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« ...je trouve tagique, …que l’Ordre n’ait pas su se transformer dans sa philosophie, n’ait pas su se dégager de l’Église catholique, n’ait pas su s’ouvrir aux autres tendances du Canada français. »

J.-Z. Léon Patenaude

On a relativement peu écrit sur la vraie société civile du Canada français au XXe siècle, sur sa réactique, sur ses intérêts et capacités à développer des stratégies pancanadiennes. Tout au plus peut-on citer certains écrits sur la bourgeoisie qui ont émaillé les travaux marxisants dans les années 1970. C’est un peu comme si l’émergence de l’État conquérant et de la québécitude au Québec dans les derniers 50 ans avait repoussé le Canada français dans les marges du pays, et sa société civile dans les marges de ces marges. Le gros du travail historique a porté sur les faits économiques et politiques construits autour de réalités administratives comme les provinces. Le Canada français sociologique s’est lentement effacé. Et quand on l’a abordé, c’est trop souvent par morceaux ou dans des registres idéologiques ou fantasmagoriques où l’imagination de l’auteur prenait toute la place. C’est pourquoi on ne pouvait que se féliciter de voir un livre paraître sur une société secrète canadienne-française qui a eu des ambitions pancanadiennes et dont on savait trop peu de choses. Le livre de Denise Robillard (2009) était d’autant plus attendu que le gros de ce qu’on avait écrit sur l’Ordre de Jacques Cartier était plutôt l’écho soit de témoignages d’imprécateurs ou de membres excommuniés, soit de rapports hagiographiques, soit de survols assez superficiels – à l’exception du livre de G. Raymond Laliberté (1983) : un peu mécanique et idéologiquement corseté, mais fort riche au plan de la compréhension de l’Ordre.

On pouvait s’attendre dans un livre de plus de 500 pages à y voir exploré au grand jour et sur une longue période le dynamisme complexe d’un groupe social minoritaire cherchant 1) à défendre et à promouvoir sa langue en tant que véhicule officiel, 2) à assurer à la minorité linguistique sa quote-part aux places dans la fonction publique fédérale, et 3) à utiliser réseautage et instruments de promotion pour assurer l’impact de son action sur le rayonnement du groupe et de sa langue ainsi que sur son milieu plus vaste.

Le contexte

La période 1925-1965 correspond à une ère de grands bouleversements dans l’histoire du Canada français. Crise économique majeure, Seconde Guerre mondiale, urbanisation galopante, émergence de l’État-providence, immigration massive dans l’après-guerre, etc. – autant de facteurs qui sont venus brouiller l’équation linguistique au coeur des préoccupations du groupe. L’histoire de l’émergence, de la croissance, du déclin et de la mort de l’Ordre de Jacques Cartier (OJC) de Denise Robillard promettait donc d’être une sorte de séismographe intéressant d’une expérience sociolinguistique mouvementée. Or, le lecteur est laissé sur sa faim tout au moins si l’on veut comprendre la logique sociale que cette expérience pouvait censément révéler. On a droit à un relevé pointilleux et très détaillé des échanges entre les membres de la garde rapprochée d’une petite élite bureaucratique de personnes associées à l’Ordre (y compris leur santé oculaire). Ce travail est riche en renseignements souvent triviaux mais demeure assez pauvre en explication et en compréhension d’un phénomène social qui méritait mieux, de la réalité sociopolitique dont il devait censément être le révélateur, et de l’impact de son action.

Le livre de Denise Robillard est une « histoire faible » au sens où Lévi-Strauss employait ce terme – anecdotique, événementielle, riche du point de vue de l’information – et non pas une « histoire forte » permettant de comprendre la dynamique de l’Ordre et sachant expliquer la logique sociale du Canada français au cours de cette période. Et pourtant toute l’information était là, mais elle appelait des analyses plus poussées et plus fines. La raison principale pour laquelle le livre déçoit est qu’il se concentre trop exclusivement sur les machinations internes d’une petite coterie au coeur de l’organisation qui de l’aveu même de l’auteure est une réponse mystique, confessionnelle, élitiste et autoritaire (p. 44) à une situation de « désespérance » (p. 34) sociolinguistique. Or ce qui frappe dans cette élite franco-canadienne extrêmement restreinte et fort peu représentative de toute la société civile canadienne-française, c’est à la fois son intégrisme et sa fausse conscience : elle manque phénoménalement tant d’ouverture d’esprit que d’esprit stratégique – l’un expliquant l’autre.

