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Il est d’usage de tourner en dérision ceux qui s’inquiétaient au fil des années cinquante de la diffusion du progressisme au Canada français. L’anticommunisme des figures les plus connues de l’école nationaliste est jugé symptomatique d’une culture politique régressive prompte à confondre les signes de la modernité et ceux de la subversion – dans ses Mémoires, Claude Morin, pourtant une figure de grand bon sens dans l’histoire du nationalisme, va jusqu’à parler des « réseaux transquébécois de traditionalistes intellectuellement constipés » (Morin, 1994, p. 66). S’il va sans dire que ce nationalisme avait ses limites et que certains de ses avocats n’étaient pas loin de pratiquer une « sociologie » conspirationniste, il n’en aura pas moins correctement noté, en temps réel, la lutte systématiquement menée par l’intelligentsia contre le régime de l’Union nationale et, surtout, la critique menée par là de toute l’expérience historique canadienne-française[1]. On reprochait au nationalisme traditionnel de « ne pas être socialiste » (Angers, 1958). Il fallait être « à gauche », sans quoi l’on risquait d’être classé parmi les mercenaires d’un régime disqualifié. Le Québec intellectuel prenait le pli du progressisme sans qu’il soit possible, ensuite, de le défaire. D’ailleurs, l’historiographie donnera tardivement raison aux nationalistes traditionalistes qui faisaient le procès des intellectuels modernistes. Léon Dion a remarqué la chose au point d’y consacrer un ouvrage majeur. Pour lui, l’intelligentsia, en tant que principal foyer d’opposition au régime duplessiste, a joué un rôle fondamental dans la modernisation de la société québécoise (Dion, 1993)[2]. Elle véhiculait alors un jugement qui reviendra bien souvent : le régime de Duplessis serait l’expression politique d’une culture pathologique. Il fallait abattre le premier pour abolir la seconde. Se constituait ainsi l’histoire noire du Québec traditionnel qui, avant même la Révolution tranquille, consacrait sa disqualification intégrale comme expérience historique.

Chose certaine, la philosophie progressiste a joué un rôle majeur dans la mise en scène idéologique du Québec moderne et sa transformation, à certains égards, en laboratoire à ciel ouvert d’une expérience sociale à grande échelle. Dans cet article, nous tâcherons de reconstituer le mouvement idéologique à travers lequel s’est accomplie la progressive désoccidentalisation de la référence québécoise. Nous verrons comment s’est constituée à partir de la matrice progressiste, d’abord dans le langage personnaliste, puis dans celui du socialisme marxisant et enfin, dans celui du multiculturalisme, une critique radicale de la référence québécoise tout en voyant comment les convulsions générées par cette entreprise d’ingénierie sociale et identitaire ont provoqué chaque fois une ressaisie de l’identité nationale du Québec historique. Nous tâcherons de mener cette réflexion pour bien voir comment, en l’espace d’un demi-siècle, l’identité québécoise a été soumise à un processus de reconstruction idéologique et comment elle est néanmoins parvenue à se maintenir dans la fidélité à un certain héritage.

La fabrique de la Grande Noirceur et la révocation du Québec traditionnel

À chaque mythe son double négatif. La Révolution tranquille trouve le sien dans la Grande Noirceur. On en connaît le contenu, qui se résume aisément : Maurice Duplessis, le chef de l’Union nationale, despote autoritaire, aurait instrumentalisé le catholicisme à travers une synthèse clérico-nationaliste entretenant la nation canadienne-française dans le fantasme de son destin exceptionnel. Cette idéologie permettait surtout de contenir le processus de modernisation qui se déployait alors partout en Occident. Le catholicisme serait ainsi prisonnier d’une religion canadienne-française ayant plus à voir avec une structure de pouvoir qu’avec les exigences d’une spiritualité qui aurait pu irriguer toute la société. Mais il y avait, contre Duplessis, une résistance locale, rassemblant les vaillants héros de la modernité. La légende dorée de la Révolution tranquille a fait de Cité Libre le principal lieu d’incubation idéologique de la modernisation d’une société enfin déprise d’un bagage de traditions qui alourdissait son pas et l’empêchait de suivre la cadence des modernes. Il suffit de relire les textes majeurs et mineurs de Cité Libre pour en constater l’intransigeance. À Cité Libre, on se réclamait du personnalisme pour faire le procès de l’idéologie canadienne-française[3] sur la base d’un antinationalisme de principe appelé à jouer un rôle majeur dans le destin québécois. Mais à travers la critique du régime duplessiste, c’est toute la culture québécoise qu’on mettait en procès à travers une rhétorique dont on aura reconnu bien tardivement l’exagération, Pierre Elliott Trudeau allant même jusqu’à comparer Duplessis à Mao, au désavantage du premier (HÉbert et Trudeau, 2007)[4]. Toute l’expérience historique du Canada français se trouvait ainsi disqualifiée. La mythologie cité-libriste s’est vite investie au coeur de la conscience collective et l’ensemble des concepts mis en circulation par l’intelligentsia des années cinquante pour disqualifier un régime honni circulent encore aujourd’hui dans la société québécoise. Il arrive même qu’on mobilise une mythologie militante pour refaire le procès du régime, comme c’est le cas avec l’Affaire Coffin, apparemment symptomatique du caractère xénophobe de la culture canadienne-française (Courtois, 2008a) ou avec celle des Orphelins de Duplessis censée symboliser tout le bilan social du catholicisme québécois. L’historiographie aura eu beau neutraliser les thèses les plus déformatrices de l’expérience historique canadienne-française (Bourque, Duchastel et Beauchemin, 1994), rien n’y fait : le mythe de la Grande Noirceur semble profondément enraciné dans la conscience historique québécoise[5].

Les figures de proue du cité-librisme trouvèrent dans le fédéralisme militant le parfait accomplissement de leur critique du nationalisme canadien-français, Trudeau allant jusqu’à plaider pour l’alliance avec le nationalisme fédéral du Canada anglais (Laforest, 1992 ; Burelle, 2005). Une telle posture n’allait toutefois pas faire l’unanimité, l’inscription du sentiment national dans l’espace politique laurentien définissant depuis longtemps la condition historique québécoise (Silver, 1982) et la distinction s’imposait entre la répudiation du Québec traditionnel et l’adhésion résolue au fédéralisme pancanadien. La génération héritière de Cité Libre, souvent formée dans ses pages, devait réinventer l’hypercritique du Québec traditionnel. Il ne s’agissait plus alors de lutter contre le nationalisme québécois et l’idéal renaissant de l’indépendance mais de retourner ce dernier contre le Québec historique pour achever sa liquidation. L’indépendantisme des intellectuels se constituait à la fois contre le Canada anglais et contre le Canada français. D’autant plus que l’École de Montréal avait elle aussi, parallèlement aux travaux de Cité libre, mené un sévère procès du Canada français, le texte le plus connu de Michel Brunet l’exprimant pleinement dans sa critique de l’antiétatisme, du cléricalisme et du messianisme canadien-français (Brunet, 1958, p. 113-166). Brunet voyait dans la culture canadienne-française la conséquence de la domination politique imposée au Québec par la Conquête anglaise, dans la mesure où elle se serait institutionnalisée comme une image inversée du rapport de subordination qui serait celui du Québec dans le fédéralisme canadien. Elle serait donc symptomatique d’une aliénation nationale que la raison historique et politique pourrait contribuer à déconstruire. Mais plus encore que Brunet, qui demeurait fidèle au nationalisme de Lionel Groulx, ou encore de Guy Frégault, qui cherchait lui aussi à sauver son vieux maître et la légende de la Nouvelle-France, c’est Maurice Séguin qui, dans sa sociologie du national, a mené le raisonnement jusqu’à ses ultimes conséquences : deux siècles d’histoire aboutissaient dans une identité avortée. Seule l’indépendance politique pouvait accomplir le nécessaire salut national[6].

