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Au Canada, les inégalités de revenu de travail selon le bilinguisme français anglais entre les francophones et les anglophones ont fait l’objet de nombreuses études. Les relations sociales et politiques entre ceux que l’on nommait autrefois les Canadiens français et les Canadiens anglais ont en effet joué un rôle significatif dans l’histoire du monde du travail dans la plupart des provinces. Mais c’est au Québec et au Nouveau-Brunswick que l’interaction entre les membres de ces deux groupes linguistiques a le plus façonné leur condition relative en matière de rémunération du travail. Ce sont en effet les deux seules provinces où se côtoient depuis un siècle et plus des proportions importantes de francophones et d’anglophones sur le marché du travail. Pourtant, il aura fallu longtemps avant que les marchés du travail de ces provinces puissent offrir aux francophones des conditions de rémunération plus ou moins équitables et indépendantes de leur identité. L’évolution en ce domaine fut relativement tardive et les résultats, différents selon la province. À notre connaissance, la mesure de cette divergence n’est toutefois pas encore établie d’une façon satisfaisante. Les écarts entre les résultats par province sont-ils demeurés importants et stables à travers le temps ? Ou ont-ils décru au point d’être plus ou moins socialement et scientifiquement significatifs de nos jours ?

Dans ce contexte, mesurer avec le plus de rigueur possible l’évolution du salaire des hommes de 1970 à 2000 au Québec et au Nouveau-Brunswick selon l’origine francophone ou anglophone et le bilinguisme au sein de la main-d’oeuvre pleinement et normalement intégrée au marché du travail au sens le plus classique de ce terme pourrait éclairer quelques aspects de l’édifice complexe que constitue l’histoire des relations entre francophones et anglophones. D’abord, parce que le salaire est, de toutes les formes de rémunération du travail, celui dont la distribution au sein des sociétés industrialisées est la plus marquée par les divisions sociales et politiques (Saez et Veall, 2003). Ensuite, parce que la population de salariés masculins que nous visons a été désignée par les sociologues et les économistes de la première moitié du XXe siècle et de l’après-guerre comme population type pour l’étude des inégalités salariales entre les francophones et les anglophones au Canada. À notre avis, ce choix demeure valable de nos jours, car il y a une absence relative de lien au sein de cette population entre les écarts salariaux selon l’appartenance francophone ou anglophone et le statut et l’activité sur le marché du travail. Par ailleurs, malgré l’ensemble des changements survenus au cours des dernières décennies, la taille ainsi que l’importance sociale et économique de cette population type sont toujours demeurées loin d’être négligeables.

Le problème

Le problème à l’origine de ces inégalités est de nature sociopolitique et il est bien connu. Il tient dans la position historiquement dominante, au sens wébérien du terme, de l’anglais comme langue d’usage dans les segments secondaire et tertiaire du marché du travail au Québec et au Nouveau-Brunswick, et des anglophones, en tant que collectivité, dans leur économie. Les causes et les conséquences de ce phénomène sont multiples et de nombreux spécialistes en sciences sociales du Canada se sont penchés sur lui (voir Hugues, 1943 ; Mason-Wade, 1946, 1961 ; Keyfitz, 1963 ; Porter, 1965 ; Brazeau, 1966 ; Raynauld, Marion et Béland, 1966 ; Migué, 1970 ; Mc Roberts et Posgate, 1981 ; Guindon, 1988 ; Beaudin et Leclerc, 1993 ; Desjardins, Deslierres et Leblanc, 1993).

Résulterait de cette position dominante, toutes choses égales par ailleurs, une distribution des revenus de travail entre les francophones et les anglophones, qui, exprimée sous une forme idéaltypique, se présenterait comme suit : 1) les personnes d’origine ethnolinguistique anglaise, prises collectivement, ne parlant que l’anglais, ont les revenus de travail moyens les plus élevés ; 2) les personnes d’origine ethnolinguistique anglaise, prises collectivement, capables de parler le français et l’anglais, n’ont pas des revenus de travail moyens supérieurs aux premiers, la valeur du français sur le marché du travail étant supposée nulle pour ces personnes ; 3) les personnes d’origine ethnolinguistique française capables de parler l’anglais et le français ont des revenus de travail moyens inférieurs à ceux des deux premiers groupes ; 4) les personnes d’origine ethnolinguistique française ne parlant que le français ont les revenus de travail moyens les plus faibles des quatre groupes étudiés ici. Dans l’hypothèse d’une validité fort variable selon les époques et les secteurs de l’économie, d’un marché du travail où toutes les personnes, peu importe leur origine, ont accès à tous les points de ce marché du travail dans leur province de résidence, une distribution de ce type indique que : 1) pour les personnes d’origine ethnolinguistique française, la connaissance de l’anglais est une nécessité pour l’accès à des emplois mieux rémunérés ; 2) ces mêmes personnes, une fois ces emplois occupés, subissent un sort salarial différent de celui de leurs collègues anglophones. Elles gagnent moins, et certaines causes de ce traitement différentiel peuvent être associées à de la discrimination.

Notre distribution idéaltypique du revenu de travail n’a jamais, à notre connaissance, été observée exactement telle quelle au Nouveau-Brunswick et au Québec avec des données censitaires antérieures à 1971 contrôlées pour les différences individuelles entre l’expérience, la scolarité et les autres variables jouant un rôle important dans la détermination du salaire, en partie peut-être à cause des problèmes de traitement de réponses à des questions conçues avant l’extension des capacités d’analyses par ordinateur.

Les premières mesures de l’écart net entre la rémunération des francophones et des anglophones du Québec raffinées non seulement en fonction de la langue maternelle mais aussi du bilinguisme français anglais, ont été faites par Vaillancourt (1988) sur la base des données censitaires de 1971. Les résultats obtenus avec la variable fondamentale qu’est le bilinguisme dans les cadres québécois, néo-brunswickois et canadien s’approchent du modèle idéaltypique présenté ci-dessus, mais ils ne le reproduisent pas parfaitement. Vaillancourt, Lemay et Vaillancourt (2007, p. 6), par exemple, produisent un tableau concernant tous les Québécois de 15 à 64 ans de langue maternelle française ou anglaise où l’on observe, pour les hommes seulement, et une fois effectués les contrôles statistiques nécessaires, que les francophones bilingues gagnent en général 10 % de plus que les francophones unilingues en 1970. Et on y voit aussi que les francophones bilingues gagnent habituellement moins en 1970 que les anglophones unilingues et bilingues. Toutefois, on y observe aussi que les anglophones bilingues ont en 1970 des revenus de travail moyens dépassant de 4,4 % ceux des anglophones unilingues. À l’exception de ce dernier fait non sans importance, le tableau de Vaillancourtet al. (2007, p. 6) reproduit notre distribution idéaltypique.

Mais, à partir de 1970, les choses changent. La plupart sinon la totalité des études subséquentes sur le Québec constatent en effet que le schéma observé par Vaillancourt (1988) sur les données censitaires de 1971 a soit diminué, soit disparu dans les données du recensement de 1981 (voir Shapiro et Stelcner, 1997 ; Christofidès et Swidinsky, 1998 ; Vaillancourtet al., 2007 ; Albouy, 2008).

