à souligner, à commencer par l’objection évidente selon laquelle les critères distinctifs utilisés dans cette classification ne sont pas de même nature, ce qui les rend inaptes à former système : ainsi, le caractère « multiterritorial » de la nation kurde ne dit rien quant au principe qui régit son appartenance, qui pourrait être plus ou moins ethnique, culturelle ou autre.
À partir de la thèse forte soutenant que « seuls les peuples et leurs succédanés peuvent être des sujets de droits collectifs » (TR : 32), c’est-à-dire les peuples ou fragments de peuples (diasporas), ressort instantanément la complexité de l’objet « nation », qui mixte forcément des traits subjectifs (conscience collective) et objectifs (institutions au sens large). Or, la question de l’autoreprésentation nationale s’avère éminemment problématique, au point où Seymour, qui comptait s’en tenir à une dimension uniquement « institutionnelle » de la nation, doit immédiatement l’incorporer à l’enquête, sous la forme notamment du recours à la notion de « légitimité », une notion qui fait, on s’en doute, aussitôt réémerger les éléments normatifs pourtant indésirables dans la théorie.
Le cas québécois
À propos de la situation du Québec au sein du Canada, Seymour écrit que « si la population canadienne choisissait de concevoir son peuple comme un État souverain mononational, alors cette conception caractériserait bien ce qu’est la nation canadienne, mais elle serait en même temps illégitime » (TR : 37). Car « il faut (…) distinguer entre la description adéquate d’une autoreprésentation nationale donnée et la légitimité de cette autoreprésentation » (ibid.). Mais alors, qui devient apte à juger de cette légitimité, et selon quels critères ? Car le problème réside justement d’abord dans l’identification d’une « minorité » nationale, et non tant dans le respect de ses droits collectifs une fois qu’elle s’avère reconnue, ce qui est certes un aspect important, mais qui ne peut venir qu’en second dans le processus. C’est la dimension fondamentale du conflit (au moins des interprétations), le plus souvent entièrement passée sous silence dans l’ouvrage, qui se manifeste alors comme l’élément implicite du questionnement. Car si la légitimité est « une question normative qui dépend en grande partie de la capacité qu’a la population dans son ensemble à appliquer une politique de la reconnaissance à l’endroit des minorités qu’elle rassemble sur son territoire » (TR : 37), il faut bien avoir en amont concédé l’existence de cette nation, et non seulement d’un regroupement collectif, ethnique, religieux ou régional.
La présence d’un « consensus majoritaire » apparaît à Seymour comme suffisante pour signaler l’existence d’une nation, selon une « autoreprésentation majoritaire au sein des minorités pour déterminer ce qu’elles sont » (TR : 248). Mais on remarque promptement la circularité du raisonnement, car cette « autoreprésentation majoritaire » sous-entend qu’existe déjà une perception de la nation et de sa composition, car comment désigner la majorité ou la minorité d’un ensemble qui n’existe pas encore ? Seymour peut bien réitérer que « l’autoreprésentation nationale n’est toujours rien de plus que l’autoreprésentation majoritaire au sein d’une population à un moment donné » (TR : 249), n’en reste pas moins irrésolue la question théorique de comprendre de quelle « population » il est question : les simples résidents sur le territoire à une date donnée (le Québec référendaire) ? Les membres ethniques (selon des critères d’ascendance) ? Les membres culturels (selon l’usage d’une langue) ? Tous ceux qui s’y reconnaissent (sur le mode d’une adhésion volontaire) ? C’est là l’un des points aveugles, et irrémédiablement dirimants à notre sens, pour toute théorie libérale de la nation : personne n’a jamais voté, démocratiquement et individuellement, pour décider de former une nation.