Il ne s’agit pas ici de dire que le nationalisme gaullien et finalement plutôt conservateur – pour peu que l’on définisse le conservatisme comme une disposition défavorable envers l’utopisme – de l’École de Montréal entendait délibérément disqualifier l’expérience historique québécoise mais de rappeler, tout simplement, que la critique systématique du Québec traditionnel ne fut pas l’apanage exclusif du fédéralisme militant[7]. Car, au croisement de ce nationalisme exaspéré par l’impuissance canadienne-française et du progressisme hégémonique dans la jeune intelligentsia, se nouera une nouvelle synthèse recyclant le nationalisme sur sa gauche en l’investissant d’une utopie révolutionnaire appelée à s’exprimer dans la revue Parti Pris qui demeure pour toute une génération ayant joué un rôle majeur dans la pensée souverainiste le premier exemple d’un nationalisme délivré de la vieille tradition canadienne-française[8]. De Cité Libre à Parti Pris, l’intelligentsia accentuera un radicalisme idéologique entraînant peu à peu l’imperméabilisation de la société québécoise par rapport à ses propres traditions politiques et culturelles, soit pour la livrer à l’idéal personnaliste d’une société hypercritique de ses institutions traditionnelles et recouvrant dans le fédéralisme canadien une certaine universalité, soit pour la désaliéner sans compromis et la transformer en terre vierge à féconder par l’idéal révolutionnaire. Parti Pris reprenait le procès du nationalisme traditionnel, à congédier, pour qu’advienne un indépendantisme décolonisateur avec le tiers-mondisme comme nouveau paradigme pour appréhender la réalité québécoise. Une fraction de l’intelligentsia s’initiait au socialisme, lequel prenait le relais du personnalisme comme philosophie radicale à partir de laquelle faire un procès qui s’apparentait de plus en plus à celui de la civilisation occidentale. Nègre blanc d’Amérique : la formule de Pierre Vallières est datée, mais elle est symptomatique de ce tiers-mondisme fantasmatique qui imprègne alors la jeune intelligentsia québécoise (ValliÈres, 1968). Désormais s’imposait une nouvelle critique de la culture nationale à partir de la psychologie du colonisé, celle de l’aliénation du Québécois qui aurait été doublement dominé par l’Anglais et le Prêtre. Si le premier correspondait à une forme indéniable de domination extérieure liée à la question nationale, le second symbolisait l’aliénation psychologique de toute une nation qu’on entendait désormais éveiller aux échos de la contre-culture qui traversait les sociétés occidentales[9]. On se lancera alors à la recherche d’un socialisme québécois.

Le mouvement indépendantiste naissant a repris ces thèses pour en appeler à une décolonisation intégrale du Québec (Bourque et Dostaler, 1980). Il ne faut pas oublier que les premières querelles ouvertes au sein du Rassemblement pour l’indépendance nationale portèrent sur la place qu’y jouaient ceux que Bourgault nommait les « réactionnaires » qui exprimaient de gros doutes sur le génie du socialisme, la disqualification des valeurs traditionnelles du Canada français et le détournement de l’indépendance au nom de la Révolution. Jean-François Nadeau l’a rappelé dans sa biographie du chef le plus connu du R.I.N., il fallait faire du nouveau pays l’occasion d’une transformation sociale radicale qui permettrait de déprendre sa culture des schèmes historiques à partir desquels elle s’était élaborée (Nadeau, 2007 p. 160-183). Nadeau y multiplie les confirmations du révolutionnarisme de Bourgault et sa promotion d’un indépendantisme qui avait moins à voir avec le nationalisme qu’avec le socialisme. Non seulement Bourgault « n’a jamais été très enthousiaste à l’idée d’une union avec des indépendantistes de droite », mais Nadeau affirme aussi, sans trop se tromper, que « parmi les penseurs indépendantistes, on ne trouve alors certainement personne de moins nationaliste que lui » (Nadeau, 2007, p. 270 et 326). L’indépendantisme des années 1960 a multiplié les ruptures à droite, avec Marcel Chaput d’abord[10], puis avec le nationalisme conservateur qui se retrouvera au R.N. (BÉdard, 2008a). « À droite » était alors synonyme de « réactionnaire », et réactionnaire, de non-socialiste[11]. Au R.I.N., la lutte contre la réaction prendra vite le dessus sur la lutte contre le fédéralisme canadien et une forte tendance socialiste s’y développera[12]. Le souverainisme prenait la forme d’un utopisme, d’un révolutionnarisme animé par l’idéal de la table rase. Les théoriciens du R.I.N. eux-mêmes ont ainsi formulé le projet indépendantiste. Dans Le colonialisme au Québec, André D’Allemagne écrit : « ce qu’il faut au Québec, c’est une authentique révolution. En ce sens qu’il ne s’agit pas de réformer les structures et les institutions traditionnelles de l’intérieur, en en conservant l’esprit, mais au contraire, de les supprimer pour les remplacer par d’autres qui d’ailleurs, restent partiellement à définir. […] Ainsi, dépouillé des scories du passé et du colonialisme, le Québec devient une page blanche sur laquelle tout est à écrire et tout peut être écrit. Une fois effondrées les institutions coloniales et la mentalité qui en découle (paternalisme, individualisme, féodalisme), le Québec aura cet énorme avantage de ne pas traîner le poids d’une histoire qui ne lui appartient pas » (D’allemagne, 1966, p. 175). Société dominée, le Québec disposerait donc d’un privilège historique majeur : celui de repartir à zéro. Bourgault s’est livré lui-même à certaines confessions qui confirment le dévoiement fantasmatique de l’indépendantisme riniste : « je rêve que le Québec, libre enfin, devienne le premier pays du monde à n’avoir ni drapeau, ni hymne national. Je rêve de voir notre seule liberté nous servir d’étendard et notre seule fraternité nous servir d’identification pour le genre humain » (Nadeau, 2007, p. 309).

La poésie nationaliste a exprimé avec une douleur travaillée ce tiers-mondisme à la québécoise. C’est dans son aliénation radicale que le Québec trouvait son droit à la pleine existence nationale. Tout jeter à terre, tout recommencer : voilà les deux conditions pour justifier un mouvement de libération nationale qui devait accoucher non seulement d’un nouvel État-nation mais bien d’une nouvelle société, d’un nouveau peuple, d’un nouveau monde, d’un homme nouveau qui ne soit plus dédoublé, sans l’aliénation pesante du colonisé qu’avait cru décrire Jean Bouthillette (1972). Cette vision des choses trouva son expression la plus vive dans le célèbre poème Speak White de Michèle Lalonde, qui assimilait la condition québécoise à celle des colonisés de partout dans le monde ainsi qu’à la lutte contre l’impérialisme, désormais figure achevée d’une civilisation pathologique. Les vers sont connus :

Speak white / dans la langue douce de Shakespeare /avec l’accent de Longfellow/ parlez un français pur et atrocement blanc /comme au Viêt-Nam au Congo parlez un allemand impeccable / une étoile jaune entre les dents /parlez russe parlez / rappel à l’ordre parlez répression / speak white / c est une langue universelle / nous sommes nés pour la comprendre / avec ses mots lacrymogènes / avec ses mots matraques.

Même Gaston Miron, dont la poésie demeure encore aujourd’hui un classique de la littérature québécoise, parlait du Québec comme d’un pays « chauve d’ancêtres », donc sans héritage, tout à créer, à mettre au monde. Le Québec devait s’écrire sur une page blanche. La Révolution québécoise que Jean-Christian Pleau a explorée sur le plan de l’imaginaire littéraire devait accoucher d’une société toute neuve, qui avait plus à voir avec la création idéologique qu’avec une certaine tradition dont on entreprendrait la rénovation (Pleau, 2002). On pourrait ajouter, d’ailleurs, que toute la culture québécoise et ses classiques de l’époque s’étaient déployés dans une critique de l’aliénation, comme on peut le voir avec le théâtre de Michel Tremblay qui faisait de la transgression et de la marginalité les seules voies d’accès à la dignité humaine, comme si la culture québécoise ne parvenait à se constituer qu’à la manière d’une contre-culture, ce qui ne sera pas sans impact, ultérieurement, sur sa capacité à assumer une définition traditionnelle de l’autorité, du principe d’institution. La culture québécoise prenait forme dans la négation fondamentale de ce qui lui aurait permis de se perpétuer.

