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La revue Recherches sociographiques a jugé l’ouvrage collectif que nous avons dirigé, Du tricoté serré au métissé serré ? La culture publique commune au Québec en débats, suffisamment important pour y consacrer un symposium critique. Nous l’en remercions, de même que nous apprécions l’occasion qui nous est donnée de répondre à nos critiques. Ce symposium critique regroupe des textes fort hétérogènes. Celui de Bernard Gagnon est un compte rendu, de facture classique, cherchant à dégager le projet intellectuel de l’ouvrage et en proposant une évaluation. Un autre texte donne la parole à Gary Caldwell, ce qui s’explique fort bien étant donné son rôle dans la « mise en circulation » de la notion de culture publique commune (CPC) à la fois dans le monde universitaire et dans le débat public. Par contre, le texte de Mathieu Bock-Côté nous semble particulièrement déplacé dans une revue universitaire, non pas tant pour les idées qui y sont défendues, mais pour le ton et le style argumentatif de type essentiellement pamphlétaire, ce qui nous apparaît peu propice à un débat d’idées.

Nous nous proposons d’organiser cette « réponse » de la façon suivante. D’abord, nous reviendrons sur la logique qui a présidé au choix du thème, des quatre grands axes de son analyse et des auteurs (autant pour le colloque que pour le livre) ; nous en avions fait état dans l’introduction et dans la quatrième de couverture, mais elle semble avoir été comprise de façon très différente par nos trois commentateurs. Ensuite, nous répondrons aux trois critiques, individuellement, puisqu’elles sont de nature très différentes et mobilisent des argumentaires difficilement réductibles l’un à l’autre. Enfin, nous conclurons par notre évaluation de la tournure prise par le débat public et par la recherche universitaire sur cette question depuis la parution du livre au printemps 2008.

Genèse d’un projet intellectuel

Au terme de la lecture du symposium critique, il nous a semblé nécessaire de revenir sur les origines et la nature du projet dont est issu Du tricoté serré au métissé serré ? La culture publique commune au Québec en débats. Visiblement, Caldwell et Bock-Côté y ont essentiellement lu une entreprise idéologique, alors que Gagnon se consacre à l’analyse d’un projet d’abord et avant tout intellectuel.

Tout en exprimant sa « satisfaction qu’on débatte des enjeux que soulève la référence à ce concept » (p. 364), Caldwell déplore que « le jupon idéologique […] dépasse » (p. 365). En fait, ce jupon dépasserait à un point tel qu’il s’agit d’une « orientation idéologique » (p. 365) qui conduit à un « aveuglement idéologique » (p. 366). On l’aura compris, on parle ici d’un jupon de taille forte. Plus précisément, selon Caldwell, « la plupart des auteurs, à deux exceptions notables [Yvan Lamonde et André Burelle] » (p. 365), sont orientés par « un libéralisme volontariste et utopique » (p. 365) qui les amène à « vouloir déconstruire la CPC qui existe (c’est-à-dire la réalité sociale à laquelle le concept fait référence) pour en construire une nouvelle par le processus ‘délibératif démocratique' » (p. 365-366). Et d’ajouter : « Pour un conservateur comme moi – je me présente depuis longtemps comme un Red Tory – un tel « libéralisme » est irresponsable parce que destructeur d’acquis collectifs, tout en étant utopique » (p. 365).

Bock-Côté est plus lapidaire et, disons-le, spectaculaire. On ne parle plus ici d’un jupon, mais bien d’un grand manteau idéologique qui recouvrirait non seulement notre ouvrage, mais un pan important des travaux académiques contemporains :

Comme c’est le cas la plupart du temps avec les travaux des « sciences sociales » portant sur le pluralisme identitaire, il ne faut pas le lire comme une collection d’études philosophiques, sociologiques ou juridiques sur la question de la « diversité » mais bien comme une collection de textes militants visant à reconstruire une philosophie politique [le multiculturalisme] fragilisée par son implantation difficile (p. 349).

Sous la plume du pamphlétaire Bock-Côté, notre modeste ouvrage devient ni plus ni moins qu’une entreprise de refondation de « l’espace public sur l’exclusion du conservatisme et la censure de l’identité nationale » (p. 359). Nous sommes le reflet de « l’emprise croissante du parti progressiste sur les institutions publiques » (p. 358) et nous travaillons « à la reprogrammation multiculturelle de la citoyenneté et à la mise en place d’un nouveau régime politique qui accomplit à la fois sur le plan juridique et administratif un évidement de la démocratie » (p. 361). Vaste programme !