La question de la composition du corps collectif apte à se prononcer sur le devenir de cette entité, selon une autodétermination, a toujours déjà été fixée en amont, comme dynamique sociohistorique, à l’image d’un donné plus ou moins arbitraire, selon des critères qui en tout cas restent flous, discutables, non libéraux, et ouverts au décisionnisme politique, car devant prendre en compte (ou non, à l’instar du Québec) divers autres facteurs, telles les pressions migratoires qui s’exerceront dans la période précédant le vote (ainsi le gel de dix ans du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, censé préserver l’équilibre démographique précaire en faveur des Autochtones avant tout référendum sur l’indépendance). On peut d’ailleurs être surpris que cette difficulté insurmontable quant à la composition du « corps souverain » susceptible de se prononcer sur le destin de la nation ait été aussi peu débattue lors des deux référendums sur la souveraineté au Québec. La crainte de se voir accusé de propager un « nationalisme ethnique » joue sans doute un rôle déterminant dans ce déni, mais il est intéressant de remarquer qu’à cette occasion, le Québec a constitué le collectif le plus radicalement « civique » qu’on puisse imaginer pour une communauté nationale, la seule condition pour se prononcer sur son sort historique étant une résidence principale pour tout citoyen canadien. C’est là incontestablement l’accès à la « citoyenneté » (implicite bien entendu, puisque uniquement exprimée par le vote) le plus « libéral » qui puisse être imaginé… mais pas forcément le plus juste ni le plus légitime.
L’argumentation de Seymour qui semble si simple, reconnaître les minorités nationales dans tous les États démocratiques, se fracasse sur le mur de la réalité politique dès qu’on rentre dans les cas concrets (ce qu’il se garde bien de faire) : la Bretagne est-elle une nation ? L’Abkhazie ? L’Alsace ? La Casamance ? La Padanie ? Le Tatarstan ? La Wallonie ? Pourquoi ? Quel que soit le type d’appartenance nationale reconnu (culturel, ethnique, civique), partout se pose le problème de l’exigence territoriale, et des frontières de la nation, avec la présence en certains lieux de dizaines de minorités nationales recensées, et l’impossibilité subséquente de concevoir des droits collectifs sans les rendre concurrents, voire ennemis, dans une région partagée. En passant, pour conclure sur ce point délicat de « l’autoreprésentation nationale », il paraît quelque peu autocontradictoire pour Seymour de reprocher durement à l’approche de Blattberg « d’être en violation constante des autoreprésentations nationales » (TR : 258, parce que Blattberg théorise la nation québécoise comme « culturelle »), alors que lui-même ne craint pas d’affirmer deux pages plus loin qu’une « autoreprésentation peut être incorrecte au sein d’un groupe, même si elle est entérinée par la majorité de ses membres » (TR : 260), justement parce qu’elle ne serait pas légitime (du point de vue de la théorie libérale).
Les embarras conceptuels causés par l’inadéquation de la théorie libérale à l’identification des groupes nationaux s’étendent vers le bas et vers le haut, c’est-à-dire vers les catégories censées être englobées ou englober la culture nationale, les « minorités culturelles », d’une part, et la « nation multinationale » (puisque existent des « nations de nations »), d’autre part. En effet, il paraît difficile de suivre Seymour dans sa distinction tranchée entre les minorités nationales et les autres types de minorité ne pouvant bénéficier de droits collectifs. Pour lui, les autres groupes ne seraient que des « agrégats d’individus », des groupes « rassemblés autour de traits individuels (le sexe, la sexualité, la race) et leurs intérêts sont alors des intérêts individuels » (TR : 476). C’est là faire fi de tout le savoir des cultural studies depuis une trentaine d’années, et de réflexions sur les notions de « culture » ou de « communauté », que de postuler d’emblée une telle individualisation des appartenances.
Certes, d’une certaine manière, la radicalisation de l’individualisme dans la modernité politique a bien contribué à la subjectivation des identités collectives (de genre, de religion, de classe, de handicap), mais celles-ci se réduisent-elles vraiment au partage d’une caractéristique, hors de toute communauté effective ? Dans sa volonté de différencier ces sous-groupes d’une culture sociétale nationale, Seymour bascule d’ailleurs rapidement vers une vision quelque peu communautarienne de l’ensemble englobant (peuple ou nation), allant jusqu’à le définir comme un « groupe informel et ‘organique’ » (TR : 512) : « Car, pour attribuer des droits collectifs à un groupe, encore faut-il que le groupe joue de fait un rôle absolument capital dans notre vie, et ce, qu’on le valorise ou non » (TR : 509), et qu’il soit le lieu d’une « appartenance incontournable et en grande partie involontaire » (TR : 510). Cette tension conceptuelle se manifeste explicitement lorsque Seymour doit discuter des droits accordés aux groupes religieux : ce n’est pas en tant justement que « religieux » (porteurs de croyances, valeurs ou finalités particulières) que ceux-ci se voient reconnus, mais uniquement en tant que « cultures sociétales » (échantillon de groupe national). Cette perspective, qui contraint à penser certains groupes religieux comme étrangers (sur le modèle d’une minorité nationale) est déjà extrêmement litigieuse pour un premier cas discuté (les juifs orthodoxes de Montréal, TR : 490), incorrecte à notre sens dans le cas des Musulmans (dans la discussion sur les caricatures de Mahomet, Seymour explique la réaction des Canadiens de religion musulmane « en vertu de leur appartenance à un peuple ou une communauté de peuples » TR : 268, ce qui rabat totalement l’appartenance religieuse sur une minorité de type national), et de toute façon inapplicable pour les minorités religieuses « locales » (Amish, Mormons). La justification de l’obtention par certaines minorités religieuses de « droits compensatoires spéciaux qui leur permettraient de se soustraire aux pratiques officielles » selon l’argument que « ce ne sont donc pas les groupes religieux qui détiennent des droits, mais bien les groupes nationaux en tant que tels » (TR : 540) s’avère donc intenable et erronée dans la plupart des cas (pour des populations présentes sur le territoire depuis des siècles), sans parler du fait que cela sous-entend d’une certaine manière qu’il est impossible d’être en même temps citoyen d’une majorité nationale et membre d’une minorité religieuse.