Ainsi, au moment même de sa modernisation, le Québec officiel intériorisait un logiciel idéologique qui enclenchait sa désoccidentalisation (Bergeron, C., 2008a). Cette hypercritique s’est si vite diffusée dans les milieux évolués qu’elle est devenue la nouvelle doxa de l’intelligentsia par rapport à l’identité québécoise, au point même où on retrouve encore aujourd’hui certaines figures qui s’en réclament. Il n’était pas rare dans les universités de reconnaître une traduction « scientifique » de la vulgate socialiste, qu’elle soit ou non marxisante[13]. Un révisionnisme historique précoce entrainaît le Québec pensant dans un univers idéologique où le marxisme faisait office de religion révélée pour les clercs des sciences sociales en plein essor. La culture savante avait de plus en plus l’air d’une glose où la phraséologie socialiste recouvrait bien mal une incompréhension radicale du Québec. L’impératif était sans ambiguïté : le Québec devait se désaffilier du vieux monde. Si l’Occident n’était qu’une histoire de maîtres, de dominateurs, et si le Québec n’était qu’une histoire d’aliénés et de dépossédés, l’appartenance du Québec à la civilisation occidentale relevait d’une identification fantasmatique. Le Québec n’était plus une nation française appartenant à la civilisation occidentale mais une société excentrée consentant à sa propre satellisation idéologique par un tiers-monde représenté sous la figure d’un nouveau sujet révolutionnaire conforme aux exigences stratégiques de la gauche radicale. Si la culture québécoise s’est délestée de l’aspect folklorique des théories de la décolonisation, si Albert Memmi, Jacques Berque et Franz Fanon se sont vite retrouvés sur les rayons des bouquinistes, la culture nationale n’en a pas moins été grandement fragilisée.

L’idéologie québécoise et le PQ

L’utopisme révolutionnaire des militants du Québec socialiste a trouvé bien peu d’écho dans un peuple « moins malheureux qu’on ne voulait lui faire croire », selon la formule de Gérard Bergeron (Bergeron, 1967, p. 266). Que le Canadien français devienne Québécois et qu’il reconnaisse dans la Révolution tranquille un effort de relèvement national entraînant de nécessaires bouleversements politiques et sociaux, rares sont ceux qui n’y ont pas reconnu un progrès[14]. Mais que le dernier tue le premier comme si le Québec était en manque d’un parricide, il y avait là le symptôme d’une intoxication idéologique. D’ailleurs, le Québec réel décevra plus d’une fois les accoucheurs de l’homme nouveau. Car l’histoire des passions idéologiques d’une intelligentsia en pleine expansion grâce à la démocratisation de l’enseignement supérieur et la mise en place d’une structure institutionnelle susceptible de financer sa nouvelle vocation radicale recoupe bien imparfaitement l’histoire politique du peuple québécois. Apprendre le Québec par ce que son intelligentsia du dernier demi-siècle a écrit n’est certainement pas la meilleure manière de le connaître.

Pour penser la mutation de l’identité québécoise, on doit ainsi se reporter sur l’espace politique, qui récapitulait sous le signe du nationalisme l’expérience canadienne-française. Le Parti québécois, sous la direction de René Lévesque, a été la meilleure expression politique de la nouvelle idéologie québécoise qui héritait plus qu’on ne l’a traditionnellement reconnu de l’expérience historique canadienne-française, surtout par la promotion d’un nationalisme militant devant conduire à la proclamation de l’indépendance du Québec. On le sait, le Parti québécois était une coalition bien plus vaste que n’aurait jamais pu l’être le Rassemblement pour l’indépendance nationale. Lévesque lui-même n’a jamais fait mystère de sa méfiance pour le socialisme indépendantiste qu’il associait à des idéologues « bâti[sseurs] de systèmes théoriques […] se fichant du peuple » (cité dans Bourque et Dostaler, 1980, p. 83). Malgré ce qu’écrivent encore aujourd’hui les premiers artisans du R.I.N., ce ne fut pas d’abord par lui que les Québécois se familiarisèrent avec une version normalisée de l’idée d’indépendance. Le Parti québécois héritait d’un mouvement politique bien plus vaste que celui enclenché par le R.I.N. et d’une conceptualisation de la question nationale qui datait au moins des années 1920[15]. Il devait pour cela aménager le récit qu’il proposait de l’expérience historique québécoise en y faisant converger différentes trames de la conscience historique qui n’assumaient pas toutes aussi intégralement le rupture de 1960. C’était bien évidemment le cas des nationalistes conservateurs venus du R.N., qui avaient refusé la rupture radicale avec l’héritage traditionnel du Canada français (BÉdard, 2008a). Mais c’était aussi le cas des libéraux nationalistes passés avec Lévesque par le M.S.A. et qui n’avaient jamais vraiment confondu le régime duplessiste qu’ils décriaient dans la plupart de ses aspects et l’expérience historique du Canada français qu’ils refusaient de disqualifier intégralement (GÉlinas, 2008). Une bonne partie du vieux fond bleu associé à l’Union nationale et modernisé par la jeune garde nationaliste associée à Daniel Johnson s’est aussi transvidée progressivement au PQ [16].

Les circonstances politiques favorisèrent aussi cette réhabilitation précoce d’un passé national nécessaire à la remise en scène d’une identité un tant soi peu substantielle, ne serait-ce que pour fonder un discours nationaliste qui faisait du partage d’une même culture un argument fondamental du projet souverainiste. La première page d’Option Québec mettait ainsi de l’avant une vision profondément enracinée dans l’histoire de l’identité québécoise :

Nous sommes des Québécois. Ce que cela veut dire d’abord et avant tout, et au besoin exclusivement, c’est que nous sommes attachés à ce seul coin du monde où nous puissions être pleinement nous-mêmes, ce Québec qui, nous le sentons bien, est le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous. Être nous-mêmes, c’est essentiellement de maintenir et de développer une personnalité qui dure depuis trois siècles et demi. Au coeur de cette personnalité se trouve le fait que nous parlons français. Tout le reste est accroché à cet élément essentiel en découle ou nous y ramène infailliblement. Dans notre histoire, l’Amérique a d’abord un visage français […] Puis vint la Conquête. Nous fûmes des vaincus qui s’acharnaient à survivre petitement sur un continent devenu anglo-saxon. Tant bien que mal, à travers bien des péripéties et divers régimes, en dépit de difficultés sans nombre (l’inconscience et l’ignorance même nous servant trop souvent de boucliers), nous y sommes parvenus. […] Pour tous, le moteur principal de l’action a été la volonté de continuer, et l’espoir tenace de pouvoir démontrer que ça en valait la peine. Jusqu’à récemment nous avions pu assurer cette survivance laborieuse grâce à un certain isolement. Nous étions passablement à l’abri dans une société rurale, où régnait une grande mesure d’unanimité et dont la pauvreté limitait aussi bien les changements que les aspirations. Nous sommes fils de cette société dont le cultivateur, notre père ou notre grand-père, était encore le citoyen central. Nous sommes aussi les héritiers de cette fantastique aventure que fut une Amérique d’abord presque entièrement française et, plus encore, de l’obstination collective qui a permis d’en conserver cette partie vivante qu’on appelle le Québec. Tout cela se trouve au fond de cette personnalité qui est la nôtre. Quiconque ne le ressent pas au moins à l’occasion n’est pas ou n’est plus l’un d’entre nous (LÉvesque, R., 1968, p. 19-20).