Enfin, plus intéressé par la valeur heuristique du concept de CPC que par la guerre idéologique – sans s’en désintéresser complètement toutefois ; nous y reviendrons – et les artifices langagiers, Gagnon voit dans une majorité de chapitres la « déconstruction en règle de la culture publique commune », une « notion vague » (p. 345). Qu’en était-il pour les initiateurs de notre projet ? Trois précisions paraissent s’imposer. La première concerne principalement les origines et le contexte du projet, alors que les deux autres s’intéressent davantage à sa nature et à ses fondements.

Premièrement, il convient de rappeler que le projet a vu le jour lors de l’automne 2005. Sous les auspices de l’Association internationale d’études québécoises (AIEQ) et du Programme d’études sur le Québec de l’Université McGill (PÉQ), Yvan Lamonde, Michel Seymour, Stéphan Gervais et Dimitrios Karmis sont alors conviés à organiser un colloque savant qui se tiendra à l’Université McGill en mai 2006 (la page 6 de notre ouvrage parle de mai 2005, mais il s’agit d’une erreur typographique), dans le cadre des activités entourant le congrès annuel de l’ACFAS. Le titre du colloque : La culture publique commune. Onze des treize chapitres de l’ouvrage ont d’abord été présentés dans le cadre de ce colloque (et le manuscrit final de l’ouvrage fut soumis aux Presses de l’Université Laval en novembre 2007). Ainsi, lorsqu’il écrit que « ce livre aurait aussi pu avoir pour titre : le multiculturalisme après la crise des accommodements raisonnables » (p. 349), Bock-Côté fait preuve d’un anachronisme qui trahit le contexte et la lunette politiques et idéologiques qui orientent déraisonnablement sa lecture. Certes, le processus de révision des textes a pu être influencé – de manière secondaire – par ladite « crise » de l’hiver 2007 et la mise sur pied de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Commission Bouchard-Taylor), mais le projet de colloque avait alors été rédigé depuis plus d’un an et la rédaction de l’ouvrage était avancée. C’est donc dans un contexte plus serein que ce que laisse entendre Bock-Côté qu’ont germé l’idée et les paramètres d’un colloque et d’un ouvrage sur le concept de CPC.

Deuxièmement, les choix du thème, des quatre grands axes de son analyse et des auteurs appelés à participer aux débats relèvent d’abord et avant tout d’un projet intellectuel de nature universitaire. Près de vingt ans après sa mise en circulation par Caldwell et Julien Harvey (décédé en 1998), nous constations qu’en dépit d’une présence relativement répandue et d’usages polysémiques dans le discours public québécois, le concept de CPC n’avait encore jamais fait l’objet d’un bilan analytique. Devant pareil constat, il nous semblait important de s’interroger sur sa prégnance, sur ses diverses significations, de même que sur son potentiel analytique et politique. Caldwell a raison, le concept qu’il a contribué à défricher était « devenu suffisamment incontournable pour qu’il faille le confronter, ne serait-ce que pour le déconstruire » (p. 364).

En ce qui concerne les quatre grands axes d’analyse retenus (1. Histoire et concepts ; 2. Droit et structure politique ; 3. Enjeux sociaux ; 4. Regard d’ailleurs), ils visaient à la fois une couverture des diverses dimensions du concept de CPC (sa prégnance, ses significations et son potentiel analytique et politique) et le rassemblement d’un large éventail de perspectives analytiques. Le premier axe était consacré à l’histoire du concept, à son ancrage historique au XIXe siècle, à ses diverses significations ainsi qu’aux conditions préalables à son opérationnalisation. Le deuxième axe portait sur ses composantes et sur ses applications dans le contexte des institutions politiques québécoises et canadiennes. Le troisième axe portait quant à lui sur les enjeux sociaux que recouvre le concept de CPC, notamment en termes de transmission et d’inclusion. Finalement, le quatrième axe permettait d’offrir un regard d’ailleurs et de prendre un peu la mesure du rayonnement du concept à l’extérieur du Québec.

Cela dit, outre la nécessité de couvrir ces quatre grands axes analytiques, trois critères principaux ont présidé au choix des auteurs. D’abord, considérant l’histoire, la richesse et les particularités des trois composantes du concept de CPC, une réflexion de nature interdisciplinaire s’imposait. C’est ainsi que la sociologie, la science politique, le droit, l’histoire, les études littéraires et la philosophie furent mises à contribution. Ensuite, les réalisations et intérêts de recherche, en lien avec le concept de CPC, constituèrent un critère important. Enfin, les auteurs furent invités sur la base de leur capacité à participer à des échanges intellectuels dans un esprit de générosité herméneutique. Il ne nous appartient pas de dire si l’entreprise fut un succès sur ce plan, mais l’esprit recherché, tant pour le colloque que pour l’ouvrage, était celui d’une entreprise commune et jamais définitive de compréhension qui s’enrichit de la pluralité et de la différence des perspectives, des paroles et des écoutes, et non celui de la joute compétitive entre joueurs et joueuses qui cherchent d’abord et avant tout à se faire valoir, à prévaloir, à briller, voire à écraser s’il le faut. De là, comme pour tout colloque et ouvrage collectif, nombre d’invitations ont été lancées, quelques-unes furent déclinées, la plupart furent acceptées. Comme c’est généralement le cas en pareille entreprise, en résulte un groupe d’auteurs hétérogène, aux sympathies théoriques et idéologiques diversifiées et dont certains (Burelle et Bosset) ont passé l’essentiel de leur carrière à l’extérieur des institutions universitaires.