Son narcissisme fait que l’Ordre est incapable de jauger adéquatement son environnement et les assises du pouvoir en place ou en train d’émerger. Cet aveuglement fait que l’OJC va dépenser des énergies folles dans des efforts pour avoir le support du haut clergé et par des ambassades douteuses (y compris en finançant certaines activités mal définies du futur cardinal Léger prétendant faire du lobbying à Rome) plutôt qu’en faisant des efforts pour collaborer avec les autres organisations existantes pour rejoindre un cercle plus large de support dans la base de la société civile francophone. On se plaint du manque de fraternité des Canadiens français (p. 59) et on se gorge de directives et de mots d’ordre assez vides (p. 64). Mais en même temps des actions régionales pointues de nombreuses cellules (qui ignorent allègrement les mots d’ordre venant du haut de la pyramide) vont avoir une influence importante sur la machine administrative en particulier au Québec. Or, on n’y porte pas l’attention requise.

Il ne faut pas occulter ou sous-estimer les efforts de l’OJC pour favoriser le bilinguisme dans la fonction publique fédérale et dans la diaspora franco-canadienne hors Québec (p. 94 et suiv.), mais il ne faut surtout pas occulter ses succès dans le déclenchement de nombreuses initiatives et mouvements qui, dans le constat dithyrambique de J.-Z. Léon Patenaude, aurait fait qu’il n’y aurait pas eu de Révolution tranquille sans l’Ordre (Laliberté, 1983, p. 22). Or ces deux vagues ne sont pas de la même mouture : l’une vient d’Ottawa, l’autre des régions. Et les dissensions vont d’ailleurs vite fleurir au sein de l’Ordre, ce tant au Québec et à Ottawa qu’entre ces deux pôles. Ces tensions ont le plus souvent leur source tant dans l’aveuglement et l’autoritarisme de la haute direction de l’OJC à Ottawa que dans son manque flagrant de volonté de collaboration (frisant parfois la paranoïa) avec les autres instances de la société civile.

Quelques balises

Voilà qui rend difficile de répondre à la question centrale à savoir ce qu’on peut raisonnablement attribuer à l’activisme de l’Ordre. À côté des élans qui peuvent paraître excessifs de Patenaude qui attribue un grand nombre d’initiatives progressistes dans tous les secteurs à l’action de l’Ordre – beaucoup de commentateurs vont dénoncer l’Ordre dans des termes passionnés – mettant l’accent sur le simple caractère magouilleur de l’Ordre et son impact délétère. Jean-Charles Harvey dans Le Jour en 1941-1942 le compare au Ku Klux Klan et suggère qu’il préparait un putsch politique ; T. D. Bouchard au Sénat du Canada en 1944 y voit un effort pour imposer un État indépendant, catholique et français ; Roger Cyr va pour sa part présenter l’Ordre dans un registre désopilant comme simple pantalonnade sans grand impact (Cyr, 1964).

Un constat plus réaliste pourrait être que l’impact de l’Ordre n’a peut-être pas été aussi important que ses chantres et ses dénonciateurs ont voulu le faire croire, mais que son action n’a pas été aussi insignifiante que Cyr le suggère, surtout dans des dossiers particuliers et régionaux comme ceux qu’énumère Patenaude (le plébiscite de 1942, le Bloc populaire, les Amis du Devoir, les clubs Richelieu, les coopératives agricoles, compagnies d’assurance, etc.). On ne le sait pas avec certitude. Et Robillard ne jette aucune lumière nouvelle sur ce dossier que pourtant Laliberté avait exploré de manière préliminaire en 1983.

Chantres et imprécateurs ont certainement eu tendance à magnifier l’impact de l’Ordre en général. Mais on n’a pas véritablement documenté les impacts de l’Ordre sur le terrain, en particulier : on s’est souvent contenté de présumer que, puisque l’Ordre était présent d’une manière quelconque dans le dossier, il avait eu un impact significatif (délétère ou bénéfique). Or il est fort difficile dans des dossiers scabreux où les jeux de stratégie fourmillent et la documentation manque, de savoir jusqu’à quel point l’Ordre a joué un rôle déterminant ou non.