Ces belles pages qui détonnent avec ce qu’est devenu le mouvement souverainiste rappellent que le nationalisme d’après 1960 avait finalement trouvé sa genèse dans un lointain passé aisément mobilisable pour fonder ses revendications. La nation avait alors l’allure d’une réalité organique, ce que confirme d’ailleurs la belle mention d’une « personnalité collective », manière plus vivante d’évoquer ce que l’on appelle aujourd’hui une identité nationale, René Lévesque pratiquant un nationalisme n’ayant rien à voir avec le souverainisme aseptisé de ses héritiers revendiqués (Noël, 2008). Il faut dire que le conflit récurrent avec le Canada anglais révélait au Québec son altérité identitaire en le contraignant à perpétuellement confirmer son existence dans le rappel de son histoire et de la légitimité qui la traversait. Le livre blanc du référendum de 1980 a confirmé cette récapitulation de l’histoire québécoise sous le signe de la lutte nationale et faisait des souverainistes les héritiers de tout un combat animé par l’idéal du maître chez nous (QuÉbec, 1979). C’est l’idée d’un destin québécois qui se maintenait et l’idéal d’indépendance sera indéniablement investi d’une charge symbolique sacralisée correspondant au vieux désir d’achèvement que Jacques Beauchemin a aperçu dans la conscience historique (Beauchemin, 2002). De fait, dans sa lutte pour la souveraineté, le Québec trouvait matière à cultiver le sentiment de sa continuité historique. Une certaine tradition reprenait vie dans le dévoilement d’un vieux désir d’achèvement dont les souverainistes étaient désormais comptables. C’est probablement l’École de Montréal qui a exprimé le mieux cette modernisation assez réussie de l’expérience historique québécoise, en faisant d’un nationalisme de plus en plus militant son principe de continuité. À l’école de Michel Brunet, de Guy Frégault et de Maurice Séguin, le nationalisme québécois récapitulait l’histoire comme un long travail de reprise en main, de reconquête qui consacrait la dimension existentielle de la lutte nationale (FrÉgault, 1977).

Trois grands piliers ont soutenu cette référence identitaire remaniée : la poursuite de la souveraineté, la défense de la langue française et la promotion d’une laïcité qui passait pour relativement intransigeante. La souveraineté s’inscrivait naturellement dans un univers de sens historique qui ne doutait pas de la légitimité d’un discours justifiant la pleine existence politique du Québec au nom d’une lutte s’étalant au fil des siècles. Nouvelle religion politique selon ses critiques (Couture, 1994), le souverainisme d’alors sacralisait certainement la lutte nationale, qui passait pour une lutte pour la vie ou la mort de la nation. Il n’en demeurait pas moins une forme d’existentialisme politique cherchant à traduire politiquement une expérience historique avec en son coeur la langue française qui incarnait, comme l’a souvent écrit Fernand Dumont, une culture que l’on croyait encore spontanément héritière d’un plus vieil héritage national (Dumont, 1995). À travers l’idéal d’une littérature québécoise, d’un théâtre québécois, d’une poésie québécoise, surtout d’une chanson québécoise, s’affirmait bien clairement l’idée que la langue n’était pas qu’instrumentale, qu’elle exprimait aussi une dimension existentielle, une culture à la fois sur le plan anthropologique et esthétique. Que cette culture ait été victime d’une pathologie congénitale, comme on l’a déjà reconnu plus haut, ne change rien au fait qu’on assimilait encore la nation à une communauté de mémoire et de culture appelée à la pleine existence politique. La nation était alors constituée d’une matière historique qu’il aurait paru suicidaire de vider. La Charte de la langue française elle-même entendait traduire la culture nationale en norme d’existence sociale et arrivait au terme d’une dynamique qui avait vu le mouvement nationaliste problématiser la question de l’immigration à travers la crise de Saint-Léonard et en appeler à la mise en place d’une politique linguistique institutionnalisant une définition de la nation ancrée dans sa réalité historique (Picard, 2003 ; Corbeil, 2007). Quant à la laïcité, elle a été systématiquement présentée comme le symbole de la modernité québécoise, celle d’une société enfin capable de se comparer positivement aux autres nations d’Occident. Il fallait à tout prix être moderne et d’aucune façon n’en revenir à un passé rendu de toute façon inaccessible par une chape de plomb idéologique. Surtout, la laïcité québécoise se posait comme étant susceptible de normaliser la grande victoire d’une société ne trouvant plus dans les compensations théologiques des raisons de survivre à un statut politique déshonorant. Le Québec moderne transformera l’ancienne peur de l’assimilation, pour un temps surmontée, par une peur bien plus fantasmatique, celle d’une régression historique, celle d’un retour vers le passé.

Il n’est pas dans notre intention de décrire tous les procédés d’institutionnalisation de la « nouvelle » référence québécoise. On se contentera de dire que, malgré ses faiblesses, malgré bon nombre de membres de l’intelligentsia surtout, elle est parvenue à se normaliser sur le plan institutionnel et à générer un pouvoir politique suffisamment persuadé de sa densité existentielle pour porter une dynamique de sécession. Une certaine idée du Québec a pris forme à travers le récit d’une Révolution tranquille d’abord pensée comme un relèvement national parvenu à la maturité symbolique au seuil des années 1990. La culture populaire de l’époque en a proposé une image décomplexée. Même les sciences sociales ont entrepris l’étude de la vieille identité nationale enracinée pour lui reconnaître ses vertus (Dufour, 1989 ; Dion, 1987)[17]. Malgré une occultation durable du passé catholique dans la conscience historique, celle-ci est néanmoins parvenue à se refaire une santé à travers un nationalisme populaire que des historiens à la marge des grandes institutions savantes sauront entretenir[18]. Au « Québec moderne » succédait apparemment le « Québec normal ». Pour plusieurs, la fin des années 1980 et la première moitié des années 1990 laissent croire à un happy end québécois. Après la Révolution tranquille et ses victoires nationales, après un premier référendum décevant suivi de ce qui passera pour plusieurs comme une trahison de la part des francophones d’Ottawa (Laforest, 1993), après les politiques de réparation constitutionnelle, la bonne foi manifestée à Meech et l’indignation qui a suivi son échec, après le double NON de Charlottetown, le Québec pouvait enfin consentir à sa plus vieille aspiration historique et faire le choix d’une indépendance à la fois raisonnable et indispensable. Cette vision des choses sera d’ailleurs au centre du discours référendaire et s’exprimera avec une certaine poésie dans la déclaration officielle de souveraineté présentée un peu moins d’un mois avant le référendum par le gouvernement du Québec. La vieille quête d’une pleine existence politique québécoise semblait sur le point d’aboutir avec une prochaine proclamation d’indépendance susceptible d’assurer la constitution d’un nouvel État-nation. L’indépendance devenait donc par effet rétrospectif la véritable tradition nationale québécoise.

La culture politique post-référendaire et son implosion

Mais le résultat référendaire du 30 octobre 1995 a entraîné l’affaissement de l’identité québécoise héritée de la Révolution tranquille ainsi que du grand récit qui l’alimentait. Sans l’indépendance politique, qui traversait la conscience nationale comme un idéal nécessaire et qui lui servait désormais de fondation symbolique, l’identité québécoise risquait de perdre toute consistance. Les souverainistes avaient sacralisé l’indépendance, ils en faisaient naturellement la pierre fondatrice à partir de laquelle instituer enfin un Québec qui aurait trouvé dans le pays une forme de réconciliation historique avec son plus vieux passé. On ne pouvait dédramatiser les conséquences de l’échec comme l’a d’ailleurs noté Daniel Jacques dans La fatigue politique du Québec français (Jacques, 2008). Alors que l’histoire québécoise allait enfin accoucher de sa finalité la plus profonde, la défaite du camp du OUI, allait déstructurer en profondeur le Québec national et la référence qui le définissait. D’ailleurs, la pensée souverainiste tardera à assumer la réalité de cet échec en multipliant les hypothèses sur la tenue imminente d’un troisième référendum qui viendrait corriger les résultats du second, l’éventualité d’un échec de l’indépendance demeurant un véritable impensé dans la stratégie du mouvement national. Certains spéculeront même sur le détournement de la consultation référendaire en criant à la confiscation d’une victoire souverainiste par des moyens plus ou moins légaux – le référendum de 1995 était un référendum volé (Philpot, 2005).