Il convient de le préciser, puisque Caldwell souligne qu’il « n’a pas semblé pertinent aux éditeurs du livre » (p. 364) de l’inviter, le colloque et l’ouvrage ne portaient pas précisément sur le concept de CPC tel qu’imaginé par Caldwell et Harvey, mais plus généralement sur le concept de CPC au Québec depuis vingt ans. La nuance est importante. La présence de Caldwell, tout en étant pertinente à n’en pas douter, eût risqué de trop diriger les débats sur les intentions de Caldwell et Harvey ou sur une essence conceptuelle à laquelle nous ne croyons pas.

Troisièmement, quelques considérations générales sur la distinction entre projet intellectuel et projet idéologique s’avèrent nécessaires, bien que le cadre de cette réponse nous contraigne à être trop brefs. De notre point de vue, il n’est pas de projet purement intellectuel ou purement idéologique. Il existe des projets davantage orientés par la réflexion critique et d’autres davantage tirés vers l’action. Ces projets constituent des positions sociales distinctes certes, mais qui se chevauchent et qui, dans les meilleurs jours, s’éclairent mutuellement. Le propre de l’idéologue, c’est de nier ces positions pour lui-même et de s’instituer en juge omnipotent, souvent en porte-parole du peuple. Dire que notre projet est d’abord et avant tout un projet intellectuel de nature universitaire, ce n’est pas dire qu’il est exempt de toute idéologie. C’est plutôt affirmer qu’il s’agit d’un projet orienté davantage par la réflexion critique que par l’action, un projet qui a bénéficié du temps, de la distance, des échanges de perspectives, des approches et de l’éthique que procure l’université pour réfléchir à des questions. La direction éditoriale de notre projet s’est limitée à un certain nombre de questions analytiques générales sur la prégnance, les significations et le potentiel du concept de CPC.

Au final, s’il est vrai que la plupart des chapitres remettent en cause la CPC québécoise ou, plus généralement, le potentiel analytique et politique du concept, il serait erroné d’y voir un projet intentionnel et concerté de « déconstruction », pour reprendre un terme employé à la fois par Gagnon, Caldwell et Bock-Côté. Dans la mesure où il y a une certaine déconstruction, il s’agit d’un résultat et non d’une prémisse de l’analyse.

« Malaise », controverses et circulation conceptuels

Le texte de Gagnon, nous l’avons mentionné, est une recension de facture classique qui vise à dégager le projet intellectuel de l’ouvrage et à en faire l’évaluation. Les précisions de la section précédente complètent plus qu’elles ne contredisent sa lecture de notre projet. Quant à son évaluation, elle se déploie en trois temps et appelle quelques réflexions critiques.

D’abord, Gagnon parle d’un « malaise ressenti à l’évocation de la culture publique commune, malaise qui se communique par l’aversion de certains collaborateurs à l’endroit du concept (ou à l’endroit des idées de Caldwell ?) » (p. 346). Il critique ensuite l’introduction de l’ouvrage parce qu’elle ferait « fi des controverses autour de la notion ». Enfin, il reproche à cette même introduction d’omettre de se prononcer « sur une question de fond littéralement esquivée : l’idée de « culture publique commune » peut-elle être comprise indépendamment de ce qu’en pense et en dit Caldwell ? » (p. 347). Procédons dans l’ordre.

Parler de « malaise » de manière aussi générale ne nous semble pas approprié, à la fois parce que trop englobant et trop fort. D’une part, peu attentif aux particularités de chaque chapitre (seuls l’introduction générale et les chapitres de Georges Leroux et François Rocher sont mentionnés), Gagnon néglige d’indiquer que Lamonde et Burelle sont très visiblement à l’aise avec le concept et avec les travaux fondateurs de Caldwell et Harvey. D’autre part, nous ne comprenons pas pourquoi Gagnon s’obstine à parler de « malaise » devant les tentatives de « reconstruire le concept » d’un Leroux ou d’un Jocelyn Maclure, si ce n’est peut-être parce qu’il accorde une importance démesurée au conservatisme de Caldwell et à ses interventions des dernières années dans la revue Égards. Cette insistance nous semble d’autant moins appropriée au débat sur la CPC qu’Harvey était un libre penseur que l’on ne saurait assimiler tout simplement au conservatisme de Caldwell. Nous y reviendrons.

