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La question à la source de l’ouvrage dirigé par Linda Cardinal est celle d’interroger le fédéralisme asymétrique dans sa prétention à s’ériger comme un système politique capable de répondre au défi de la diversité des nations et des langues, tout en conservant l’unité politique et la solidarité entre les individus et les groupes. Le cas canadien est le sujet central du livre, mais des expériences extérieures, certaines fédérales, d’autres non (États-Unis, Belgique, Italie), complètent l’analyse. D’un point de vue normatif, l’ouvrage rappelle que le fédéralisme était porteur, dès son origine, du principe de l’unité dans la différence. Il propose un modèle politique pour une gestion pacifiée des rapports entre les groupes et les entités fédérées et, de plus, il concilie l’autodétermination des peuples avec leur participation aux valeurs communes de la fédération. Cette idée d’un fédéralisme constitutionnel, à l’origine entre autres de la fédération américaine, est toutefois l’objet de controverses politiques au Canada, comme le démontrent les divergences de vues au sein de l’ouvrage.
La pratique du fédéralisme s’est éloignée de ses plans d’origine. Aux États-Unis, un fédéralisme territorial s’est progressivement substitué au fédéralisme constitutionnel – la décentralisation politique demeure en matière de gouvernance, mais l’idée d’autodétermination des États constituants a été abandonnée. Au Canada, deux conceptions s’affrontent. La conception territoriale, portée par le gouvernement central et acceptée par une majorité des provinces anglophones, selon laquelle toutes les provinces sont placées sur un pied d’égalité alors que doit s’affirmer une vision commune de la nationalité ; et la conception constitutionnelle, historiquement soutenue par les élites politiques québécoises, selon laquelle les unités constituantes bénéficient d’une autodétermination par rapport au gouvernement central. Selon cette approche, il n’y a pas lieu de traiter le pouvoir fédéral comme une instance supérieure aux entités fédérées puisque son autorité découle du pacte entre les peuples fondateurs.
Le fédéralisme asymétrique permet-il de sortir de ce débat sclérosé et d’entrevoir un nouveau pacte fédéral au Canada ? Les avis dans l’ouvrage sont pour le moins mitigés sur la question, à quelques exceptions près. Si la fédération canadienne, comme la majorité des systèmes fédéraux, adopte une forme « usuelle » ou « banale » de l’asymétrie, essentiellement administrative, c’est un tout autre débat lorsqu’il s’agit de reconnaître la diversité linguistique et nationale. L’asymétrie, sur cet enjeu, ne peut signifier rien de moins que l’équité dans la différence, c’est-à-dire une conception de l’égalité qui va au-delà de l’égalité formelle pour tenir compte du poids relatif des groupes nationaux et linguistiques au sein de la fédération. En d’autres mots, l’asymétrie proposée permettrait-elle de concilier la vision territoriale de la fédération avec celle constitutionnelle en reconnaissant que le Québec en tant que nation ne forme pas une province comme les autres ?
Concernant la reconnaissance des minorités nationales, l’ouvrage déborde peu des positions déjà connues sur le sujet. Ce n’est pas par manque de substance, la qualité des contributions en fait foi, mais, pour l’essentiel, les réflexions autour du fédéralisme asymétrique se butent à la realpolitik intérieure. L’idée d’un fédéralisme asymétrique va de pair avec la reconnaissance d’un État multinational au sein duquel la souveraineté est partagée entre les nations constituantes. Mais la situation canadienne s’éloigne de cette conception de l’asymétrie. Au dire de la majorité des contributions, le fédéralisme territorial est la voie privilégiée par le gouvernement fédéral, et si l’asymétrie administrative (mise en place dans le cadre de l’application et du financement des programmes sociaux) sert parfois la vision particulière du Québec, sur le fond, on est encore loin de l’État multinational. Comme le souligne Réjean Pelletier : « Que signifie finalement une spécificité dont pourraient se prévaloir toutes les autres provinces ? » (p. 43).
Le débat autour de l’asymétrie s’anime davantage sur l’enjeu des minorités linguistiques. Plusieurs représentants (universitaires et acteurs politiques) de la francophonie canadienne contribuent à l’ouvrage. Le fédéralisme asymétrique en matière linguistique serait-il un objectif plus accessible que celui en matière nationale ? Là encore, les différends Canada-Québec sont perceptibles : entre le régime personnaliste canadien – qui assimile les droits linguistiques à des droits individuels, et non collectifs – et le régime territorial québécois – qui fait du français la langue publique au Québec.
Le modèle personnaliste canadien fut porteur de gains pour les minorités francophones hors Québec, qui ont acquis des droits qui leur étaient souvent refusés par les gouvernements provinciaux. Le gouvernement central, par la voie constitutionnelle (et non seulement territoriale), a permis à ces groupes de prétendre véritablement au statut de minorités linguistiques, c’est-à-dire à des groupes officiellement reconnus dans la constitution canadienne. Il appert ainsi que la politique canadienne ne fut pas sans vertu à l’endroit des minorités francophones hors Québec. Néanmoins, le régime linguistique fédéral ne fait pas de distinction entre le statut du français et le statut de l’anglais au pays, et le Québec agit régulièrement en porte-à-faux avec le régime linguistique fédéral qui octroie les mêmes droits aux Anglo-Québécois qu’aux Franco-Canadiens (au nom de l’égalité formelle). La logique symétrique fédérale favorise la contestation des lois linguistiques québécoises par la minorité anglophone. Les entrecroisements bigarrés entre le régime fédéral et le régime québécois ont donc conduit le gouvernement du Québec à contester en retour la loi fédérale, au grand dam des minorités francophones du reste du pays. Comme le soulignent L. Cardinal et A.-A. Denault, la survie de la francophonie canadienne passe par une mise en cohérence de ces régimes linguistiques, et cela ne pourra se faire que si l’on reconnaît de jure l’asymétrie de facto en matière linguistique.
En conclusion, l’ouvrage remplit un vide important concernant les études sur le fédéralisme asymétrique et ses effets dans les relations entre le Québec et les minorités francophones canadiennes. L’asymétrie reçoit des connotations variables selon qu’elle se pose en termes de reconnaissance nationale ou en termes de reconnaissance linguistique. Nulle part ailleurs que sur la question de la survie du fait français au Canada, l’idée d’asymétrie – la reconnaissance d’une pluralité de régimes linguistiques – semble devoir s’imposer de facto et de jure. La question demeure toutefois, et l’ouvrage ne l’oublie pas, est-il possible de séparer la question linguistique de la question nationale ? Poser la question, c’est y répondre.