Convenons-en : une nation ne poursuit pas son indépendance durablement sans payer chèrement le prix de son échec. C’est une leçon de sagesse machiavélienne : mieux vaut ne jamais s’inscrire au registre des perdants dans la dynamique de la politique réelle. Il n’en demeure pas moins que la culpabilisation du sentiment national fut la trame véritablement déterminante d’une culture politique post-référendaire traversée par une mauvaise conscience pénitentielle, semblable à celle qui a déferlé depuis le début des années 1980 dans toutes les sociétés occidentales, par suite de la conversion culturelle du marxisme à « l’antiracisme » hypercritique de la civilisation occidentale (Beauchemin, 2004 ; Bock-Côté, 2007a). Sur certains points, on a assisté à un remake de la Grande Noirceur mais, cette fois, dans le vocabulaire des sciences sociales et des théories du multiculturalisme. Un révisionnisme historique pratiqué par une certaine intelligentsia avant-hier personnaliste, hier marxiste et aujourd’hui multiculturaliste a entrepris la déconstruction de la conscience nationale et de la réalité qu’elle recouvrait pour étendre la Grande Noirceur jusqu’en 1995. Le multiculturalisme comme idéologie s’est diffusé dans les couches supérieures de la société québécoise, qui se sont convaincues aisément de la nécessaire « modernisation » d’une identité collective encore trop lourdement lestée par l’héritage du Québec historique, que l’on ne présente plus qu’à la manière d’une majorité francophone appelée à renoncer à ses privilèges pour que s’accomplisse une reprogrammation de la « culture publique commune » selon les exigences de l’égalitarisme identitaire.

Ce passage de l’identité nationale au multiculturalisme s’est présenté comme une entreprise de modernisation de l’identité québécoise, passant du nationalisme « ethnique » au nationalisme « civique » par un procédé rhétorique semblable à la stratégie de diabolisation de l’expérience historique québécoise mise de l’avant au moment de la Révolution tranquille. Les grands moments de cette conversion sont bien connus : sacrifice du nationalisme linguistique au nom du cosmopolitisme montréalais considéré comme le laboratoire d’une nouvelle identité québécoise ; réécriture de l’histoire et de la conscience nationale majoritaire pour atténuer les contenus culturels de la nation et la transfigurer à partir d’un modèle de citoyenneté conforme à la définition progressiste des identités collectives, au point même de proposer d’évacuer de la mémoire nationale le mythe des deux peuples fondateurs, pris en défaut d’exclusivisme par les apparatchiks du Bloc québécois ; disqualification des vieilles élites nationalistes remplacées par une nouvelle élite néosouverainiste dont Gilles Duceppe et André Boisclair ont été les plus exemplaires représentants[19]. Cette nouvelle élite a pris le relais de l’ancienne en pilotant une transformation forcée de la référence collective, mobilisant à la fois les ressources institutionnelles de l’intelligentsia et celles d’une bureaucratie idéologique de plus en plus incorporée dans l’appareil d’État. Cette « modernisation » de l’identité nationale est passée par la diabolisation de ses anciennes représentations. Le souverainisme post-référendaire a dénationalisé à grande vitesse la société québécoise, au point de se retourner contre l’identité nationale et de diaboliser ceux qui y sont restés attachés, en les présentant comme les porteurs d’une pathologie collective, venue du vieux passé canadien-français, celle de la peur de l’autre, de l’intolérance, de l’exclusion. Ce qui restait du Québec historique était désormais passé à la trappe du multiculturalisme pour qu’advienne la « démocratie pluraliste » qu’une nouvelle génération souverainiste a placée au coeur de son engagement politique. Pour la deuxième fois en un demi-siècle, la « modernisation » de la référence nationale par certains la faisait basculer du positif au négatif. Comme l’a écrit très justement Jacques Beauchemin, « que la pensée politique contemporaine veuille aujourd’hui si résolument expurger du nationalisme québécois ce qui peut rester en lui de communautarisme et de désir d’achèvement exprime, sur un autre mode, le refus de soi sur lequel s’est édifié, il y a quarante ans, le Québécois contre le Canadien français, et qui dresse aujourd’hui le démocrate acquis aux vertus du nationalisme « civique » contre celui dont on a honte et que l’on taxe d’ethniciste » (Beauchemin, 2002, p. 18). Le Québec s’est transformé en laboratoire à ciel ouvert où tester les nouvelles théories de la citoyenneté qui entendent expliciter intégralement le lien social pour parvenir à le reprogrammer grâce aux méthodes du planisme identitaire (Venne, 2000). De colloques en séminaires, les milieux intellectuels et politiques ont formulé un discours public censé recouvrir la vieille appartenance au Québec historique et persuader les Québécois de la nécessité d’une métamorphose identitaire. Les grandes figures intellectuelles associées au mouvement souverainiste ont milité activement pour une modernisation radicale de l’identité nationale pour la désinvestir de tout contenu substantiel. L’appartenance au Québec devait désormais se fonder sur les seuls grands principes de l’universalisme progressiste, pour la plupart institutionnalisés dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, décrétée document fondateur de l’identité collective, ainsi que dans des valeurs progressistes, nationalisées par décret et renommées valeurs québécoises[20].

Mais l’identité nationale n’est pas une matière d’une infinie plasticité. L’épistémologie constructiviste, qui laisse croire à la pure malléabilité des formes historiques et symboliques, fait fausse route en croyant pouvoir en fabriquer sur commande une nouvelle. On peut refouler l’identité d’un peuple loin du domaine public et en censurer l’expression politique, mais on ne peut toutefois l’éradiquer par haut-décret théorique. Ainsi, entre le discours sur l’identité québécoise tenu par les nouvelles élites et la réalité du Québec historique se sont multipliés les points de friction, d’autant plus que le malaise identitaire de la majorité francophone convergeait avec un malaise correspondant lié aux innovations sociales du progressisme en matière pédagogique, culturelle et sociale[21]. La tension, très manifeste, entre le Québec officiel et le Québec historique, pouvait difficilement ne pas dégénérer en crise politique, d’autant plus que les institutions politiques furent explicitement détournées de leur fonction protectrice par des élites qui n’entendaient plus oeuvrer à la perpétuation de l’identité nationale mais à sa transformation radicale. Il aurait suffi d’ailleurs de bien peu de perspicacité pour deviner partout dans la société québécoise une exaspération envers cette dénationalisation de la référence collective d’autant plus que le politiquement correct dominant dans les milieux officiels en censurait toute critique à moins de les traduire dans le langage de l’intolérance et de la fermeture à l’autre.

Derrière la laïcité, la nation

Une majorité silencieuse à l’identité censurée guettait l’occasion de faire le procès du multiculturalisme officiel et trouva dans la référence aux accommodements raisonnables le prétexte pour l’amorcer. Un système idéologique entrait en crise d’autant plus que le modèle multiculturel québécois implosait, à la suite des modèles danois, français, anglais, néerlandais et belge. C’est la culture politique du Québec post-référendaire qui y fut viscéralement rejetée comme le reconnurent les dirigeants du Parti québécois eux-mêmes. Mais une partie significative des élites a cherché à contenir la crise, à en atténuer la portée, en soutenant que les Québécois auraient critiqué les accommodements raisonnables parce qu’ils compromettraient la laïcité du domaine et des institutions publiques. C’est parce qu’ils auraient l’allure d’accommodements religieux que les nombreuses pratiques censées faciliter l’accès aux institutions publiques étaient rejetées. Les Québécois se seraient mobilisés contre le retour du religieux et pour la défense de la laïcité et des valeurs qu’elle recouvrait, comme l’équité sociale et l’égalité homme-femme (BÉgin, 2007). Après avoir congédié la religion de l’espace public avec la Révolution tranquille, les accommodements raisonnables l’y réintroduiraient sous le masque de la diversité culturelle, ce qui par ailleurs, ouvrirait la voie à une société fragmentée en ghettos[22]. Il faut pourtant constater le caractère très sommaire d’une telle critique à la néerlandaise du multiculturalisme même si elle correspond effectivement au discours des vétérans de l’anticléricalisme à la québécoise. Car lorsque les symboles chrétiens incorporés à l’identité nationale furent contestés au nom de la même laïcité qui devait s’appliquer également à toutes les traditions religieuses, on a vu l’opinion se braquer en révélant ainsi que la référence à la laïcité avait une fonction moins identitaire que stratégique dans la mise en scène de la culture québécoise et que son application ne devait pas entraîner à terme une neutralisation de l’héritage national. On l’a vu notamment autour de la controverse concernant la fête de Noël qui traverse depuis longtemps le monde anglo-saxon qui parle chaque année d’une Christmas War. Il y avait bien plus dans les débats entourant le Joyeux Noël, le sapin de Noël et les chants religieux qu’une controverse purement symbolique pour animer les foules.