On a peut-être été porté à croire trop vite que l’impact a été moindre que ce qu’on a voulu faire croire à cause du caractère polyphonique et éclaté de l’Ordre et la capacité de ses leaders intégristes d’antagoniser bien des supporteurs potentiels par ses positions et son style de gouvernance. C’est ainsi 1) qu’une série de positions prises dans les années 1930 vont miner l’influence de l’Ordre (sa position vis-à-vis l’immigration juive et un certain ascendant fasciste et antisémite en son sein) ; 2) que l’incapacité des officiels de se dégager d’une certaine hiérarchie catholique déjà en perte d’influence et le césarisme obtus des officiels vont créer des déchirements dans l’Ordre et miner sa force de frappe ; 3) que les tensions entre les orientations socioreligieuses de la Chancellerie outaouaise et les orientations davantage politiques des chancelleries québécoises vont faire que vite une réelle scission va s’opérer avec pour conséquences que beaucoup de travail de terrain au Québec n’aura que bien peu à faire avec les grands ébats au sommet. On peut même dire qu’il y aurait eu de multiples Ordres – l’un au niveau national et bien d’autres au niveau régional – avec toutes les possibilités de schismes et de purges qu’on observera d’ailleurs sans que les travaux aient tenté de faire la lumière sur ce qui les a véritablement déclenchés.

Ces tensions sont évidemment un reflet du bariolage de la société civile canadienne-française, mais elles seront particulièrement mal gérées et deviendront toxiques, au point de miner l’action de l’Ordre dans bien des dossiers. Or le livre de Robillard traite de ces questions d’une manière extraordinairement aseptisée en insistant sur les échanges de correspondances byzantines, mais sans les insérer dans leur contexte tant mondial que canadien. Il en sort des rapports détaillés de palabres intestines qui restent à la surface des choses et montrent fort mal comment l’OJC, avec le temps, en vient à s’insérer de plus en plus mal dans son contexte général mais devient une force vive dans ses contextes régionaux.

Dans la seconde partie de sa vie, l’OJC va s’impliquer dans un éventail de dossiers disparates où l’importance du français per se n’est pas toujours évidente. Alors que son impact dans le dossier de la francisation et du bilinguisme dans la fonction publique fédérale est incontestable, dans bien d’autres secteurs il n’est pas toujours clair 1) quelle a été la véritable importance de l’OJC (au national et au local) dans des dossiers où bien des groupes étaient impliqués, 2) avec quelle compétence ou incompétence l’OJC a pu mener des initiatives quand il a été à la barre, et 3) quel impact l’action nationale ou locale a vraiment eu sur les résultats. Le livre de Robillard est inexplicablement muet sur ces questions.

Finalement, l’Ordre s’effilochera péniblement et disparaîtra dans l’après-guerre. Miné par des débats sur la confessionnalité, débordé sur sa gauche comme sur sa droite par de nouveaux groupes, sa réputation entamée par la faillite d’une de ses créatures financières, victime de la recentralisation des perspectives du gros des troupes autour du seul Québec, l’OJC implosera dans la confusion, la douleur et l’insignifiance.

Un fouillis

On aurait pu mettre de l’ordre dans ce fouillis, mais cela n’a pas été fait. Trois lacunes sérieuses empêchent Robillard de procéder au-delà des procès-verbaux et des correspondances à double fond.

D’abord, le manque d’intérêt pour une psychanalyse des élites traditionnelles au coeur de l’Ordre qui en montrerait le degré de fausse conscience. Dans la première moitié du XXe siècle, il existait déjà au Canada français une pensée économique qui aurait dû inspirer ces élites. L’axe Bouchette-Montpetit vient à l’esprit. Or, il y a sur ce front une béance dans l’OJC central révélée par son analyse des correspondances et procès-verbaux.

Il y a de quoi surprendre. L’École des Hautes Études Commerciales a été créée en 1907, L’Actualité économique est publiée depuis 1925 : il est difficile de comprendre comment les élites de l’OJC ont pu être aussi aveugles à ce qui s’y trame. Les leaders de l’OJC central semblent incapables de prendre une vue dialectique de leur milieu et de s’insérer dans ce milieu pour comprendre quels sont les leviers vraiment à leur disposition. L’auteure observe le repli sur le gouvernement sans vraiment explorer pourquoi on laisse de côté des options pourtant présentes et prometteuses. Se pourrait-il que ce soit à cause de la lourde hypothèque de l’origine bureaucratique et outaouaise de l’Ordre ? Serait-ce une perversion semblable à celle qu’on va observer avec la grande marche des bureaucrates au Québec après 1960 ?