L’introduction fait-elle « fi des controverses autour de la notion » ? Les lecteurs en jugeront, mais il nous semble que les cinq premières pages de cette introduction sont principalement consacrées aux controverses en question : « tout effort pour la définir [la notion] ne fait qu’alimenter la polémique sur son utilité » (Gervais, Karmis et Lamoureux, 2008, p. 1) ; « n’y a-t-il pas un problème fondamental avec la notion de culture publique commune, dont les trois termes prêtent à débat et à controverse ? » (ibid., p. 3) ; « Ce qui la plombe, c’est moins sa nature ou ses contenus que le caractère particulier de l’entité qui veut l’imposer. Car usuellement ce sont les États souverains qui fixent des politiques d’admission et les conditions de la cohabitation entre nouveaux et anciens habitants du territoire » (ibid., p. 4).

Reste l’omission de se prononcer sur ce qui serait le fond de l’affaire, une critique de Gagnon que partage Caldwell (p. 374) et qui nous ramène en quelque sorte au « malaise » mentionné plus haut : « l’idée de « culture publique commune » peut-elle être comprise indépendamment de ce qu’en pense et en dit Caldwell ? » Ici, avouons-le, nous avons eu tort de penser que la réponse allait de soi. Selon nous, à partir du moment où une idée est mise en circulation, son énonciateur en perd à jamais le monopole de l’interprétation, de l’évaluation et de la reformulation. Dans le cas du concept de CPC, Caldwell n’en a d’ailleurs jamais eu le monopole, puisqu’il l’a formulé originalement avec Harvey. La « dépossession » s’est poursuivie rapidement par de multiples interprétations, évaluations et reformulations dans le discours public, notamment dans le discours gouvernemental et dans le discours intellectuel. Notre ouvrage représente un assemblage d’interprétations, d’évaluations et de reformulations du concept de CPC dont la plupart ne se positionnent pas par rapport au travail fondateur de Caldwell et Harvey. Gagnon peut y déceler un malaise. Pour nous, l’important est que l’analyse et le débat se poursuivent sur un concept dont l’emploi est encore fréquent.

Comprendre l’évolution de la notion de culture publique commune

Comme le souligne à juste titre Caldwell, il n’y a pas dans notre ouvrage « de consensus, que ce soit sur la pertinence actuelle du concept », ou sur sa nature et son contenu (p. 365). Autrement dit, le concept de CPC y est largement soumis au débat, tant sur son appellation (un cadre civique, une culture de tradition française comme foyer de convergence, une culture politique et civique ?) que sur son contenu (quelle(s) culture(s) ? Quelle place à l’histoire nationale ? Quelles composantes de cette histoire ?). Toutefois, les réflexions émises, loin d’être le reflet de ce que Caldwell appelle un « libéralisme désincarné et a-historique » (p. 366), témoignent de la prise en compte des réalités historiques et culturelles québécoises. Par exemple, Micheline Labelle plaide pour un « pacte civique » qui

n’est ni neutre ni abstrait comme on tend à le lui reprocher. Bien que plusieurs de ses éléments caractérisent les démocraties libérales, il porte la marque de combats particuliers dans le contexte du Québec : la langue française, la reconnaissance politique et culturelle, etc. Son universalité s’incarne donc au sein d’une nation particulière qui doit défendre et redéfinir [nous soulignons] les marqueurs historiques de sa spécificité (Labelle, 2008, p. 42).

Pour sa part, Maclure écrit de manière tout aussi explicite que « la culture publique d’une société comme le Québec sera inévitablement irriguée par les contingences de son histoire et par les projets collectifs défendus par ses citoyens » (Maclure, 2008, p. 108).