La question qui était posée était celle du droit d’une nation historique devenue société d’accueil d’une immigration toujours plus nombreuse d’imprimer dans l’espace public ses propres marqueurs identitaires, ses propres symboles. On posait aussi plus profondément la question de la définition d’une communauté politique, comme espace plat à partir duquel arbitrer des revendications identitaires également légitimes ou comme communauté historique à laquelle les immigrés sont appelés à s’assimiler, en consentant à la privatisation de leurs références culturelles les plus contradictoires avec celles de la société d’accueil. D’ailleurs, les théoriciens du multiculturalisme ont vite compris comment retourner la laïcité contre l’identité nationale en travaillant à neutraliser l’empreinte du catholicisme sur la culture nationale (Cahiers du 27 juin, 2006 ; Milot, 2008 ; Baubérot, 2008)[23]. On parle alors d’une « laïcité ouverte » – une formule aussi présente dans le rapport Bouchard-Taylor – qui justifie la déchristianisation des fêtes officielles sous prétexte que la prise en charge de la tradition nationale dans le calendrier serait une pratique discriminatoire à grande échelle. Dans le rapport de la commission Bouchard-Taylor, au nom de la « laïcité ouverte », on justifiait la nécessaire neutralisation du catholicisme dans les institutions publiques en affirmant clairement le caractère non seulement multiconfessionnel du Québec, mais sa nécessaire déchristianisation pour que se construise ici une démocratie des identités conforme à l’idéal multiculturel (Bouchard et Taylor, 2008)[24].

Si la laïcité militante des adversaires d’un multiculturalisme intransigeant pouvait suffire pour nommer le problème de certains communautarismes religieux affirmant explicitement leur désaffiliation de la société d’accueil et convenait ainsi pour marquer l’incompatibilité entre certaines pratiques culturelles et l’identité nationale[25], elle demeurait insuffisante pour désigner un problème moins radical dans son expression idéologique mais bien plus massif sociologiquement, celui de la désaffiliation de « communautés culturelles » qui sans être intégristes, refusaient pratiquement leur incorporation à la communauté nationale. Autrement dit, le problème de la laïcité recouvrait bien incomplètement celui de l’identité nationale. Une telle découverte dévoilait ainsi un impensé de la transformation de l’identité québécoise depuis un demi-siècle. La culture nationale avait beau s’être refondée au moment de la Révolution tranquille dans une laïcité qui croyait avoir soldé le problème religieux, on aura compris que cette laïcité s’était mise en scène au sein d’une société disposant d’un héritage culturel relativement homogène, marqué par le catholicisme, et qu’elle était davantage appelée à gérer l’expression publique de cette culture dans sa dimension religieuse que de gérer des expressions religieuses concurrentes et contradictoires au sein de la collectivité. La référence au Québec moderne ne suffisait plus et toute une part de l’héritage culturel du vieux Canada français redevenait nécessaire pour affirmer l’existence de la nation au-delà des seuls principes modernistes auxquels voulaient la réduire les progressistes. Le laïcisme hérité de la Révolution tranquille privait le Québec des ressources symboliques pour lui permettre de consacrer une définition substantielle de l’identité nationale[26]. Une nation ne repose pas seulement, non plus que d’abord, sur des principes ou des valeurs, et il ne suffit pas de prêter serment à une version locale de l’universalisme progressiste pour y appartenir[27].

Le problème politique du christianisme et le cours ECR

À moins de consentir à la liquéfaction identitaire du Québec, il fallait bien marquer par quelques symboles forts son appartenance à un espace culturel donné, à une civilisation particulière. Le vieux passé québécois était à mobiliser, avec en son centre une matière longtemps tenue pour morte : l’héritage catholique du Québec. Cet héritage a joué un rôle central dans la crise du multiculturalisme québécois en rappelant l’appartenance du Québec à la civilisation occidentale. L’héritage chrétien du Québec entrait ainsi en contradiction avec les théories de la justice révoquant tout substrat historique à la communauté politique. Il entrait encore plus en contradiction avec l’idée selon laquelle toutes les religions étaient en droit de faire valoir également leurs revendications dans l’espace public en rappelant que l’égalitarisme revendiqué des théories de la reconnaissance ne parvenait pas à formuler une vision satisfaisante de l’espace public. On pouvait parler des racines chrétiennes du Québec comme on parle de celles de l’Europe. C’est ainsi qu’on comprendra la controverse entourant la place du crucifix à l’Assemblée nationale, auquel les Québécois s’attachèrent moins pour sa signification religieuse que parce qu’il assimile explicitement les institutions politiques québécoises à l’univers symbolique de la civilisation occidentale à laquelle ils tenaient à rappeler leur affiliation. Contre une élite portée par un désir de neutralisation de l’expérience historique québécoise, la présence du crucifix à l’Assemblée nationale est le signe d’un certain conservatisme identitaire qui raccroche le coeur institutionnel du Québec à l’une de ses traditions les plus fondamentales (Bergeron, C., 2008c). Le christianisme apparaît alors comme une médiation privilégiée pour rappeler l’appartenance occidentale du Québec.

Le problème politique de l’héritage catholique du Québec structure désormais plusieurs enjeux qui ont survécu à la seule crise des accommodements raisonnables et qui tissent la trame d’une véritable cultural war à la québécoise. À l’automne 2008, cette dernière s’est livrée autour de la controverse concernant le cours Éthique et culture religieuse (ECR) qui pose de la manière la plus politique qui soit la question de l’héritage chrétien du Québec (Courtois, 2008b). À quelle civilisation introduire les nouvelles générations : à la civilisation occidentale ou à celle du multiculturalisme mondialisé ? À lire les défenseurs du programme, il ne fait aucun doute que sa principale fonction est de fabriquer un nouveau peuple à partir de la matrice pluraliste. L’école sera désormais considérée comme un camp de rééducation où fabriquer la société multiculturelle à laquelle la souveraineté populaire semble faire blocage. Comme l’a écrit Marie-Andrée Chouinard dans une défense du programme, « le cours doit assurer la fabrication de jeunes esprits tolérants » (Chouinard, 2007). Georges Leroux, qui s’est posé comme un de ses grands promoteurs, a d’ailleurs reconnu que la déchristianisation symbolique du Québec et sa conversion à un pluralisme intégral étaient indispensables à sa démocratisation identitaire, et que la perpétuation de sa culture fondatrice comme cadre intégrateur serait symptomatique d’une mécanique discriminatoire contre laquelle devrait désormais se mettre en forme une éducation aux droits tels qu’ils sont définis par le chartisme. Le multiculturalisme serait désormais l’horizon moral de nos sociétés et le travail politique devrait toujours les y convertir un peu plus car « les institutions se trouv[ent] toujours en défaut par rapport aux exigences de la diversité » (Leroux, 2007, p. 12). Il faudrait donc institutionnaliser au coeur même du dispositif étatique un instrument critique permettant de toujours relancer la conversion de la communauté politique au multiculturalisme. Désormais l’État « ne peut s’abstenir de protéger les minorités contre le pouvoir de la majorité [] » et celle-ci doit être neutralisée pour qu’advienne une véritable démocratie des identités. « La société ne reconnaît plus une autorité unique, elle n’accorde à aucune tradition un privilège moral supérieur et elle choisit de s’en remettre au travail de la raison, travail d’abord mis en oeuvre dans le débat public » (Leroux, 2007, p. 47). Autrement dit, la démocratie est assimilée à la tyrannie de la majorité et l’héritage national n’est plus qu’un communautarisme parmi d’autres. Georges Leroux a non seulement rappelé que « les objectifs du programme […] sont d’abord sociaux et politiques » (Leroux, 2008, p. 170), il a aussi affirmé qu’à l’aulne de ce programme, « l’école pourrait à cet égard concevoir sa mission comme une responsabilité dans le processus qui fait passer chaque jeune de la constatation du pluralisme de fait à la valorisation du pluralisme normatif : de la diversité qu’il observe, tant sur le plan des normes que sur le plan des croyances, il est amené à déduire que la pluralité n’est pas un obstacle à surmonter, mais une richesse à connaître et à intégrer dans sa vision du monde » (Leroux, 2007, p. 13-14).