Quelques-unes de ces études suggèrent même que le schéma s’est inversé à la fin du XXe siècle. Vaillancourtet al. (2007), par exemple, estiment que les francophones unilingues gagnent 18 % de plus que les anglophones unilingues au Québec en 2000 et que les francophones bilingues gagnent 12 % de plus que leurs homologues anglophones bilingues. Or, on parle ici de travailleurs semblables en tout point, sauf en leur langue maternelle française ou anglaise. Ces écarts de revenu de travail en défaveur des Anglo-Québécois, s’ils sont avérés, sont donc considérables. Cependant, la présence dans la population visée par ces études sur le Québec de travailleurs qui ne sont pas pleinement et entièrement insérés sur le marché du travail (les étudiants, les travailleurs masculins à temps partiel et ainsi de suite), tant et aussi longtemps qu’ils ont un revenu de travail positif au cours de l’année précédant le recensement, suffit à jeter des doutes sur la validité de quelques-uns de leurs résultats. L’inclusion des étudiants, par exemple, fait que la différence persistante entre les taux de fréquentation scolaire des francophones et des anglophones du Québec influence la mesure des écarts nets entre les revenus moyens de travail de ces groupes. Il faut se rappeler en effet que les facteurs déterminant la rémunération des emplois d’appoint que sont ceux de la plupart des étudiants diffèrent de ceux employés pour calculer le salaire des travailleurs ordinaires. De surcroît, ces recherches ne font pas la distinction entre les segments primaire, secondaire et tertiaire du marché du travail, une distinction à notre avis essentielle dans les études comme la nôtre. Les Anglo-Québécois sont presque absents de l’agriculture et de ses activités connexes depuis la fin du XIXe siècle (Rudin, 1986). Il y a donc peu de rencontres entre anglophones et francophones dans ces activités bien présentes en régions rurales et au Québec. Or, sans de nombreuses rencontres la rémunération du bilinguisme français anglais ne peut pas avoir le sens social qui est le sien dans notre image idéaltypique.

Des deux recherches portant sur les écarts nets entre la rémunération du travail des francophones et des anglophones selon le bilinguisme au Nouveau-Brunswick qui ont été publiées, aucune n’obtient des résultats à la fois plausibles et statistiquement significatifs. Roy et Vaillancourt (1979) suggèrent en effet qu’il y a dans le Nouveau-Brunswick de 1970 un écart net statistiquement non significatif de 6 à 8 % en faveur des francophones unilingues entre le salaire moyen de ces derniers et celui des anglophones unilingues. Or, au vu des combats qu’ont menés les francophones de la province jusqu’au début des années 1970 pour survivre en tant que communauté « dans un environnement jusqu’alors particulièrement difficile pour les locuteurs du français » (Mason-Wade, 1961), il est difficile de soutenir que les francophones unilingues gagnent en moyenne plus que les anglophones unilingues en 1970 au Nouveau-Brunswick. La non-significativité statistique des constats à cet effet de Roy et Vaillancourt (1979) et de Christofidès et Swidinsky (1998, p. 175) est donc le reflet de la réalité du marché du travail. Les anglophones unilingues gagnent certainement plus que les francophones unilingues en 1970 au Nouveau-Brunswick. À la lumière des écrits sur des situations semblables, ces constats nous semblent le fruit de stratégies de recherche ne tenant pas compte du lien historique entre l’unilinguisme francophone et la difficulté d’accès à un emploi de qualité au Nouveau-Brunswick.

L’objectif précis de notre étude est de cerner l’évolution de 1970 à 2000 au Québec et au Nouveau-Brunswick des inégalités de revenu du travail des francophones et des anglophones, les Canadiens français et les Canadiens anglais d’autrefois, en tenant compte des transformations importantes survenues dans le marché du travail durant cette période. Bien des phénomènes, marginaux à l’époque, sont aujourd’hui plus fréquents. L’entrée des femmes sur le marché du travail est le plus évident. On peut aussi penser à l’arrivée de nombreux migrants en provenance des pays en voie de développement ou à la nouvelle intersection des trajectoires scolaires et professionnelles des jeunes. Or, l’intensité et la progression de l’ensemble de ces phénomènes ne sont pas toujours les mêmes dans les segments francophone et anglophone du marché du travail entre 1970 et 2000. En excluant de la population visée par notre étude la fraction non négligeable susceptible d’avoir été la plus affectée par ces transformations importantes, nous espérons cerner en fin de période d’analyse une population cible présentant des caractéristiques aussi semblables que possible à celles observées en début de période. Cette stratégie devrait améliorer de beaucoup la clarté et la robustesse de nos résultats.

Les données et la population à l’étude

Les recensements constituent la seule source de données au Canada contenant à la fois des informations sur l’origine ethnolinguistique, les connaissances langagières et les caractéristiques économiques des individus. Toutes nos données proviennent donc des fichiers publics de microdonnées censitaires. Ces fichiers offrent un échantillon substantiel d’un à trois pour cent des recensés, construit par Statistique Canada pour représenter fidèlement la population dont il est tiré, province par province. Pour la réalisation de la présente étude, nous utilisons les fichiers publics de microdonnées de cinq des sept derniers recensements, soit ceux de 1971, 1981, 1991, 1996 et 2001. Nous n’utilisons pas les données de 1976 et de 1986, car certaines des informations requises par les modèles explicatifs usuels du lien entre le salaire et la langue (la fréquentation scolaire notamment) n’y ont pas été recueillies.

Le but de notre étude est en réalité de reconstituer, autant que faire se peut, la population étudiée notamment par André Raynauld, Gérard Marion et Richard Béland (1966) dans la société industrielle des années 1960. Ces auteurs ont pris en considération la proportion d’hommes d’origine ethnique « française » ou « britannique » au sein de chacune des trente plus grandes villes du Canada de 1961 pour expliquer le revenu de travail moyen de sa population urbaine. Ils furent ainsi parmi les premiers à obtenir des résultats empiriques appuyant formellement l’hypothèse d’une discrimination systémique envers les « Français » dans le monde du travail urbain. L’opinion publique accorda en conséquence une certaine attention à ce résultat. Par ailleurs, la communauté scientifique continue à citer régulièrement ce travail de pionnier réalisé à une époque où les ordinateurs étaient infiniment moins puissants et polyvalents que ceux d’aujourd’hui.

Le lecteur trouvera une description exhaustive des critères de sélection de la population à l’étude dans le rapport de recherche original (Béland, Forgues et Beaudin, 2008)[1]. En résumé, la population étudiée est constituée de salariés résidents du Québec ou du Nouveau-Brunswick, natifs du Canada, âgés de 25 à 54 ans, de langue maternelle française ou anglaise et parlant français ou anglais à la maison, ou encore français et anglais. Quant à la participation au marché du travail de ces hommes, elle est celle qui, de tous les groupes possibles et imaginables de recensés, se conforme le mieux au modèle masculin traditionnel de présence et de statut au travail dans les segments secondaires et tertiaires. Le salaire annuel des hommes est donc la mesure la plus claire possible de la valeur annuelle de la rémunération du temps de travail des francophones ou des anglophones d’origine « française » ou « britannique » pouvant être obtenue avec les microdonnées censitaires canadiennes. Et comme ils ont tous au moins fréquenté l’école jusqu’en secondaire III, on peut raisonnablement assumer qu’ils ont en général des habiletés langagières potentiellement rémunératrices dans leur langue maternelle ou seconde. Précisons par ailleurs que les travailleurs de la construction sont exclus de la population étudiée à cause du comportement occasionnellement contrecyclique de cette industrie.

Comme nous étudions des groupes de taille importante nous pouvons avancer que la population à l’étude représentait autour du cinquième de la main-d’oeuvre masculine du Québec et du Nouveau-Brunswick en 1970, plus précisément 23 % et 19 % respectivement (voir le tableau 1). Nous pouvons aussi avancer que ce poids était passé à plus du tiers en 2000 dans ces deux provinces (à 38 % au Québec et à 35 % au Nouveau-Brunswick pour être exact). Cette augmentation d’environ 50 % du poids de la population à l’étude indique que la pertinence sociale et scientifique d’études sur le sort des travailleurs cernés par Raynauld, Marion et Béland en 1966 est encore certaine en 2000.

Les segments secondaire et tertiaire du marché du travail sont depuis le tout début de l’industrialisation du Canada les principaux points de rencontre entre les francophones et les anglophones unilingues et bilingues au Québec et au Nouveau-Brunswick. Le choix de ces segments du marché du travail comme cible pour la présente étude découle de cette réalité. En outre, étendre au secteur primaire le marché du travail visé nous amènerait à ignorer certaines réalités géographiques, sociales, culturelles et linguistiques du Québec et du Nouveau-Brunswick, ce qu’une analyse économique comme la nôtre ne peut se permettre sans risquer d’obtenir des résultats difficilement interprétables.