À la lumière de ces exemples, il est manifestement excessif d’affirmer que « la plupart des auteurs, à deux exceptions notables [Lamonde et Burelle] […], voient cette CPC comme une culture à construire » de novo (p. 365) et que cela témoigne d’un « libéralisme irresponsable parce que destructeur d’acquis collectifs tout en étant utopique » (p. 365). Caldwell craint manifestement une « déstabilisation complète de la société » si la délibération publique intervient de manière significative dans le processus de constitution de la CPC (p. 365). Il est vrai qu’en s’attardant au concept de CPC, plusieurs auteurs ont discuté des enjeux liés au vivre ensemble québécois en faisant une part importante à la délibération. Quelles sont les conditions favorables à ce vivre ensemble ? Comment relever des défis comme l’inclusion, la transmission et la monopolisation du pouvoir ? Parmi les réflexions exprimées, l’idée d’une culture délibérative non consensuelle revient à plusieurs reprises, notamment pour lutter contre le « repli identitaire » (Lamoureux, 2008, p. 223) ou la tyrannie de la majorité. Toutefois, Caldwell ne rend pas justice à ces réflexions en les qualifiant de « destruct[rices] d’acquis collectifs » et d’« utopique[s] ».

D’une part, entre la destructrice tabula rasa dont il nous accuse et la CPC québécoise existant « déjà de façon adéquate » (p. 365) et paraissant immuable qu’il affirme, il existe un espace considérable de nuances dans lequel s’inscrivent les contributions à notre ouvrage. À partir de perspectives différentes, les chapitres convergent vers l’idée selon laquelle « l’identité politique, à l’instar de l’identité personnelle, devrait être admise comme réalité en instance constante de reformulation, saisissable seulement dans son cadre narratif » (Taylor, 2000, p. 46). D’autre part, la critique du caractère utopique de la délibération publique est en porte-à-faux avec l’une des missions centrales de la philosophie politique, et plus généralement de la pensée critique : « la théorie remet en question la réalité politique. Elle ne doit pas considérer comme une donnée immuable la réalité politique que la science politique tente d’analyser et de décrire. Elle a comme objectif d’être critique et non de donner un accord préalable » (notre traduction, Thompson, 2009, p. 208).

Reflet de l’actualité du sujet ou de son militantisme en cette matière, Caldwell est particulièrement en verve lorsqu’il traite du cours d’éthique et de culture religieuse (ECR) et du chapitre de Leroux, auxquels il consacre près de la moitié de son texte. Malgré l’importance qu’il accorde au sujet, il convient de préciser que Du tricoté serré au métissé serré ? n’avait pas pour objectif de réfléchir sur le modèle d’école québécoise à adopter ou le type de formation à développer en matière d’éthique et de religion. Parmi les treize contributions du livre, seul le chapitre de Leroux est consacré aux enjeux de la transmission de la CPC. D’une part, Leroux cherche à identifier ce qu’il nomme une « culture politique et civique » (2008, p. 273), dépositaire de l’identité citoyenne québécoise. D’autre part, il s’interroge sur la responsabilité de l’État et du système d’éducation dans la transmission de cette culture, soulignant notamment que le programme d’éthique et de culture religieuse est légitime et pertinent en tant qu’outil de transmission. Une lecture des grands objectifs du programme appuie cette affirmation de Leroux[1].

Dans un avis publié en 2005, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) soulignait que « l’école québécoise est justifiée […] de proposer aux élèves un enseignement obligatoire et non confessionnel de la religion », car les élèves ont tout à gagner « de s’enrichir comme personne cultivée et comme futur citoyen compétent » (CSE, 2005, p. 26). L’école n’est certes pas le seul lieu dépositaire des idées et vertus de la démocratie, mais pourquoi ne pas s’approprier la triple mission d’instruire, de socialiser et de qualifier de l’école et former au dialogue en vue du vivre ensemble ? Poser la question c’est y répondre. Comme le souligne Leroux, par le biais du programme d’ECR,

l’État veut s’assurer que notre école ne sera pas un espace vide sur le plan des normes et des symboles […] qu’elle donnera à tous les instruments de la réflexion éthique, seule capable de développer les valeurs essentielles pour nous, c’est-à-dire les vertus de la démocratie : tolérance, respect, recherche du bien commun et des principes guidant la discussion de tous avec tous. C’est la seule manière de vivre en harmonie le pluralisme croissant de notre société (Leroux, 2007, p. 87).

Il nous semble que dans la foulée de l’évolution du débat sur l’enseignement de la religion à l’école dans les vingt dernières années, le cours d’ECR propose des pistes de solution représentatives des préférences d’une majorité de Québécois : une école rassembleuse qui opte pour un enseignement culturel des religions.

Quant à l’aspect obligatoire du cours d’ECR et à la liberté des parents de retirer leurs enfants du cours parce que celui-ci viendrait heurter leur liberté de conscience, comme le souligne le juge Jean-Guy Dubois dans un jugement rendu le 31 août dernier en Cour supérieure du Québec : « Le fait de croire qu’une norme législative nuit à une croyance ou à une pratique n’est pas suffisant en soi pour affirmer qu’il y a violation à la liberté de conscience. Il faut plutôt qu’on retrouve dans les faits et selon les circonstances une nuisance réelle » (Cour supérieure du Québec, 2009, section 36). Or l’analyse des objectifs et contenus du programme d’ECR plaide en faveur du respect des idéaux d’égalité de traitement et de liberté de conscience. C’est en somme à cette même conclusion qu’arrive la Cour en affirmant que « le tribunal ne voit pas comment le cours d’ECR brime la liberté de conscience et de religion des demandeurs pour les enfants, alors que l’on fait une présentation globale de diverses religions sans obliger les enfants à y adhérer » (Cour supérieure du Québec, 2009, section 69).