Pluralisme normatif : il faudra beaucoup d’imagination pour y voir autre chose qu’un nom de code pour le multiculturalisme. Autrement dit, l’école québécoise valorisera le multiculturalisme pour lui-même et si toutes les origines y seront les bienvenues, on ne tolérera pas l’expression d’attitudes réfractaires envers le multiculturalisme. Le multiculturalisme présuppose l’abolition du pluralisme idéologique dans les questions liées à la définition de la communauté politique. L’électorat déjà constitué ne consentant de toute évidence pas à la liquidation du Québec historique et la prétention de la majorité francophone à faire de sa culture une norme pour les immigrés demeurant aussi tenace, on mènera donc une stratégie pédagogique pour contourner l’expression de la volonté démocratique. Leroux n’hésite pas non plus à illustrer ce que devraient être les conséquences concrètes d’un tel programme à long terme. « On doit surtout faire l’effort de concevoir une éducation où les droits qui légitiment la décision de la Cour suprême [à propos du kirpan], tout autant que la culture religieuse qui en exprime la requête, sont compris de tous et font partie de leur conception de la vie en commun. Car ces droits sont la base de notre démocratie, et l’enjeu actuel est d’en faire le fondement d’une éthique sociale fondée sur la reconnaissance et la mutualité » (Leroux, 2007, p. 46). À défaut de convaincre le peuple qui, comme on le sait, s’était massivement opposé – à la hauteur de 85 % – à la décision de la Cour suprême sur le kirpan[28], on en fabriquera un nouveau intériorisant à travers tout son parcours dans le système scolaire la religion pluraliste (Courtois, 2008b). Ce qu’il s’agit de faire, c’est de s’assurer que le Québec de l’avenir ne se réclame plus d’aucune tradition qui rappellerait ne serait-ce qu’indirectement aux nouveaux arrivants que leur acculturation à la société d’accueil ne saurait se réduire à l’adhésion au crédo chartiste ou à une stricte intégration fonctionnelle, qu’ils s’installent dans une civilisation qui n’est souvent pas celle de leur identité d’origine, et qu’ils sont appelés à s’assimiler définitivement à une nouvelle culture pour véritablement participer à l’avenir de la société qu’ils ont choisie et en tirer tous les bénéfices potentiels (Gagnon, 2008). Leroux se fait ainsi le prophète d’un nouvel idéal. « La réponse que veut donner le Québec à ces nouveaux défis de la laïcité et du pluralisme prend la forme d’un vaste chantier, et presque, d’une utopie : la connaissance de la différence, le dialogue de tous avec tous » (Leroux, 2007, p. 16). Une utopie qu’il fait porter au Québec mais qui est pratiquement portée par les seules élites médiatiques, technocratiques et intellectuelles, qui travaillent sans relâche à le convertir au multiculturalisme.

Ce qui se révèle ici plus que tout, c’est la disposition profondément antioccidentale du discours identitaire post-référendaire qui sous certains aspects, radicalise la référence identitaire souhaitée par l’intelligentsia dans la dynamique de la Révolution tranquille. Dans son ouvrage consacré à la Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Gérard Bouchard, le principal théoricien du souverainisme multiculturel post-référendaire, n’hésitait pas à se lancer dans une envolée lyrique sur la nécessaire désoccidentalisation de la référence québécoise.

« Ainsi, le Québec trouverait sa vocation naturelle en récusant les chimères des deux mondes qui de toute manière lui échappent et en se constituant comme culture des interstices, en recherchant son monde interlope par des chemins obliques. Un tiers-monde, en effet, mais moins par sa pauvreté que par son excentricité. En sorte que la perte et le deuil de ses deux univers de référence en fassent non pas un orphelin, qui serait voué éternellement au commentaire nostalgique et stérile d’une privation ou d’une absence, mais carrément un bâtard : ensauvagé comme au début (à l’image et dans le sillage de ses devanciers indigènes et européens), s’abreuvant à toutes les sources proches ou lointaines, mêlant et dissipant tous ses héritages, répudiant ses ancêtres réels, imaginaires et virtuels, il s’inventerait dans cette position originelle un destin original qu’il pourrait enfin tutoyer, dans l’insouciance des ruptures et des continuités. Non pas un bâtard de la culture, mais une culture et, pourquoi pas, un paradigme du bâtard. Au creux de son indigence, ce tiers-monde, ce « pays chauve d’ancêtres » en viendrait à enraciner une insolence qui serait une façon de se poser dans le monde et dans le Nouveau Monde. Ce serait sa manière d’accéder enfin à l’autonomie, à sa vérité, et peut-être à l’universel » (Bouchard, 1999, p. 182)[29].

Le mauvais sort jeté à la civilisation occidentale envoûte encore plusieurs membres de l’intelligentsia québécoise. Ce que l’on doit comprendre, c’est que la désoccidentalisation de la référence collective s’inscrit dans la perspective plus vaste d’une multiculturalisation de l’existence sociale. Délivrée de la référence occidentale, il serait alors possible d’achever la transformation de la matrice identitaire de la société québécoise et de la transformer en laboratoire du monde nouveau.

La résurgence du conservatisme

Cette utopie d’un Québec post-national, post-occidental et post-chrétien et le mandat prescrit à l’État d’en accoucher révèlent la vérité profonde de l’intelligentsia québécoise qui fait désormais la promotion d’un nouveau régime fondé sur la religion multiculturelle (Leroux, 2008, p. 176). Comme l’écrit Carl Bergeron, « le programme ECR n’est pas un programme isolé appelant une réplique pragmatique sur une question de principe. Le cours ECR fait partie de la doctrine techno-progressiste, c’est un programme dans le Programme. […] Le noyau idéologique du programme ECR a un nom : le multiculturalisme. La mise en place du cours ECR et son caractère obligatoire ne signe pas un commencement d’altération des libertés, mais signe la fin d’une longue manoeuvre d’anesthésie de toutes les fonctions vitales de transmission de la culture » (Bergeron, C., 2009). Quelques-uns ont enregistré ce fait et parmi ceux-là Mario Dumont qui s’est inscrit dans ce que Joëlle Quérin nomme une « critique nationale » du cours ECR (QuÉrin, à paraître) alors qu’il était chef de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale :

Si rien n’est fait, le gouvernement implantera ce programme dans nos écoles primaires dès septembre prochain. Ce cours banalise le patrimoine religieux du Québec en le plaçant sur un pied d’égalité avec d’autres religions. Dans sa version actuelle, ce cours équivaut à nier la réalité de ce que nous sommes, en plus de favoriser l’acculturation de nos enfants. Comme Québécois, il nous importe de ne pas confondre ouverture d’esprit et déracinement de nos enfants par rapport à notre patrimoine religieux. Les enfants d’ici doivent d’abord savoir d’où ils viennent et la source des valeurs que nous partageons.

La position de Dumont se déprenait du système idéologique multiculturaliste, à la différence de celle du lobby des parents catholiques qui aura surtout fait le procès d’une régression de la liberté de conscience – par ailleurs bien réelle – dont se rendrait coupable le cours ECR, manière comme une autre de consentir à la communautarisation du christianisme dans un Québec pluriel. Dumont rappelait surtout que le Québec est l’expression politique d’une réalité historique n’ayant aucunement vocation à se dissoudre dans l’indifférenciation identitaire. Dumont laissait aussi entendre qu’il fallait investir le nationalisme d’une charge existentielle qui est celle d’un particularisme historique distinctif[30] en allant jusqu’à faire le procès de la technocratie et de l’intelligentsia qui portent pratiquement la révolution multiculturaliste (Bock-Côté, 2009b). Dumont faisait ainsi écho à un certain conservatisme occidental qui entend accoupler de nouveau la question de la nation et celle de la démocratie.