La plupart des exclusions additionnelles ont été effectuées pour sélectionner avec le plus de rigueur possible les travailleurs pleinement et normalement intégrés au marché du travail à chacun des cinq points d’observation censitaire répartis entre 1970 et 2000. Une de ces exclusions a été effectuée pour tenir compte du fait qu’au cours des dernières décennies, le salaire des jeunes les moins scolarisés a lentement et constamment baissé par rapport à celui des jeunes diplômés des écoles secondaires, des collèges et des universités (Beaudry, 2005, p. 3). Or, de nos jours, les anglophones unilingues sont en général moins scolarisés que les anglophones bilingues, et cela partout au Canada (Guindon, 1988). En conséquence, l’exclusion des travailleurs ayant huit années ou moins de scolarité s’est imposée pour obtenir des estimations de la différence entre le salaire des anglophones unilingues et bilingues les moins teintées possible par les différences dans la scolarisation selon le bilinguisme. Il faut en effet compter au moins neuf années de scolarité pour obtenir un diplôme en technique du secondaire au Canada.

Hugues (1943, p. 46-64) a observé que la plupart des directeurs d’usines et des techniciens dans les villes manufacturières de taille moyenne du Québec des années 1930 étaient des anglophones nés aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Or, jusqu’au milieu des années 1970, ces hommes ont joué un rôle particulier dans le développement économique du Québec et du Nouveau-Brunswick et du Canada au complet. Toutefois, le poids des natifs des États-Unis ou du Royaume-Uni parmi les immigrants de langue maternelle anglaise entièrement intégrés au monde du travail est passé de 67 % en 1970 à 52 % en 1980 au Québec, par exemple. Il est en conséquence impossible de reconstituer exactement la population de 1961 étudiée par Raynauld, Marion et Béland (1966) du début à la fin de la période couverte par la présente étude. Cependant, notre population comprend les travailleurs qui constituaient il y a cinquante ans les principaux acteurs du débat sur le lien entre le salaire, l’appartenance francophone ou anglophone et le bilinguisme et qui le demeurent de nos jours. Il s’agit des francophones d’origine canadienne-française et des anglophones d’origine canadienne-anglaise natifs présents jour après jour au travail.

Tableau 1

Pourcentage de travailleurs selon le bilinguisme et l’origine linguistique dans la population à l’étude, 1970-2000

Québec

 

 

1970

1980

1990

1995

2000

 

%

%

%

%

%

Francophones bilingues

55,2

49,8

47,3

44,0

49,7

Francophones unilingues

27,6

40,3

44,6

48,6

43,5

Anglophones bilingues

9,2

7,1

6,2

6,0

5,6

Anglophones unilingues

8,0

2,9

1,9

1,5

1,3

Total %

100

100

100

100

100

N

2 866

9 346

17 821

17 315

18 269

Nouveau-Brunswick

 

 

1971

1981

1991

1996

2001

 

%

%

%

%

%

Francophones bilingues

19,0

25,2

28,1

29,0

29,8

Francophones unilingues

*

2,4

3,9

2,3

3,2

Anglophones bilingues

6,1

6,6

5,6

7,7

9,5

Anglophones unilingues

74,6

65,9

62,5

60,9

57,5

Total %

100

100

100

100

100

N

295

926

1 817

1 712

1 862

Source : Statistique Canada, fichiers publics de microdonnées censitaires 1971-2001, compilation des auteurs.

* Un seul cas.

-> See the list of tables

La distribution empirique du salaire selon la langue maternelle et le bilinguisme

Le nombre de recensés répondant aux critères de sélection de la population à l’étude est suffisant pour faire des inférences statistiques partout et en tout moment de 1970 à 2000, à une exception importante près, celle du Nouveau-Brunswick de 1970. Il n’y a qu’un seul francophone unilingue néo-brunswickois répondant à tous nos critères de sélection dans le fichier public de microdonnées de 1971. Cette situation est à notre avis le reflet de certaines des difficultés alors propres aux francophones unilingues de la province. Pour donner au lecteur une image exploratoire de la situation en 1970 au Nouveau-Brunswick, nous avons fait abstraction de certains changements ultérieurs. Nous avons notamment inclus les Néo-Brunswickois ayant huit ans ou moins de scolarité dans notre échantillon pour 1970. Les travailleurs de la construction du Nouveau-Brunswick ont aussi été inclus dans cet échantillon, cette industrie rémunératrice jouant encore en 1970 un rôle unique au sein de la population francophone alors encore fortement sous-scolarisée. De plus, uniquement les gens ayant travaillé plus de quarante semaines durant l’année ont été retenus pour l’étude de la situation de 1970 au Nouveau-Brunswick. Précisons aussi que seulement les gens ne parlant que leur langue maternelle à la maison ont été inclus dans l’échantillon néo-brunswickois de 1970. Les Néo-Brunswickois parlant à la fois français anglais à la maison sont seulement inclus dans nos échantillons subséquents, ceux de 1980, 1990, 1995 et 2000. En 1970, l’usage conjoint de ces deux langues à la maison était suffisamment corrélé au salaire au Nouveau-Brunswick pour empêcher l’estimation des écarts salariaux nets selon le bilinguisme et l’origine francophone ou anglophone avec les techniques usuelles. Nous obtenons ainsi un échantillon de 482 Néo-Brunswickois pour 1970, dont 19 francophones unilingues et 116 francophones bilingues.

Le modèle

Pour obtenir nos résultats, nous avons utilisé une équation explicative du lien entre le salaire et l’expérience accumulée, la scolarité, le nombre de semaines travaillées, les conditions du marché du travail local et le statut marital. Cette dernière variable influence souvent la participation masculine au marché du travail. À cette équation qui a été mise au point et éprouvée à maintes reprises aux États-Unis par Mincer (1993), nous avons ajouté, à l’exemple de celui qui adapta l’équation de Mincer au contexte sociolinguistique canadien (Vaillancourt, 1988), les quatre variables qui sont d’intérêt pour une étude comme la nôtre (l’unilinguisme francophone, l’unilinguisme anglophone, le bilinguisme francophone et le bilinguisme anglophone).

Pour le Québec et le Nouveau-Brunswick respectivement, nous posons cette équation explicative du salaire ainsi :

Ln Yt = ß1 C + ß2 EDUC + ß3 EXP + ß4 (EXP)2 + ß5 Ln SEMAINE +

+ ß6 STATUT MARITAL +

+ ß7 RMR MONTRÉAL +

+ ß8 AUTRES RMR (de plus de 250 000 habitants) DU QUÉBEC +

+ ß9 LANGUE francophone unilingue +

+ ß10 LANGUE francophone bilingue +

+ ß11 LANGUE anglophone bilingue + µ t

Et :

Ln Yt = ß1 C + ß2 EDUC + ß3 EXP + ß4 (EXP)2 + ß5 Ln SEMAINE +

+ ß6 STATUT MARITAL +

+ RMR DU NOUVEAU-BRUNSWICK (de plus de 250 000 habitants) +

+ ß7 LANGUE francophone unilingue +

+ ß8 LANGUE francophone bilingue +

+ ß9 LANGUE anglophone bilingue + µ t

La signification des termes et des symboles employés est la suivante :

t est la période de temps;

Y est le salaire annuel du travailleur;

EDUC est le plus haut niveau de scolarité atteint par le travailleur.

3e et 4e secondaire,

5e secondaire et collégial (11 à 13 ans de scolarité),

Université (1 et 2 ans),

Université (3 et 4 ans),

Université (5 ans et plus).

Pour le Nouveau-Brunswick de 1970, la catégorie omise de la variable EDUC est la scolarité de niveau primaire ou de première ou de seconde année du cours secondaire.