La critique pamphlétaire : populisme, réitération et amalgame

Nous l’avons dit en introduction, la présence du texte de Bock-Côté dans une revue universitaire que nous apprécions nous met mal à l’aise. La personne a certes les qualifications universitaires pour écrire dans une revue savante, mais il nous semble regrettable qu’elle ne sache pas faire la différence entre le ton pamphlétaire et celui qui devrait être de mise dans la « république des lettres ». Non seulement Bock-Côté utilise les procédés rhétoriques de la littérature pamphlétaire – ce qui nous instruit sur son opinion, mais n’aide pas à éclairer les enjeux du débat – mais en plus il cherche à s’ériger en authentique représentant du « peuple », diagnostiquant chez les contributeurs de notre ouvrage un « traumatisme idéologique pour l’intelligentsia » (p. 348), posture populiste s’il en est.

L’aspect pamphlétaire du texte se vérifie à trois indices principaux : 1) le ton et la posture adoptés par l’auteur ; 2) le remplacement de la démonstration par la réitération ; 3) la technique de l’amalgame. Tout au long de son texte, l’auteur oppose la posture des intellectuels à celle du peuple. Il commence par nous indiquer que « les couches supérieures de la population f[ont] de leur adhésion au métissage mondialisé une marque de reconnaissance identitaire alors que les classes moyennes et populaires semblent encore se reconnaître dans les paramètres du vieil État-nation occidental » (p. 348-349) ; il nous assène ensuite que « la gauche idéologique fait le constat d’une société réfractaire à sa reprogrammation thérapeutique » (p. 358) ; et il cherche à clouer le cercueil en précisant que « le peuple, traversé par le démon de la xénophobie, n’est plus habilité à exercer une souveraineté qui devrait être confisquée par les porteurs de la légitimité pluraliste qui travailleront à la rééducation des classes dangereuses en tournant contre elles les institutions publiques » (p. 361). On retrouve donc l’opposition élite (intellectuelle) / peuple et Bock-Côté en représentant des (saines) opinions du peuple « en voie de devenir un courant politique que les élites ne souhaitent pas introduire dans l’espace public » (p. 361), trope réactionnaire s’il en est, d’autant plus qu’elle est assaisonnée à la sauce post-goulag rehaussée d’un peu de 1984.

De la même façon, Bock-Côté semble considérer comme allant de soi – un procédé qui se prête bien à la Déclaration d’indépendance des États-Unis mais un peu moins à un texte universitaire – que l’État-nation est un bien en soi, bien mis à mal par l’offensive de « la gauche idéologique » qui brandit l’armure du multiculturalisme. Que l’État-nation ait été le paradigme dominant de la pensée politique pendant les deux derniers siècles n’en fait pas une vérité éternelle qui devrait être la seule admissible pour réfléchir aux modes de structuration des communautés politiques. Et ce n’est pas en répétant ad nauseam sa nécessité que l’on aura plus de pouvoir de conviction ou que l’on démontrera qu’il est le seul avenir politique envisageable pour le Québec. En outre, après tant d’années de gouverne (néo)libérale tant à Québec qu’à Ottawa, nous ne pouvons qu’être sceptiques – un euphémisme – face à l’affirmation que la « gauche idéologique » serait au pouvoir et disposerait des leviers institutionnels lui permettant de transformer « la société en camp de rééducation idéologique permanent » (p. 352).

L’essentiel des réflexions de Bock-Côté sur notre ouvrage est structuré sur le mode de l’amalgame : il cherche à discréditer le texte de Labelle en l’assimilant à un texte antérieur de même qu’aux idées de Jean-François Lisée ; Leroux se voit assimilé au rapport de la Commission Bouchard-Taylor ; Karmis à un texte antérieur de Leroux et à un ouvrage de Geneviève Nootens ; Michel Seymour voit ses positions comparées à celles de son collègue Daniel Weinstock ; quant à Maclure, il voit ses positions rapportées à celles de Marie McAndrew. Nous pensons que les idées défendues par ces auteurs et les autres contributeurs sont suffisamment étoffées pour pouvoir être discutées en fonction de leurs mérites et de leurs lacunes particuliers sans avoir recours à la technique de l’amalgame.