Finalement, il nous faut considérer la situation de l’État multinational, ou de façon plus incertaine, de la « nation multinationale », directement reliée à l’appréhension de la situation du Québec au sein du Canada. Il existe une sorte d’oscillation erratique, pour ne pas dire une contradiction, dans la position de Seymour, qui tient justement à sa tentative de théoriser la « structure de culture » comme un principe bipolaire, à la fois culturellement marqué sur un plan externe (car porteur d’une identité nationale particulière), et neutre sur le plan interne (par rapport aux diverses doctrines compréhensives des membres de la communauté). Car qu’en est-il à ce moment-là de la « structure de culture » de l’État multinational ? D’un côté, Seymour affirme que « les citoyens d’un tel État-nation peuvent tous se réclamer d’une seule et même communauté politique, et accepter que certains éléments identitaires comme la langue, les institutions et l’histoire soient communément partagés, tout en reconnaissant formellement que cette communauté politique est composée d’une population diversifiée, comprenant une majorité nationale, une ou des minorités nationales et des citoyens ayant d’autres origines nationales » (TR : 112). La « structure de culture » de l’État multinational apparaît dès lors commune à tous les citoyens membres de cette « nation multinationale » (tous les Canadiens par exemple), et cette identité collective appelle loyauté et allégeance. Mais, d’un autre côté, Seymour indique, du fait du particularisme inhérent à toute structure de culture, que « l’État ne peut s’empêcher de favoriser par son existence même un groupe ethnoculturel ou des groupes ethnoculturels au détriment des autres. Les institutions étatiques promeuvent une ou des langues communes, des institutions communes et une histoire commune. Ceci est inévitable et c’est la raison pour laquelle l’État n’est pas neutre » (TR : 422). Autrement dit, pèse une lourde incertitude théorique sur la caractérisation de la structure de culture dans la nation multinationale, puisqu’elle se présente en même temps « neutre » (les citoyens sont tous canadiens, partageant une ou deux langues communes, une histoire et des institutions publiques) et orientée (l’identité publique commune dans la nation multisociétale canadienne « peut à première vue sembler être politiquement neutre », mais en fait « l’influence de la majorité canadienne-anglaise est écrasante », TR : 562-563). Attester en effet que la neutralité justificationnelle de l’État libéral joue seulement par rapport aux diverses conceptions de la vie bonne, mais pas sur le plan ethnoculturel revient en effet d’une certaine manière à récuser la possibilité de tout État réellement multinational, au sens où une armature fédérale pourrait être extraite d’un ancrage particulier.