EXP est l’expérience de travail accumulée à la date t (en année) ;

RMR est la région métropolitaine de recensement.

La RMR DE MONTRÉAL identifie les résidents de la région métropolitaine de recensement de Montréal. Cette variable capte les effets des conditions du marché local. La variable AUTRES RMR DU QUÉBEC identifie les résidents des autres régions métropolitaines québécoises de recensement que celle de Montréal. Pour des raisons de protection de la confidentialité des réponses aux questions des recensements, seules les RMR comptant au moins 250 000 habitants sont identifiées dans les fichiers publics de microdonnées censitaires. La liste des AUTRES RMR que nous considérons au Québec comprend donc les RMR de Québec, de Hull et de Trois-Rivières et de Sherbrooke (dans ces deux derniers cas, ces RMR distantes d’une centaine de kilomètres sont, pour les besoins de la cause, regroupées ensemble dans les fichiers publics de microdonnées). Précisons que seule la RMR de Montréal est identifiée dans tous les fichiers de données que nous utilisons. Les RMR de Hull, Trois-Rivières et Sherbrooke ne sont pas identifiées dans les fichiers de 1971 et de 1981. Et aucune autre RMR que Montréal n’est identifiée dans celui de 1971. La liste des RMR considérées varie donc à travers le temps.

La catégorie omise des variables RMR DE MONTRÉAL et AUTRES RMR DU QUÉBEC est formée des résidents des régions rurales du Québec et des villes de moins de 250 000 habitants de la province. La variable RMR DU NOUVEAU-BRUNSWICK identifie les RMR de plus de 250 000 habitants dans la province. Il n’y en a pas durant la période visée par la présente étude.

SEMAINE correspond au nombre de semaines travaillées durant la période t.

STATUT MARITAL est le statut marital de facto du travailleur.

célibataire (catégorie omise),

marié ou séparé,

divorcé ou veuf.

LANGUE identifie les habiletés linguistiques et l’identité ethnique.

anglophone unilingue (catégorie omise),

francophone unilingue,

francophone bilingue,

anglophone bilingue.

C est une constante et µ ( t ) est un terme d’erreur stochastique. L’espérance de µ t, lorsqu’elle est sommée sur tous les individus, est zéro. Il est d’usage de considérer que chaque coefficient ß de la variable LANGUE mesure l’écart net entre le salaire moyen Y de la catégorie omise et le salaire moyen de la catégorie désignée. Cela n’est pas loin de la vérité, mais n’est pas tout à fait exact non plus. Chaque coefficient mesure en fait la distance entre le salaire moyen de la catégorie désignée et la constante, laquelle représente ici un individu certes unilingue anglophone, mais aussi célibataire, sans expérience, rural ou habitant d’une ville de moins de 250 000 habitants et ayant une scolarité de secondaire III ou IV. Pour ne pas alourdir la présentation de nos résultats, nous nous en tiendrons toutefois ici à l’usage commun.

Résultats

Nos résultats sont fiables et robustes. La méthode des moindres carrés ordinaires permet de constater et de mesurer l’existence de différences entre l’influence sur le salaire de chaque variable ethnolinguistique nous intéressant. Cependant, pour que les résultats obtenus soient crédibles, certaines conditions doivent être respectées. Or, il s’avère que notre modèle explicatif du revenu de travail explique, selon les années, de 34 à 46 % de la variance du salaire des travailleurs de la population visée au Québec et de 31 à 41 % au Nouveau-Brunswick (voir les tableaux 2, 3 et 4). Cela est habituel. Le taux de 20 % pour le Nouveau-Brunswick de 1970 est dû à l’exclusion des gens ayant travaillé moins de 40 semaines de notre échantillon néo-brunswickois de 1970. Il faut saisir ici que le nombre annuel de semaines est un déterminant-clé du salaire. Par ailleurs, conformément aux exigences des postulats de la modélisation linéaire, peu de nos estimations standardisées à zéro des termes d’erreurs stochastiques pour 2000 se situent hors de l’intervalle 1 et –1. Comme on peut le voir dans les graphiques de dispersion de ces termes dans le rapport de recherche original, la dispersion du salaire n’augmente pas et ne diminue pas du tout avec la hausse de l’expérience dans aucun de nos échantillons censitaires par province (voir Béland, Beaudin et Forgues, 2008, p. 19-20). Ce degré de normalité est élevé et du mieux que nous le sachions, peu fréquent. Les résultats de notre étude peuvent en conséquence être analysés avec un confort certes relatif, mais bien réel.

Notre distribution idéaltypique des salaires moyens se retrouve exactement telle quelle dans nos résultats québécois et néo-brunswickois pour l’année 1970 (voir les tableaux 5 et 6). Dans nos données, les anglophones bilingues gagnent 5 % de moins en moyenne que leurs homologues anglophones unilingues au Québec en 1970. Cet écart net n’est toutefois pas statistiquement significatif. Il nous est donc loisible de considérer que les anglophones unilingues et bilingues reçoivent un salaire identique en 1970 au Québec. Les francophones bilingues, quant à eux, gagnent en général 16 % de moins que les anglophones unilingues en 1970 au Québec. Quant aux francophones unilingues de la population à l’étude au Québec, ils gagnent en 1970 en moyenne 26 % de moins que les anglophones unilingues et 10 % de moins que les francophones bilingues. Nous constatons par ailleurs que la position des quatre groupes linguistiques dans la distribution des salaires moyens dans le Nouveau-Brunswick de 1970 est la même qu’au Québec. La seule différence entre nos résultats selon la province tient à la grandeur des écarts salariaux nets. Ils sont deux fois moins grands en 1970 au Nouveau-Brunswick qu’au Québec. Ce différentiel est selon nous plausible, car Albouy (2008) et Raynauldet al. (1966) observent un écart du même ordre entre leurs mesures québécoises et canadiennes sans le Québec des écarts salariaux selon l’origine française ou anglaise. Cette situation est probablement due au rôle central et alors sans équivalent de l’élite anglophone d’origine « britannique » de la métropole montréalaise dans l’économie du Canada de 1970.

Résultats pour le Nouveau-Brunswick de 1970 à 2000

Tout comme ceux pour 1970, nos résultats pour 1980, 1990 et 2000 pour le Nouveau-Brunswick reproduisent notre distribution idéaltypique. Une seule exception est apparue : celle de nos résultats pour 1995, qui dérogent à cette tendance générale. En 1995, il n’y avait pas au Nouveau-Brunswick d’écart statistiquement significatif entre le salaire moyen des francophones bilingues et celui des anglophones, que ces derniers soient unilingues ou bilingues. Ce résultat pour 1995 n’est cependant pas reproduit par les données de 2000 sur le Nouveau-Brunswick, ces dernières révélant une image tout aussi conforme à notre distribution idéaltypique que celles de 1970, 1980 et 1990.

Tableau 2

Analyse de régression sur le logarithme du salaire, Québec, 1970, 1980, 1990, 1995 et 2000

 

1970

1980

1990

1995

2000

Expérience de travail

0,035*

0,029*

0,029*

0,031*

0,030*

 

(0,004)

(0,002)

(0,001)

(0,002)

(0,002)

Expérience de travail (au carré)

0,0000*

0,000*

0,000*

0,000*

0,000*

 

(0,000)

(0,000)

(0,000)

(0,000)

(0,000)

Scolarité

 

 

 

 

 

   Secondaire (9-10 ans)

réf.

réf.

réf.

réf.

réf.

   Secondaire 5 (11-13 ans)

0,136*

0,149*

0,151*

0,170*

0,176*

 

(0,018)

(0,010)

(0,010)

(0,011)

(0,012)

   Université, 1 à 2 ans

0,305*

0,297*

0,304*

0,295*

0,339*

 

(0,034)

(0,017)

(0,014)

(0,016)

(0,017)

   Université, 3 à 4 ans

0,446*

0,494*

0,476*

0,510*

0,547*

 

(0,033)

(0,016)

(0,013)

(0,014)

(0,014)

   Université, 5 ans et plus

0,506*

0,629*

0,628*

0,632*

0.637*

 

(0,032)

(0,018)

(0,015)

(0,017)

(0,017)

Conditions du marché régional

 

 

 

 

 

   Hors RMR du Québec

-

réf.

réf.

réf.

réf.