Plus déplorable encore, l’auteure n’explore pas non plus les fondements de la focalisation de l’OJC central sur le levier religieux et une marginalisation relative d’une intelligentsia qui était pleinement au fait des autres pouvoirs. Comment expliquer un manque incompréhensible d’influence de la part des François-Albert Angers, René Paré et Gérard Filion (pour n’en nommer que quelques-uns) sur les instances nationales outaouaises de l’Ordre ? Se pourrait-il que cela confirme une certaine fragmentation effective de l’Ordre puisque ces hommes avaient une énorme influence au Québec ?

Enfin, il aurait fallu analyser la myopie et la naïveté du petit peloton de tête à Ottawa face aux mouvements fascistes et antisémites des années 1930 et la source profonde de l’antagonisme qu’il a maintenu face aux divers groupes comme la Société Saint-Jean-Baptiste qui défendaient, et combien mieux, certains des mêmes objectifs.

L’hypothèse qui s’impose est qu’à la tête du mouvement se trouvait un petit groupe intégriste outaouais relativement marginal et assez peu représentatif de l’élite canadienne-française dans son ensemble. Un minimum de travail sur la démographie des membres et des leaders aurait facilement permis d’en définir le profil ; une analyse de contenu des publications aurait suffi pour montrer à l’évidence l’étroitesse du point de vue et le caractère étriqué des fondements du mouvement tout au moins en son centre ; un travail plus approfondi sur les questions qui ont engendré des excommunications aurait révélé les zones de sensibilité ; une analyse sérieuse du gâchis de la Compagnie nationale de Gestion (qui va faire faillite) aurait montré comment la gouvernance centralisée de l’OJC était déficiente, ses compétences gestionnaires douteuses, et son goût pour la magouille énorme. Or Robillard n’explore aucun de ces axes sérieusement.

Un minimum

Ce qu’on aurait pu espérer au minimum de la part d’un livre venant plus de 15 ans après les analyses de Laliberté, c’est que les questions sur lesquelles se termine le livre de Laliberté soient au moins examinées, et soient validées ou infirmées. Est-ce que l’Ordre a été un État dans l’État ? Est-ce que la Révolution tranquille a été le résultat du travail des membres de l’Ordre ? Est-ce que le Parti québécois est l’héritier légitime de l’Ordre ? À ces questions, Laliberté donne des réponses provisoires : non, non, oui. On ne pourra donner des réponses plus assurées à ces questions avant que des travaux supplémentaires permettent de réduire la zone d’incertitude qui entoure encore ce qui peut être attribué raisonnablement aux actions de l’Ordre. Le livre de Robillard est trop frileux pour suggérer des réponses à des questions aussi claires. On se contente de parler des victoires symboliques de l’Ordre et d’accuser d’amnésie ceux qui, comme Rosaire Morin, qualifient de « bebelles » les actions ponctuelles et les victoires de l’Ordre. Cela ne peut suffire.

Ce qu’il faut maintenant, ce sont des travaux qui établissent plus fermement les dossiers documentaires dans cette kyrielle d’aventures dans lesquelles l’Ordre a trempé. Bien téméraire celui qui pourrait dire maintenant ce qui va en sortir. Mais pour ceux qui pensent que natura non fecit saltum et qui ont travaillé dans des dossiers connexes (Paquet, 1999, 2008), il y a probablement dans ces dossiers mal connus de quoi renforcer l’impression que la grande noirceur de l’avant 1960 au Québec a été inventée de toutes pièces. La Patente représente une énigme non résolue, mais les images d’Épinal qu’on a fabriquées des années d’avant 1960 sont trop simplistes pour être crédibles. Le voile tiré par Laliberté sur cette énigme n’a pas montré toutes les ramifications de l’Ordre, mais les maigres ajouts de Robillard vont peut-être contribuer bien davantage à confirmer certains préjugés qu’à éclairer la scène.