À cette utilisation pléthorique de l’amalgame s’ajoute une forte dose de mauvaise foi, quand ce n’est pas carrément de malhonnêteté intellectuelle. Alors que lui-même est loin de faire dans la dentelle et dans la subtilité, il accuse carrément Potvin, Labelle, Karmis et Leroux de mettre dans le même sac (de poubelle) xénophobe Hérouxville, Mario Dumont et la profanation de cimetières juifs (p. 359). De la même façon, Bock-Côté accuse Seymour de réduire la philosophie conservatrice à « l’expression du ressentiment ou de l’intolérance » (p. 360) lorsqu’il exprime son désaccord politique et philosophique face à certaines idées qui semblent être partagées par Bock-Côté, ce qui est bien la preuve qu’il y a plusieurs façons de concevoir la nation et pas seulement celle dont notre pourfendeur se fait le héraut.

Quant aux opinions énoncées par Bock-Côté, elles nous semblent se résumer en deux points : premièrement, notre livre serait imprégné de part en part de l’idéologie multiculturaliste, « figure contemporaine de l’utopisme, de la gauche idéologique » (p. 351) ; deuxièmement, cela aboutirait à une « dissolution de la nation dans le pur fantasme de la transparence égalitaire, en d’autres mots, une nation évidée de son substrat culturel et démographique qui n’existerait plus que dans les termes du contractualisme progressiste » (p. 354). Répondons à la première objection par une boutade en soulignant que plusieurs auteurs ont fermement critiqué le multiculturalisme, tant sur le plan de ses fondements que sur celui de sa traduction en politiques publiques, et que certains récuseraient leur assimilation à la gauche, même idéologique. Mais là encore, l’amalgame a tellement meilleur goût pour le pamphlétaire puisque cela permet de faire l’économie de la réflexion et de la réfutation argumentée. De plus, il nous révèle l’étendue de son inculture en faisant de la politique de multiculturalisme du gouvernement canadien le seul modèle de gestion étatique de la diversité culturelle. Comme d’autres notions, celle de multiculturalisme est fortement polysémique sur le plan théorique et donne lieu à un éventail fort diversifié lorsqu’il s’agit de passer à sa traduction pratique (voir notamment Ang, 2005 et Modood, 2007).

La deuxième question appelle une réponse plus substantielle, même si les auteurs n’ont pas été sollicités en fonction de leur prise de position sur le statut politique que devrait avoir le Québec. À trop insister sur le nécessaire substrat culturel et démographique de la nation, Bock-Côté rend difficilement pensable la possibilité pour le Québec d’accéder au statut d’État-nation. Pas question pour nous de nier les évidences : l’une des caractéristiques de la population du Québec est d’être composée d’un groupe ethnique fortement majoritaire, celui qu’on a longtemps appelé les Canadiens français (mais qui a longtemps été les Canadiens par rapport aux colonisateurs français et britanniques, puis ensuite par rapport aux habitants des autres provinces du Canada) ; à partir de la Révolution tranquille, des membres de ce groupe ont voulu transformer un nationalisme culturel (notre langue, notre foi, nos traditions) en projet politique en l’ancrant dans une réalité territoriale (le Québec) et en prônant son accession au statut d’État-nation tout en étant plus ou moins conscients que tous les Canadiens français n’étaient pas localisés au Québec et que les Canadiens français n’étaient pas les seuls à habiter le territoire québécois ; ce projet politique nationaliste a fait de la langue le principal marqueur de l’identité québécoise, au détriment de l’ethnicité ou même de l’histoire.

Passons rapidement sur le fait que ce groupe n’était pas aussi homogène qu’un certain discours, qui insiste sur la densité ethnique de la population québécoise, a bien voulu le faire croire : mariages interethniques avec des Autochtones d’abord, puis avec des immigrants issus de pays catholiques (irlandais, italiens, polonais) ; traditions culinaires inspirées de la France rurale mais fortement empreintes de traditions britanniques, de produits locaux, d’emprunts au fast food étasunien, entre autres ; institutions politiques calquées sur celles de l’empire britannique. Bref, un « pure laine » fait minimalement de brins de provenances diverses. Pourquoi vouloir figer à un certain état du développement historique le processus de métissage qui a fait les Canadiens français et en faire l’étalon de l’authenticité québécoise ?