   Résident de la RMR de Montréal

-

0,042*

0,048*

0,056*

0,075*

 

 

(0,009)

(0,007)

(0,008)

(0,008)

   Résident des autres RMR du Québec

-

0,044*

0,007

0,014

0,016

 

 

(0,011)

(0,008)

(0,009)

(0,009)

Attributs linguistiques

 

 

 

 

 

   Francophones bilingues

-0,172*

0,022

0,048**

0,082*

0,093*

 

(0,030)

(0,023)

(0,022)

(0,027)

(0,029)

   Anglophones bilingues

-0,051

0,009

0,024

0,077*

0,062**

 

(0,038)

(0,027)

(0,025)

(0,029)

(0,031)

   Francophones unilingues

-0,306*

-0,056*

-0,047*

-0,002

-0,017

 

(0,032)

(0,023)

(0,023)

(0,027)

(0,029)

   Anglophones unilingues

réf.

réf.

réf.

réf.

réf.

Statut marital

 

 

 

 

 

   Célibataire

réf.

réf.

réf.

réf.

réf.

   Marié

0,214*

0,231*

0,229*

0,223*

0,184*

 

(0,023)

(0,011)

(0,009)

(0,009)

(0,008)

   Séparé, divorcé, veuf

0,090

0,136*

0,169*

0,133*

0,138*

 

(0,047)

(0,020)

(0,015)

(0,015)

(0,015)

Nombre de semaines travaillées (log)

0,792*

0,962*

0,884*

0,959*

0,843*

 

(0,034)

(0,016)

(0,013)

(0,012)

(0,015)

R2

0,343

0,463

0,395

0,422

0,339

F(q)

124,392

575,173

830,672

902,365

668,884

Population (N)

2 866

9 346

17 821

17 315

18 269

Constante

5,327

5,417

6,188

5,882

6,446

 

(0,140)

(0,066)

(0,055)

(0,056)

(0,065)

*p < .01 **p < .05.

Note : Le fichier public de microdonnées du recensement de 1970 ne contient pas de données permettant d’identifier les résidents de la RMR de Montréal. Pour 1970, le modèle explicatif ne comprend pas de variable muette captant l’effet sur le revenu des conditions montréalaises.

Source des données : fichiers publics de microdonnées censitaires, Statistique Canada.

-> See the list of tables

Cette évolution suggère qu’à l’instar de toutes les formes d’inégalités salariales, celles selon la langue au Nouveau-Brunswick décroissent en période de récession et augmentent en période de croissance. Il faut se rappeler que les effets de la récession de 1991 sur l’emploi se font encore sentir en 1995, année où notre distribution conceptuelle disparaît de nos données, et que l’an 2000, point d’observation où cette distribution réapparaît, voit se poursuivre la reprise de l’embauche amorcée en 1997. Mentionnons aussi que le Nouveau-Brunswick n’est pas la seule province où les inégalités selon la langue fluctuent cycliquement. Comme nous le verrons, la récession de 1991 a probablement eu un effet prononcé sur l’évolution de ces inégalités salariales au Québec.

Nous observons aussi le contraste prédit par notre représentation entre l’apport de l’anglais langue seconde au salaire moyen des francophones et l’apport du français langue seconde au salaire moyen des anglophones. Dans chacun de nos cinq points d’observation censitaire sur le Nouveau-Brunswick, il y a des écarts de 5 % à 15 % à l’avantage des francophones bilingues entre le salaire moyen de ces derniers et celui des francophones unilingues. Des écarts qui, dans le contexte, peuvent en partie être attribués à une prime au bilinguisme. Par ailleurs, les résultats montrent qu’un anglophone bilingue de la population visée gagne en moyenne 5 % de plus que son homologue anglophone unilingue au Nouveau-Brunswick en 1970. Cette différence passe à 1 % en 1980, à -3 % en 1990, à 5 % en 1995 et à 1 % en 2000. Toutefois, aucune de ces différences n’est statistiquement significative. Comme elles sont de surcroît irrégulières et inégales, nous pouvons estimer que de 1970 à 2000, la connaissance du français par les anglophones n’est pas un atout habituellement rémunéré par un employeur au Nouveau-Brunswick.

Il est possible que l’absence de 1970 à 2000 de différence entre les salaires moyens des anglophones selon le bilinguisme soit le reflet d’une faible demande pour le bilinguisme des anglophones. Dans une province majoritairement anglophone d’un pays lui-même majoritairement anglophone et dont l’économie et la politique furent historiquement dominés par les anglophones en tant que groupe, il y a en effet lieu de penser qu’une majorité des réseaux dans le monde du travail au Nouveau-Brunswick sont unilingues anglophones, ceux menant aux emplois de qualité y compris, et que le bilinguisme n’est en conséquence pas exigé en général des anglophones à l’embauche.

Tableau 3

Analyse de régression sur le logarithme du salaire, Nouveau-Brunswick, 1970

 

1970a

Expérience de travail

0,029*

 

(0,009)

Expérience de travail (au carré)

-0,001*

 

(0,000)

Scolarité

 

   Primaire (1-10 ans)

réf.

   Secondaire 5 (11-13 ans)

0,287*

 

(0,048)

   Université, 1 à 2 ans

0,339*

 

(0,106)

   Université, 3 à 4 ans

0,489*

 

(0,101)

   Université, 5 ans et +

0,632*

 

(0,100)

Attributs linguistiques

 

   Francophones bilingues

- 0,098**

 

(0,045)

   Anglophones bilingues

0,050

 

(0,092)

   Francophones unilingues

-0,198**

 

(0,100)

   Anglophones unilingues

réf.

Statut marital

 

   Célibataire

réf.

   Marié

0,212*

 

(0,063)

   Séparé, divorcé, veuf

0,258**

 

(0,130)

Nombre de semaines travaillées (logarithme)

0,443

 

(0,339)

R2

0,204

F (q)

10,010

Population (N)

482

Constante

6,368*

 

(1,366)

*p < .01 **p < .05.

a) Pour le Nouveau-Brunswick, la population visée en 1970 diffère de la population visée en 1980, 1990, 1995 et 2000. Voir le texte.

Source : fichiers publics de microdonnées censitaires, Statistique Canada.

-> See the list of tables

Tableau 4

Analyse de régression sur le logarithme du salaire, Nouveau-Brunswick, 1980, 1990, 1995 et 2000

 

1980

1990

1995

2000

Expérience de travail

0,030*

0,033*

0,029*

0,034*

 

(0,006)

(0,005)

(0,006)

(0,006)

Expérience de travail (au carré)

0,000

0,000

0,000

0,000

 

(0,000)

(0,000)

(0,000)

(0,000)

Scolarité

 

 

 

 

   Primaire (1-10 ans)

réf.

réf.

réf.

réf.

   Secondaire 5 (11-13 ans)

0,161*

0,146*

0,168

0,156*

 

(0,033)

(0,030)

(0,039)

(0,043)

   Université, 1 à 2 ans

0,227*

0,256*

0,339*

0,301*

 

(0,054)

(0,046)

(0,052)

(0,055)

   Université, 3 à 4 ans

0,316*

0,437*

0,496*

0,435*

 

(0,054)

(0,043)

(0,052)

(0,055)

   Université, 5 ans et plus

0,434*

0,573*

0,557*

0,625*

 

(0,050)

(0,042)

(0,050)

(0,053)

Attributs linguistiques

 

 

 

 

   Francophones bilingues

-0,075*

-0,049**

-0,015

-0,071*

 

(0,028)

(0,022)

(0,024)

(0,024)

   Anglophones bilingues

0,009

-0,031

0,029

0,010

 

(0,048)

(0,042)

(0,041)

(0,038)

   Francophones unilingues

-0,198*

-0,106**

-0,152**

-0,257*

 

(0,076)

(0,050)

(0,070)

(0,062)

   Anglophones unilingues

réf.

réf.

réf.

réf.