Le travail au macroscope semble être arrivé au bout de son utilité. Ce qui reste à découvrir réside moins dans les babillages de procès-verbaux des officiels et dans leurs correspondances insipides et parfois loufoques que dans les actions particulières des divers méso-réseaux régionaux engendrés par l’Ordre. Robillard a porté toute son attention sur ce travail au macroscope qui a simplement confirmé ce que l’on savait : une petite clique intégriste semble s’être embourbée dans des activités largement au plan symbolique qui ont eu une portée mais relativement limitée. Ce n’était que la pointe de l’iceberg.

Le travail du reste de l’iceberg demeure mystérieux : les actions d’une bonne partie de l’intelligentsia mobilisée plus régionalement et localement dans des commissions et actions pointues par les réseaux locaux de l’Ordre. On trouve trop souvent dans ces réseaux le nom de gens dont on ne peut pas croire qu’ils se seraient engagés (un peu ou beaucoup) dans les activités régionales de l’Ordre s’ils n’y avaient pas vu un réseau puissant et efficace. Angers, Paré, Parizeau, Parenteau… pour n’en rester qu’aux économistes n’auraient pas perdu leur temps à participer si le réseau local n’avait pas été porteur d’actions tangibles.

La bascule d’une problématique canadienne-française à une problématique québécoise dans le travail de l’Ordre au Québec a évidemment changé la donne dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Un examen critique des succès de l’Ordre (tel que dressé par J.-Z. Léon Patenaude et que Laliberté présente dans les premières pages de son livre) définit le vrai programme de recherches qui s’impose. Là, tout est à défricher.

On permettra à un observateur qui ne prétend pas avoir fait plus qu’être aux aguets de spéculer qu’il se pourrait bien qu’un peu de scaphandre dans les dossiers mentionnés par Patenaude nous amène à croire qu’on doit attribuer bien plus qu’on ne l’a fait à l’Ordre de Jacques Cartier. Ses rites d’initiation loufoques, inventés par des bureaucrates à Ottawa dans l’entre-deux guerres, peuvent faire sourire mais ils auront peut-être confondu les observateurs. Derrière ces pantalonnades se cachait l’émergence de méso-réseaux non seulement dans le Canada français hors Québec mais surtout au Québec qui allaient vite échapper au dominium outaouais et établir la base d’actions concrètes et portant à conséquence dans la société civile.

Dans cette perspective, il n’est pas déraisonnable de vouloir réexaminer certaines actions de l’Ordre plus attentivement, et de considérer certains aboutissants québécois de ces actions de l’Ordre au plan régional comme un brouillon des choses en train de se transformer. Même si l’Ordre au plan national a combattu le séparatisme, se pourrait-il que ce qui en est sorti ressemble à ce que Gaston Bachelard appelle un surobjet – c.-à-d., « le résultat d’une objectivation critique, d’une objectivité qui ne retient de l’objet que ce qu’elle a critiqué » (Bachelard, 1949, p. 139) ?

Jusqu’à quel point peut-on alors attribuer en partie à l’activisme de l’Ordre anamorphosé par ses instances locales l’avènement d’un surobjet qui serait la Révolution tranquille ? Voilà un croquis qui – pour aventureux qu’il puisse paraître – vaut tout autant que bien des histoires chromatiques et surréalistes qu’on nous a rabâchées depuis 50 ans. Cette version aventureuse qui minimalement donnerait un rôle de soutien à l’Ordre (celui de beau-père, disons) dans la dynamique démographico-sociale à l’allure de tsunami des années 1950 au Québec a le mérite de donner sa juste part au bouillonnement de la société civile et aux effets non voulus et non prévus qui sont au coeur des sciences humaines. Cela contraste heureusement avec les explications fondées sur le principe de l’immaculée conception qui ont eu cours dans les dernières 50 années.

Qui a osé sourire quand un des grands intellectuels du moment a parlé sentencieusement du gouvernement Lesage qui aurait « inauguré officiellement la Révolution tranquille » comme les marguilliers déclarant ouverte la tombola ? Est-ce moins réducteur ? Quant à savoir s’il y aura des chercheurs avec la patience de bénédictins et l’astuce de l’inspecteur Maigret pour sonder ces mystères et résoudre les énigmes d’attribution de ces préliminaires de ladite Révolution tranquille, ce n’est pas certain. D’autant plus qu’il n’a pas été établi hors de tout doute que le phénomène qu’on cherche étroitement à attribuer n’est pas un être de raison.