La théorie libérale de la citoyenneté ne suffit plus pour déterminer l’appartenance politique dans une société au substrat culturel abîmé et cela encore moins quand l’identité nationale est systématiquement rabattue sur un présent livré aux sociologues culpabilisateurs et aux ingénieurs identitaires. Elle déforme la nationalité à travers une fiction administrative qui rationalise la régression de la nation comme réalité historique en traduisant dans le langage du progrès sa fragmentation consacrant de bien des manières son morcellement en communautarismes rivaux qui négocieront et monnayeront leur participation à la collectivité à la condition expresse de se voir reconnus des droits différenciés et des privilèges sociaux marqués dans le cadre d’une citoyenneté qui se réclamera du pluralisme pour évider de sa substance historique l’appartenance au Québec[31].

Il n’est pas surprenant qu’un certain conservatisme à la fois intellectuel et politique resurgisse à travers la question de la cultural war à la québécoise. À moins de faire du conservatisme québécois une simple version édulcorée du consensus progressiste au pouvoir, se réfugiant dans les appels au pragmatisme et à la modération pour ne pas faire le procès des finalités dont se réclame le progressisme, ce conservatisme, qui semble reprendre les questions laissées pour mortes par le souverainisme progressiste et ses intellectuels, prendra probablement la forme d’une défense du sens commun centrée sur le problème de la démocratie et de la nation (Cloutier, 2008)[32]. Malgré son mauvais sort électoral de décembre 2008 qui s’explique davantage par les déconvenues d’une jeune garde parlementaire inexpérimentée sans direction politique ferme que par une disposition défavorable de l’électorat envers les thématiques qu’il privilégie, ce conservatisme risque tôt ou tard de trouver sa traduction politique adéquate, à l’intérieur de l’espace partisan actuel ou à travers son éventuel réalignement. Les élites associées à l’implantation du multiculturalisme ont bien deviné cet investissement conservateur d’un certain nationalisme qui risque de faire déraper leur entreprise et plaident désormais pour sa censure politique et légale[33]. Les développements les plus récents de la théorie pluraliste l’amènent désormais à en appeler à la criminalisation du conservatisme qu’ils désignent comme la seule altérité véritable au multiculturalisme d’État. Il faudrait désormais constitutionnaliser le chartisme et en faire la pierre angulaire d’un nouveau régime inversant la signification traditionnelle de la démocratie pour vider la souveraineté populaire de tout contenu significatif (Coutu et Bosset, 2008). La culture publique commune à partir de laquelle assurer la convergence de la société des identités sera fondée sur la neutralisation systématique de la culture nationale. Une telle entreprise pourra se dérober à toute remise en question fondamentale. L’espace public ne devrait s’ouvrir aux critiques du multiculturalisme qu’à la condition de ne remettre en question que les modalités de son application, jamais les finalités qui l’inspirent (Maclure, 2008a, p. 92). À l’hiver 2007, puis au moment de la campagne électorale de l’automne 2008, Mario Dumont a fait les frais de cette stratégie qui consiste à assimiler le conservatisme à une forme de populisme flirtant avec l’extrême droite ou de traditionalisme pétrifié incarné dans des organisations aussi folkloriques que les Bérets blancs et autres groupuscules liés à un catholicisme ultrapérimé (Ouimet, 2008 ; Marisal, 2008 ; Pratte, 2008).

De la même manière, la sociologie progressiste qui s’est penchée sur la crise des accommodements raisonnables a souvent tâché de distinguer les registres argumentatifs à partir desquels se formulait la critique du multiculturalisme, pour bien identifier le discours conservateur et réclamer sa disqualification morale, en le taxant d’illégitimité. C’était le cas de Daniel Weinstock et de Jocelyn Maclure qui, tous deux, affirmèrent la nécessaire exclusion de tout nationalisme conservateur de l’espace public (Maclure, 2008a et 2008b ; Weinstock, 2007). C’était aussi le cas de la commission Bouchard-Taylor qui proposa une évaluation des interventions faites à ses forums publics selon les critères associés à l’adhésion au multiculturalisme, désormais critère principal pour évaluer la légitimité d’un discours sur le pluralisme identitaire, tout en reprenant une proposition en circulation depuis longtemps dans la bureaucratie chartiste et qui consiste à interdire tout « appel à la discrimination » (Bouchard et Taylor, 2008, p. 270), une proposition dont on devine le caractère liberticide lorsqu’on connaît la définition que font de la discrimination les milieux associés au chartisme[34]. C’est dans une telle perspective que Maryse Potvin, dans son rapport à la commission Bouchard-Taylor, proposera d’augmenter significativement les pouvoirs du Conseil de Presse pour lui permettre d’exercer une censure contre les médias qui représenteraient négativement la « diversité » ou la conversion du Québec au multiculturalisme (Potvin, 2008, p. 213). Au nom de la tolérance, du progrès, de la diversité, on milite pour l’établissement d’un nouveau régime politique qui neutraliserait juridiquement, en la criminalisant, toute remise en question éventuelle du multiculturalisme comme philosophie et pratique politique.

Devant un malaise identitaire symptomatique d’une crise de plus en plus accentuée du rapport entre les classes moyennes et populaires et une certaine élite tentant coûte que coûte d’implanter un multiculturalisme d’État, il est difficile de ne pas entreprendre une grande rétrospection historique pour comprendre une dynamique de déréalisation nationale qui trouve son origine dans la disposition exceptionnellement favorable de l’intelligentsia québécoise envers le radicalisme et les moyens technocratiques croissants dont elle dispose pour piloter la désoccidentalisation de l’identité collective. On peut croire toutefois qu’une aile significative du mouvement nationaliste évoluant à distance du consensus progressiste est disposée à une ressaisie de l’expérience historique québécoise pour entreprendre à nouveaux frais sa traduction politique. Cela n’ira pas sans revenir sur une mémoire exagérément traumatique du passé canadien-français. Dans le deuxième tome de son histoire de la modernisation québécoise, même Léon Dion reprenait avec quelques nuances l’exemple du fascisme pour parler du Québec traditionnel. « L’expérience que les intellectuels ont vécue ici dans les années 1950 fut bien peu oppressive en comparaison de celle qu’ont subie les Allemands sous le nazisme. Cependant, elle entraîna des conséquences d’une gravité considérable. Ceux qui osèrent malgré tout s’exprimer librement ne furent pas mis en camp de concentration mais plusieurs subirent des vexations qui les ont beaucoup marqués et qui ont pu influer sur leur carrière » (Dion, 1993, p. 397). Ce sont de telles analogies, aussi atténuées soient-elles, qui aujourd’hui créent les conditions pour une dislocation définitive de l’expérience historique québécoise par le détournement des institutions censées la mettre en forme politiquement. Il ne s’agit certainement pas d’oublier la Révolution tranquille, encore moins de la renier (Paquet, 1999). Il ne s’agit pas non plus de renverser d’un seul mouvement le rapport qu’entretient la conscience historique avec le passé canadien-français, mais tout simplement de reconnaître que l’implosion du multiculturalisme révèle au Québec un certain impensé de sa modernisation culturelle. Il n’est pas surprenant que l’expression de la critique du consensus progressiste au pouvoir depuis un demi-siècle prenne la forme d’un conservatisme entendant ressaisir l’héritage de la Révolution tranquille tout en le modérant à partir d’un réenracinement dans le Québec historique. Si l’on parle d’un héritage modéré, c’est bien parce que la laïcité de la Révolution tranquille doit s’accompagner d’un souvenir détraumatisé de l’héritage catholique canadien-français, incontournable dans la réaffirmation de l’identité occidentale du Québec.