Statut marital

 

 

 

 

   Célibataire

réf.

réf.

réf.

réf.

   Marié

0,129*

0,256*

0,274*

0,196*

 

(0,001)

(0,031)

(0,034)

(0,032)

   Séparé, divorcé, veuf

0,008

0,131**

0,177*

0,183*

 

(0,064)

(0,054)

(0,053)

(0,051)

Nombre de semaines travaillées (logarithme)

0,988*

0,834*

0,950*

0,743*

 

(0,048)

(0,034)

(0,038)

(0,041)

R2

0,411

0,412

0,413

0,309

F (q)

53,125

105,228

99,476

69,035

Population (N)

926

1 817

1 712

1 862

Constante

5,370*

6,299*

5,845*

6,828*

 

(0,191)

(0,140)

(0,155)

(0,168)

*p < .01 **p < .05.

Sources : fichiers publics de microdonnées censitaires, Statistique Canada.

-> See the list of tables

Tableau 5

Écarts, tous contrôles pertinents faits, par rapport au salaire moyen des anglophones unilingues, entre le salaire moyen des hommes francophones et anglophones, Nouveau-Brunswick, 1970-2000 1970

 

 

1970

1980

1990

1995

2000

 

 

%

%

%

%

%

Francophones bilingues

Y*

-9

-7

-5

-1

-7

 

 

 

 

 

 

 

Francophones unilingues

Z*

-18

-18

-10

-14

-23

 

 

 

 

 

 

 

Anglophones bilingues

X*

5

1

-3

5

1

 

 

 

 

 

 

 

Anglophones unilingues

X*

Base 0

Base 0

Base 0

Base 0

Base 0

* Données idéaltypiques X>Y>Z

Sources : fichiers publics de microdonnées censitaires de Statistique Canada. Compilation des auteurs.

-> See the list of tables

Le passage du poids des anglophones bilingues de 6,1 % en 1971 à 9,5 % en 2001 dans la population ciblée laisse néanmoins penser que le bilinguisme constitue de plus en plus pour un anglophone une condition à l’accès à certains emplois de qualité offerts par le secteur public (voir le tableau 1). Depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick en 1969 par l’Assemblée législative de la province, le gouvernement a l’obligation de servir les citoyens dans les deux langues officielles de la province, le français ou l’anglais, partout sur le territoire. Le poids du privé occulte donc peut-être dans les résultats de la présente étude l’influence du bilinguisme sur l’accès à certains postes dans le secteur public. Cela pourra être vérifié lorsque les fichiers publics de microdonnées censitaires contiendront un nombre plus grand de salariés gouvernementaux du Nouveau-Brunswick répondant à tous nos critères de sélection.

La ventilation selon le bilinguisme et l’origine de la population à l’étude confirme par ailleurs une des conséquences découlant de notre image idéaltypique. À chacun de nos points d’observation censitaire, de 1971 à 2001, environ un francophone sur dix est un unilingue de langue française dans la population à l’étude. Or, 37,5 % des francophones néo-brunswickois étaient unilingues en 1991, et en 2001 la proportion correspondante se situait à 28,5 % (Salic, 2009). Il devrait donc y avoir non pas un, mais de 2,9 à 3,8 francophones unilingues par dix francophones dans nos données. Les francophones unilingues sont donc sous-représentés dans la population visée, et ce, à un degré laissant penser que de 1971 à 2001, l’unilinguisme demeure un obstacle significatif à l’obtention d’un emploi de qualité pour un francophone du Nouveau-Brunswick.

Nos données montrent également que les difficultés d’accès à l’emploi de qualité des francophones parlant la langue de la majorité anglophone du Nouveau-Brunswick semblent avoir disparu ou presque durant notre période d’analyse. Le poids des francophones bilingues au sein de la population à l’étude est en effet passé de 19 % en 1971 à 29,8 % en 2001. Une augmentation de 10,8 % du poids des francophones bilingues expliquant à elle seule pourquoi la somme des poids de 29,8 % des francophones bilingues et de 3,2 % des francophones unilingues dans la population à l’étude atteint quelque part entre 1996 et 2001 un total presque égal à la proportion de francophones dans la population entière du Nouveau-Brunswick (voir Salic, 2009). Compte tenu du fait qu’une bonne partie des francophones du Nouveau-Brunswick furent longtemps confinés en régions rurales dans les emplois autrefois très instables et faiblement rémunérés à la pièce dans les secteurs forestier et hauturier, la signification de cette atteinte de l’équité de la présence francophone au sein de la main-d’oeuvre détenant un emploi de qualité, si elle est vérifiée à nouveau par d’autres auteurs que nous, pourrait être majeure. La création d’institutions d’éducation secondaire et supérieure francophones accessibles et contrôlées par la communauté francophone du Nouveau-Brunswick est sûrement en partie responsable de ce changement (voir Savoie, 1988).

Résultats pour le Québec de 1970 à 2000

Entre 1970 et 1980, les choses changent rapidement et profondément au Québec. En 1980, les anglophones de la province ne détiennent pas les avantages économiques considérables qui étaient les leurs en 1970. Dans nos résultats, l’écart entre les salaires moyens des anglophones unilingues et des francophones bilingues passe de – 16 % à plus 1 % en 1980 au Québec. Cette différence de 1 % est si mince qu’elle n’est pas socialement ou statistiquement significative. Disparaît également entre 1970 et 1980 l’écart entre le salaire moyen des anglophones bilingues et celui des francophones bilingues. En dix ans à peine, le salaire moyen d’un francophone bilingue est devenu identique au salaire moyen d’un anglophone, qu’il soit unilingue ou bilingue. Certes, ce qui s’est produit entre 1970 et 1980 au Québec est le fruit d’une évolution commencée bien auparavant dont certaines des causes, mais non l’ensemble, remontent probablement aussi loin qu’aux débuts de l’industrialisation de la province durant la première moitié du XIXe siècle. Toutefois, ce n’est qu’entre 1970 et 1980 que l’écart entre le salaire moyen d’un francophone bilingue et celui d’un anglophone unilingue ou bilingue s’évanouit dans les données sur le Québec. Reflet de la réalité de ce changement fondamental survenu en début de période d’analyse, cet écart ne réapparait pas en 1990, 1995 et 2000.

Tableau 6

Écarts, tous contrôles pertinents faits, par rapport au salaire moyen des anglophones unilingues, entre le salaire moyen des hommes francophones et anglophones, Québec, 1970-2000

 

 

1970

1980

1990

1995

2000

 

 

%

%

%

%

%

Francophones bilingues

Y*

-16

1

5

9

10

 

 

 

 

 

 

 

Francophones unilingues

Z*

-26

-5

-5

 

-2

 

 

 

 

 

 

 

Anglophones bilingues

X*

-5

2

2

8

6

 

 

 

 

 

 

 

Anglophones unilingues

X*

Base 0

Base 0

Base 0

Base 0

Base 0

* Données idéaltypiques X>Y>Z

Source : fichiers publics de microdonnées censitaires de Statistique Canada. Compilation des auteurs.