Il nous semble plus important de mettre en doute la possibilité de ce groupe d’obtenir « son » État-nation s’il se réfugie dans une dimension essentiellement culturelle ou ethnique, d’autant plus que les nations contemporaines résultent au moins autant de l’activité fabricatrice d’un État qui a utilisé des instruments politiques pour « faire nation » que de l’accession de nations préalablement existantes au statut d’entités étatiques reconnues par la communauté internationale. Nous doutons fort que cela passe par une identification du projet national québécois au conservatisme politique, comme le suggère Bock-CÔtÉ (p. 358-360). Que le conservatisme soit présent dans la société québécoise, c’est un fait, et l’espace occupé par les forces conservatrices est important ; qu’on ne vienne donc pas nous faire le coup de l’exclusion. Mais nous revendiquons la possibilité de nous démarquer et de critiquer ces thèses conservatrices qui dépolitisent le nationalisme québécois en ramenant la citoyenneté à une identité et freinent d’autant la réalisation politique effective de l’État-nation, comme en témoigne le repli de l’ADQ (une des expressions politiques de ce conservatisme) sur des positions autonomistes. Dans une société démocratique, dans un monde où peu de territoires échappent à la diversité ethnique, faire de l’ethnicité et de la tradition la seule base de la communauté politique nationale nous semble peu propice à rallier une majorité autour d’un projet d’État-nation et lourde de dérives d’exclusion. Au risque de nous faire encore traiter d’utopistes, nous réaffirmons que nous pensons que l’inclusion est une condition nécessaire de la démocratie dans les sociétés contemporaines.

La mise sous presse du livre Du tricoté serré au métissé serré ? est antérieure à la fin des audiences publiques de la Commission Bouchard-Taylor et au dépôt du rapport de la Commission. Il convient de brièvement en toucher mot pour aborder le processus de la Commission et les conclusions du rapport. Une réaction gouvernementale s’imposait lors de la « crise des accommodements raisonnables » pour stopper la construction de confrontations entre « la majorité et les immigrants », « nous et eux », « notre héritage et les autres traditions ». Ainsi, en guise de témoignage d’une première réponse gouvernementale, la Commission Bouchard-Taylor fut créée. Les audiences publiques auront permis de laisser libre cours à la parole citoyenne et de soumettre à la population des enjeux importants liés à la démocratie québécoise. Enfin ! ... pourrait-on dire, les politiciens n’étaient plus les seuls à s’exprimer sur ces enjeux. Une pluralité de voix pouvait se faire entendre. Mais que dire, de manière plus empirique, de cette consultation publique ? Combien de citoyennes et citoyens y ont participé ? Combien de mémoires ont été déposés ? Que penser des propos ouvertement xénophobes et racistes entendus durant les audiences publiques ? Les chiffres dévoilés par la Commission témoignent d’un engouement qui dépasse le cercle des initiés : dépôt de plus de 900 mémoires, participation de 800 individus aux quatre forums nationaux et de près de 3 500 aux forums citoyens et, finalement, visite de plus de 400 000 personnes sur le site de la Commission. Quant aux commentaires émis, la situation fort tendue a sans doute créé un terreau fertile à la présence de dérapages racistes et discriminatoires. Il importe de préciser que les premières analyses des interventions faites durant les 22 forums populaires à travers le Québec font état d’une très faible présence (2 à 3%) de propos ouvertement xénophobes ou racistes (Antonius, 2007, p. 3). Cela dit, plutôt que de nier ou de camoufler ces discours, l’analyse de leur signification et de leur portée sociales s’avère davantage porteuse. La communauté des chercheurs a certes du pain sur la planche afin de dépouiller tout le corpus des interventions et de proposer des éléments d’analyses. Quant au rapport, les commissaires ont eu raison de souligner l’effet de distorsion créé par les médias auprès de la population autour des accommodements raisonnables. Par ailleurs, en misant sur une responsabilité citoyenne par l’entremise de l’approche de « l’ajustement concerté », le rapport a en somme mis en relief des façons de faire fortement préconisées au sein de plusieurs milieux québécois en tant que pratiques d’harmonisation. En rappelant les bases du modèle d’interculturalisme québécois, notamment que tous les membres de la société québécoise « acceptent que leur culture soit transformée à plus ou moins long terme par le jeu des interactions », les commissaires invitent en quelque sorte tous les membres de la société québécoise à contribuer au façonnement des références et symboles de la CPC du Québec. Il y a là un appel à l’ouverture et à l’innovation. Certes le défi est grand mais un grand bout de chemin a été parcouru au Québec en ce qui concerne la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle. Un constat partagé par le sociologue français Jean Baubérot qui affirme que le Québec est « en avance » sur la France en cette matière (2008, p. 28). Dommage cependant de constater que le gouvernement actuel ne semble guère disposé à déployer les efforts et les ressources nécessaires pour tirer profit de cette longueur d’avance et mettre en pratique les 37 recommandations de la Commission Bouchard-Taylor.