D’où la nécessité pour Seymour, afin de contourner cet écueil, d’élaborer une nouvelle conception de la « neutralité », qui se ramène à un équilibre fédéraliste des pouvoirs et à un jeu de répartition des compétences. Pour Seymour, « l’idéal de neutralité pouvait en partie au moins être atteint par une politique de la reconnaissance. Cela veut dire que l’État libéral doit rechercher la neutralité même si l’idéal de neutralité n’est jamais pleinement atteint » (TR : 413). À cela on pourrait rétorquer que même une politique de reconnaissance ne parviendrait jamais vraiment à être « neutre » au sens libéral, puisqu’elle reconnaît des minorités nationales distinctes de la majorité nationale, et donc demeure irrésistiblement nouée à un nationalisme majoritaire. Le Québec se verrait contraint, y compris dans la voie la plus prometteuse d’un État multinational reconnaissant ses nations constitutives, de rester sous la tutelle d’un État par définition ethno-culturellement étranger, tolérant certes, à leur égard, mais définitivement exogène. Le pari de Seymour quant à la réussite d’un État multinational repose sur la possibilité de « corriger l’absence d’une identité commune suffisamment riche par l’adoption d’une politique de la reconnaissance, qui ferait entrer dans l’espace public, institutionnel et constitutionnel les droits collectifs des peuples et des minorités nationales. Une telle approche pourrait induire un véritable sentiment de loyauté à l’égard de l’État englobant » (TR : 115). La critique du multiculturalisme canadien s’effectue alors sur le manque de reconnaissance des minorités nationales (Québec, Acadie, peuples autochtones), alors même que le Canada doit être considéré comme une « nation multisociétale », c’est-à-dire une « nation multinationale » (TR : 123). La fin de l’exclusivité d’appartenance nationale défendue par Seymour marque une profonde rupture avec le nationalisme classique. Même si l’on connaît en pratique les doubles et triples nationalités, on sait qu’il existe souvent de facto une appartenance prioritaire, du simple fait par exemple de résider sur un territoire, et que cette « exception » se limite aux parcours singuliers d’individus (en exil ou issus de couples binationaux). Or, les « nations de nations » conceptualisées par Seymour engagent à comprendre des peuples entiers comme « binationaux », voire « trinationaux » (des Acadiens ou Autochtones résidant au Québec lui-même intégré au Canada), sans que la question des conflits d’allégeance soit réellement abordée.
⁂
En conclusion, il convient peut-être simplement de souligner que notre analyse critique doit être lue, au-delà des profonds désaccords qui s’y expriment avec l’auteur, comme la reconnaissance de l’importance de l’ouvrage et du caractère stimulant des interrogations soulevées. On aurait pu évoquer bon nombre d’autres points tout aussi capitaux et objets de divergence (le devoir d’ingérence humanitaire et politique, le cosmopolitisme, le droit de sécession, la question théorique du « holisme » par opposition au collectivisme), sans arriver à épuiser la richesse d’une position qui aborde de front les catégories fondamentales de l’appartenance collective contemporaine. Nous restons toutefois sceptiques quant à la capacité du libéralisme d’assumer l’inscription normative (culturelle) de la dynamique démocratique et la contingence sociohistorique de l’apparition nationale, qui les fait dépendre d’autre chose que d’une « théorie idéale » aux fondements, quoi qu’en pense Seymour, profondément individualistes. En somme, l’ambition fondationaliste portée par le libéralisme paraît d’une certaine manière toujours démesurée, rationalisant des aspects qui lui échappent de tous côtés. Et surtout, d’un point de vue plus situé, il n’est pas certain que la transformation « sociopolitique » de la nation québécoise selon un quasi-procéduralisme identitaire (la notion de « structure de culture »), telle que présentée dans l’ouvrage, contribue effectivement à favoriser son autodétermination, laquelle, à notre sens, semble davantage liée, au vu de l’expérience contrastée des divers nationalismes au cours des deux derniers siècles, à une affirmation substantielle quant à son être historique, son expression politique et ses valeurs communes, voie privilégiée afin de « faire référence » et devenir « totalité englobante ».
Appendices
Note
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[1]
Nous indiquerons seulement dans les notes l’abréviation TR pour faire référence à l’ouvrage.
Bibliographie
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- Dumont, Louis, 1983 Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil.
- Gauchet, Marcel, 2000 « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », Le Débat, 110 : 258-288.
- Mauss, Marcel, 1969 Oeuvres, III : Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Éditions de Minuit.
- Taylor, Charles, 1994 Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier.
- Vibert, Stéphane, 2002 « La démocratie dans un espace postnational ? Holisme, individualisme et modernité politique », Anthropologie et Sociétés, 26, 1 : 177-194.
- Vibert, Stéphane, 2004 Louis Dumont – Holisme et modernité, Paris, Michalon.
- Vibert, Stéphane, 2007 « Sociétés pluralistes ou pluralisme des sociétés ? De deux types irréductibles et potentiellement contradictoires de ‘pluralisme culturel’ », dans : Stéphane Vibert (dir.), Pluralisme et démocratie – Entre culture, droit et politique, Montréal, Québec Amérique, p. 211-269.