-> See the list of tables

Il ne faut pas en conclure pour autant que tout a changé au Québec entre 1970 et 1980. Les autres éléments de notre distribution conceptuelle du salaire moyen sont en effet encore présents dans nos données sur le Québec de 1980 et de 1990. Un écart statistiquement significatif de cinq points de pourcentage entre les salaires moyens des francophones unilingues et des anglophones unilingues est en effet visible dans les données québécoises de 1980 et 1990. À 5 %, cette trace d’un écart de revenu en faveur des anglophones unilingues est cependant sans commune mesure avec l’écart correspondant de 26 % en 1970. Par ailleurs, le contraste dans nos données pour 1970 entre l’apport de l’anglais et du français en tant que langues secondes se maintient en 1980 et en 1990. Un anglophone bilingue gagne en effet en moyenne à peine 2 % de plus au Québec que son homologue anglophone unilingue en 1980 et en 1990, et cet écart minime est statistiquement non significatif. On peut donc considérer que la connaissance du français ne rapporte habituellement rien de plus à un Anglo-Québécois en 1980 et en 1990. Quant à eux, les salaires moyens des francophones bilingues et des francophones unilingues sont séparés par des écarts statistiquement significatifs de 6 % en 1980 et de 10 % en 1990, écarts qui semblent trop élevés pour passer inaperçus aux yeux des travailleurs. Ces résultats suggèrent donc fortement qu’il y a en général une prime au bilinguisme français anglais au Québec en 1980 et en 1990, mais seulement pour les francophones, tout comme en 1970. Ce dernier constat est peut-être le reflet d’une réalité observée par Grenier (1987) dans une étude sur la non-émigration de plusieurs Anglo-Québécois unilingues entre 1976 et 1981. Selon Grenier, des cadres anglophones unilingues de quelques secteurs d’activité historiquement majoritairement anglophones avaient réussi à préserver leurs privilèges linguistiques traditionnels dans le Québec du début des années 1980 : c’est aux francophones de l’entourage de ces anglophones unilingues qu’il revenait en effet encore d’assurer l’interface linguistique. Point possiblement intéressant pour ceux qui décryptent l’histoire de la province, nos données suggèrent que le constat de Grenier (1987) sur certains pans notables de la réalité économique québécoise de 1976-1981 tenait toujours en 1990.

Soulignons la concordance entre nos résultats québécois pour 1980 et 1990 avec les résultats de Shapiro et Stelcner (1997). Ces deux auteurs ont étudié le Québec de 1980 et de 1990 en utilisant la plupart des données censitaires permettant de juger si une personne fait partie du groupe des recensés les mieux intégrés au monde du travail. Leur stratégie de recherche livre donc des résultats semblables à ceux obtenus dans la présente étude, qui va cependant plus loin en visant également le Québec de 1995 et de 2000.

Des transformations majeures dans le mode de rémunération de l’unilinguisme anglophone et du bilinguisme anglophone émergent dans nos données entre 1990 et 1995. Il n’y a pas d’écart en 1995 entre les salaires moyens des bilingues selon leur origine francophone ou anglophone au Québec. Toutes choses égales par ailleurs, en 1995, les anglophones bilingues gagnent en moyenne 8 % de plus que les anglophones unilingues, tandis que neuf points de pourcentage séparaient les salaires moyens des francophones bilingues et des francophones unilingues. Un écart statistiquement non significatif d’à peine un point de pourcentage sépare donc en 1995 la « prime au bilinguisme » versée aux francophones de celle versée aux anglophones. Par ailleurs, les dernières traces de l’écart historique entre les salaires moyens des anglophones unilingues et des francophones unilingues disparaissent entre 1990 et 1995 dans nos données québécoises. Probablement pour la première fois depuis le début de l’industrialisation du Québec, les salaires moyens des unilingues et des bilingues ne sont plus liés à l’origine francophone ou anglophone, et ce qui apparaît comme étant une prime au bilinguisme est versée sans aucun égard à l’origine du locuteur « bilingue ». La fermeture ou le départ de certaines grandes entreprises actives dans les secteurs dits « traditionnels » lors de la grave récession du début des années 1990 est peut-être le facteur qui explique les différences entre nos résultats de 1990 et de 1995. Plusieurs de ces grandes entreprises étaient en 1970, et auparavant, d’une importance stratégique certaine pour le Québec. Et elles étaient souvent historiquement sous contrôle anglophone (voir Vaillancourtet al., 2007).

Autre constat fondamental de notre analyse : nos résultats de 1995 réapparaissent dans nos résultats de 2000. À un détail non négligeable près, cependant : en 2000, l’écart de 4 % entre le salaire moyen des francophones bilingues et des anglophones bilingues sur le marché du travail québécois est statistiquement significatif, et à l’avantage des francophones bilingues, ce qui n’était pas le cas cinq ans auparavant. Toutefois, ce revirement est peut-être un artéfact statistique, car l’écart correspondant de 3 % sur le marché du travail de la RMR de Montréal, métropole du Québec, n’est pas statistiquement significatif (voir le rapport de recherche original pour un exposé des résultats sur la RMR de Montréal). Il ne l’est cependant peut-être pas. Les fichiers publics de microdonnées des recensements de 2006 et de 2011, lorsqu’ils seront diffusés, devraient nous donner plus de renseignements sur ce possible changement.

Les données sur la composition de la population ciblée au Québec selon l’origine francophone ou anglophone et le bilinguisme montrent que le poids des francophones unilingues en son sein est passé de 27,6 % en 1970 à 43,5 % en 2000 (voir le tableau 1). Soit une hausse de 15,9 points de pourcentage ayant mené le poids des francophones unilingues autour des neuf dixièmes du poids des francophones bilingues en 2000. C’est un revirement. En effet, le poids des francophones bilingues dans la population à l’étude se situait en 1970 à un niveau deux fois plus élevé (à 55,2 %) que le poids d’alors des francophones unilingues. Un écart témoignant de l’effet de l’exigence du bilinguisme à l’embauche sur la qualité des emplois détenus par les francophones unilingues dans le Québec de cette époque et de l’effet des changements s’étant produits.

Précisons que cette conclusion est basée sur une évidence que Guindon (1988) fut parmi les premiers à énoncer clairement. À savoir « que par définition, un francophone unilingue ne peut pas travailler dans une autre langue que le français, et cela même s’il veut travailler dans cette autre langue ». Il a donc fallu que l’espace où un francophone peut travailler en français seulement s’étende beaucoup pour que le poids des francophones unilingues dans la population à l’étude en vienne à dépasser le poids des francophones bilingues et à presque atteindre les 50 % en 1995. Si l’on se fie aux données de Vaillancourt et al. (2007) sur le facteur explicatif-clé de la langue de travail, soit la langue de la propriété, c’est d’ailleurs ce qui s’est passé. Ces auteurs ont en effet constaté que la proportion des emplois contrôlés par des intérêts économiques francophones au Québec est passée de 47,1 % en 1963 à 67,1 % en 2003 et que la part des intérêts anglophones est passée durant la même période de 39,2 % à 22,3 %.

Néanmoins, ce n’est qu’une partie des milieux de travail contrôlés par des intérêts francophones qui fonctionnent exclusivement en français dans le Québec contemporain. Et cette limite n’est sûrement pas sans effet sur l’accès à l’emploi de qualité des unilingues, comme le suggèrent les 17 points séparant en 2000 le poids de 63,4 % des francophones unilingues au sein de la population franco-québécoise du poids de 46,7 % des francophones unilingues parmi les francophones de la population ciblée (Salic, 2009). Cependant, nos données nous amènent à penser que cette sous-représentation en fin de période d’analyse ne doit pas du tout être perçue de la même façon que le phénomène correspondant en début de période d’analyse. La croissance de l’entrepreneuriat franco-québécois qui a ouvert le marché de l’emploi de qualité aux francophones unilingues entre 1970 et 2000 a probablement aussi provoqué un mouvement rendant le bilinguisme nécessaire pour les firmes franco-québécoises lorgnant les marchés extérieurs pour les biens et les services produits au Québec.

Par ailleurs, un phénomène sans égal au Nouveau-Brunswick est visible dans les données sur la composition de la population à l’étude selon l’origine et le bilinguisme au Québec. Le poids des anglophones unilingues est passé au Québec de 8 % en 1970 à 2,9 % en 1980, 1,9 % en 1990, 1,5 % en 1995 et 1,3 % en 2000, soit une baisse de 84 % en trente ans. Cette baisse a mené à partir de 1980 le poids des anglophones unilingues au sein de cette population au Québec au même faible niveau que durant toute la période d’analyse du poids correspondant des francophones unilingues au Nouveau-Brunswick. Cette équivalence est potentiellement symbolique au Canada. Il faut donc comprendre ce qu’elle indique. Malheureusement, nos données ne nous permettent pas du tout de le déterminer. On peut cependant avancer une hypothèse raisonnée sur ses causes.

Jusqu’à maintenant, nous avons interprété les résultats comme si nous avions affaire à un marché du travail unique, parfaitement intégré et commun à tous les acteurs. Nous savons cependant que ce postulat était démenti autrefois par plusieurs réalités et aujourd’hui encore par quelques-unes. Le vendeur unilingue du grand magasin Dupuis Frères à Montréal, par exemple, ne songeait même pas durant les années 1950 à se substituer à son collègue, unilingue aussi, de chez Eaton, et vice versa. Or, dans une étude sur la nature des changements qui se produisirent au Québec, Guindon (1998) mentionne que les emplois dans la fonction publique québécoise en croissance ayant été pourvus à la fin des années 1960, de nombreux jeunes francophones bilingues allèrent remplacer dans les entreprises contrôlées par des intérêts anglophones une partie des anglophones, souvent unilingues et dans la force de l’âge, qui quittèrent alors le Québec pour suivre le déplacement du centre de gravité de l’économie canadienne du Québec vers l’Ontario et l’Ouest. Toutefois, ce n’est pas le seul changement dans les contours de la situation linguistique au sein de ces entreprises qui se produisit à l’époque. Dans une étude sur l’évolution par âge de la rémunération selon la langue et le bilinguisme de 1970 à 1990 au Québec, Béland (1996) constata qu’il y eut aussi beaucoup de jeunes anglophones bilingues qui, s’étant adaptés à la nouvelle situation locale et à la nouvelle donne sociale et politique, entrèrent tout comme les francophones bilingues dans les firmes anglophones du Québec pour remplacer les émigrants au cours des années 1970. Et ils commencèrent en conséquence non pas au bas de l’échelle comme à l’accoutumée pour des jeunes dans ces organisations, mais plutôt directement dans les postes de cadres qui avaient été délaissés. L’entrée de ces jeunes francophones et anglophones bilingues a pu mener dans ces firmes historiquement anglophones à l’extension aux candidats anglophones de l’exigence du bilinguisme jusqu’alors requise seulement de la part des candidats non anglophones. Voilà le phénomène qui explique selon nous la chute prononcée du poids des anglophones unilingues entre 1971 et 2001 dans la population à l’étude au Québec.

Ajoutons un commentaire qui pourrait contribuer à l’orientation de recherches futures visant à expliquer les évolutions que nous constatons. Ces dernières ne peuvent être que le reflet d’une modification des rapports sociaux et politiques entre francophones et anglophones au Québec et au Nouveau-Brunswick entre 1970 et 2000. Or, Belliveau et Boily (2005) font ressortir qu’au-delà des différences entre les discours publics des gouvernements québécois et néo-brunswickois des années 1960, il y a des ressemblances entre les réformes de l’État entreprises alors par les deux provinces pour répondre aux aspirations des collectivités francophones à un statut de participant plein et entier à la vie collective. Mais si la transformation consécutive à ces réformes est aisément visible au Québec dans l’ensemble de nos résultats, elle n’est apparente que dans nos données sur l’évolution de la composition ethnolinguistique de la population à l’étude au Nouveau-Brunswick. Dans nos résultats néo-brunswickois sur la distribution des salaires moyens selon le bilinguisme et l’origine ethnique, il n’y a aucune évolution ou presque de la position des francophones et des anglophones selon le bilinguisme de 1970 à 2000. Or, même si ces résultats, rappelons-le, se limitent à une portion réduite de la population active, ils n’en portent pas moins sur une des fractions socialement et politiquement importante de celle-ci dans toute société industrialisée. Nos résultats sont donc révélateurs à ce titre de la perpétuation d’un certain ordre des choses dans les lieux de travail où la stabilité de l’emploi et le salaire sont en général un peu plus élevés et mieux assurés qu’ailleurs dans l’économie. Se pourrait-il que l’adoption par l’État québécois d’outils modernes de gestion et d’intervention dans une société majoritairement francophone vivant sur un continent majoritairement anglophone ait favorisé l’atteinte d’un équilibre entre la valeur économique du français et de l’anglais plus difficilement atteignable dans le contexte démographique et historique spécifique des francophones du Nouveau-Brunswick ?

La présente étude a analysé l’évolution au Québec et au Nouveau-Brunswick, de 1970 à 2000, des rapports entre l’origine ethnolinguistique chez ceux que l’on nommait autrefois Canadiens français et Canadiens anglais, le bilinguisme et le salaire au sein de la population pleinement et normalement intégrée sur le marché du travail. Les secteurs secondaire et tertiaire, ceux où ces deux groupes se rencontrent le plus souvent depuis au moins un siècle au Nouveau-Brunswick et deux siècles au Québec, ont été retenus.

L’étude révèle une absence d’évolution de la situation relative de la rémunération des francophones et des anglophones au Nouveau-Brunswick. Du début à la fin de la période couverte, les anglophones unilingues et bilingues gagnent en moyenne, toutes choses égales par ailleurs, le même salaire et leurs homologues francophones bilingues gagnent en général moins qu’eux. Quant aux francophones unilingues, leurs salaires sont en moyenne significativement plus bas que ceux des trois autres groupes. Le lien entre l’appartenance et le salaire se maintient donc dans la province. Et concomitamment à ce lien se maintient le contraste entre la valeur économique nulle du français langue seconde pour les anglophones néo-brunswickois et la valeur positive et statistiquement significative du bilinguisme pour les francophones.

L’étude montre également un quasi-doublement du poids des francophones bilingues du Nouveau-Brunswick dans la population à l’étude entre 1970 et 2000. Grâce à cette amélioration, le poids des francophones unilingues et bilingues dans cette population est en réalité équivalent depuis le début des années 1990 au poids des francophones dans la population totale du Nouveau-Brunswick, qui se situe à un tiers. On peut déduire de cette égalité que les francophones du Nouveau-Brunswick ne sont plus du tout sous-représentés dans la main-d’oeuvre pleinement et normalement insérée au marché du travail dans le secondaire et le tertiaire, un segment socialement et politiquement très important de la main-d’oeuvre dans toutes les sociétés industrialisées.

L’étude montre également une évolution importante du rapport entre la rémunération des francophones et anglophones au Québec majoritairement francophone. Cette évolution se fait selon nos données entre 1970 et 1995. Cela dit, il n’est pas exclu que cette période soit en fait le dernier segment d’une évolution commencée bien auparavant. Toujours est-il que nous observons en 1995 la disparition complète dans les données sur le Québec de toutes traces du lien entre salaire, appartenance et bilinguisme qui ressortent dans nos données pour 1970. Nous constatons en lieu et place l’avènement d’un marché du travail où les salariés francophones et anglophones détenant des emplois de qualité dans les secteurs secondaire et tertiaire ne sont plus rémunérés en fonction de ce qu’ils sont, mais en fonction de ce qu’ils font. Autrement dit, l’anglais langue seconde pour les francophones y a la même valeur économique que le français langue seconde pour les anglophones et les unilingues y sont rémunérés à un niveau statistiquement égal, qu’ils soient issus de la communauté francophone ou anglophone. Ce mode de rémunération s’est probablement durablement installé au Québec ou tout au moins sur une partie importante de celui-ci, car nos résultats pour le Québec de 1995 sont reproduits presque tels quels en 2000. Il faudra toutefois attendre la diffusion des fichiers publics de microdonnées censitaires de 2006 et de 2011 pour confirmer ou infirmer notre conclusion sur la situation au Québec.