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Il convient d’accueillir chaleureusement la publication de cet ouvrage longtemps attendu et qui constitue un survol complet de l’histoire juive canadienne sur trois siècles. Après avoir fait paraître Taking Root : The Origins of the Canadian Jewish Community en 1992 (Toronto, Lester Publishing) et Branching Out : The Transformation of the Canadian Jewish Community en 1998 (Toronto, Stoddard), l’auteur s’était affairé depuis quelques années à compléter en un seul volume l’ensemble de ses recherches sur ce thème. La tâche était redoutable, d’abord parce que l’historiographie juive n’est pas très imposante au Canada et qu’elle charrie dans certains cas des conclusions difficilement défendables en regard des recherches plus récentes, mais aussi parce que le thème lui-même exige énormément de tact et fait appel à des connaissances très diverses. Il ne suffit pas en effet de déclarer que les Juifs canadiens méritent une étude approfondie, ce qui en soi est indéniable, pour que la question s’éclaircisse d’elle-même. La judéité recoupe en effet tellement d’acceptions différentes sur le plan religieux, linguistique et culturel, même au Canada, que le chercheur se trouve confronté en cours de route à des communautés d’intérêts et à des identités qui divergent à plus d’un titre. Qu’ont en commun les Sépharades arrivés à la période française, les Juifs d’origine britannique installés au XIXe siècle, les Ashkénazes yiddishophones de la première moitié du XXe siècle et les Nord-Africains du tournant des années soixante, sans oublier les Israéliens, les Juifs argentins, les Juifs soviétiques et les Juifs français plus récemment arrivés ? Comment aborder d’un seul élan les Hassidim, les adeptes du conservatisme nord-américain et les tenants du libéralisme d’origine allemande ? Comment faire comprendre au lecteur que des pratiquants orthodoxes, des socialistes agnostiques, des militants communistes, des sionistes religieux et des capitalistes aient partagé les mêmes institutions et se soient sentis Juifs à un titre ou à un autre ? À cette complexité identitaire s’ajoute la difficulté de traiter des sources documentaires, qui sont rédigées en bonne partie en yiddish pour la période qui précède la Seconde Guerre mondiale, et dans les deux langues officielles pour ce qui concerne les rapports de la communauté avec les univers canadiens, québécois et montréalais.
Tulchinsky est allé aussi loin qu’il est possible pour rendre accessibles de larges pans de l’histoire juive canadienne. Certes, le livre compte plus de 600 pages et s’avère assez imposant pour quelqu’un qui aborde le sujet pour la première fois, mais il couvre tous les éléments marquants et balise chronologiquement une période de près de 250 ans. Il y a tout lieu de prévoir que ce livre va devenir une référence obligée dans l’enseignement de l’histoire juive canadienne et un ouvrage de référence très consulté par les spécialistes. L’auteur, qui a publié des ouvrages importants sur l’histoire de l’élite anglo-protestante de Montréal au milieu du XIXe siècle, dont The River Barons : Montreal Businessmen and the Growth of Industry and Transportation (1837-53), maîtrise particulièrement bien les aspects qui touchent la première communauté juive à s’installer au pays, et qui comptait en son sein essentiellement des gens d’affaires rompus aux us et coutumes du monde britannique. Il est plus qu’intéressant de noter sous ce rapport que, formant une très petite minorité à peine identifiable, et malgré l’érection de deux synagogues à Montréal en 1777 et en 1846, les Juifs sont restés au cours de cette période plutôt à l’abri des préjugés et des attaques racistes. Plusieurs des caractéristiques fondamentales du monde juif canadien sont d’ailleurs apparues au XIXe siècle, dont l’attrait pour les grandes villes, le penchant envers la philanthropie et les réformes sociales, l’attachement au sionisme et le désir de préserver une identité séparée tout en participant pleinement à la vie économique du pays. Ce monde anglo-juif allait toutefois être submergé, à partir de 1900, par une vague migratoire sans précédent dans l’histoire canadienne. Issus d’Europe de l’Est et particulièrement de l’Empire russe qu’ils fuient pour des raisons politiques et économiques, les Juifs ashkénazes de langue yiddish prennent d’assaut les structures communautaires mises en place au siècle précédent par leurs coreligionnaires anglophones, et transforment de fond en comble les rapports de force religieux et culturels préexistants.
On ne peut reprocher à l’auteur une méconnaissance de l’univers des Juifs est-européens, mais il aurait sans doute été souhaitable que Canada’s Jews fasse une meilleure utilisation des sources documentaires en langue yiddish, notamment les trois quotidiens yiddishophones qui apparaissent avant la Première Guerre mondiale à Montréal, Toronto et Winnipeg, et qui regorgent de renseignements significatifs sur l’évolution de la vie juive canadienne. L’ouvrage de Tulchinsky situe néanmoins très bien la problématique de la grande migration est-européenne, et il est prompt à replacer dans leur contexte les luttes syndicales et politiques menées par les Juifs est-européens dans les industries de la confection et de la petite manufacture. On y découvre notamment que les immigrants de cette période étaient très marqués par les idéologies gauchistes, qu’ils prônaient une résistance active à l’exploitation dont plusieurs travailleurs étaient victimes et qu’ils luttaient pour améliorer les conditions de vie de tous les ouvriers, quelle que soit leur origine ou leur appartenance culturelle. La culture yiddish canadienne aurait cependant mérité dans ce livre un traitement plus approfondi, tant elle est riche par le nombre de ses écrivains, créateurs et intellectuels. Renouvelés par l’arrivée des survivants de l’Holocauste après 1948, la littérature, les beaux-arts et le théâtre yiddish forment un aspect central de la contribution juive à la vie canadienne que, malheureusement, il est de plus en plus difficile d’apprécier compte tenu de l’absence de points de repère fiables ou d’analyses en profondeur du sujet. À n’en pas douter, la canadianisation accélérée de la population juive canadienne après les années de guerre, a approfondi la désaffection pour la langue yiddish et ses réalisations au pays, phénomène qui se trouve en partie reflété dans Canada’s Jews et dans la plupart des études qui paraissent actuellement sur ce thème.
L’autre grande difficulté de l’histoire juive canadienne a trait à la présence au Canada d’une importante minorité francophone, particulièrement à Montréal, où les catholiques d’origine canadienne-française contrôlaient avant la Révolution tranquille d’importantes institutions éducatives, hospitalières et caritatives. Tandis que dans le reste du pays les Juifs faisaient face à un processus d’intégration socioéconomique relativement univoque et prévisible, à Montréal ils devaient composer avec deux ensembles jalousement attachés à leurs traditions religieuses et à leur langue, et qui chacun possédait une vision particulière de l’histoire canadienne. Maîtrisant mal le français et les sources documentaires produites dans cette langue au Québec, plusieurs auteurs ont eu beaucoup de mal jusqu’à tout récemment à apprécier à leur juste valeur les rapports que les Juifs montréalais ont développés avec leurs concitoyens francophones, surtout dans le cas où des courants hostiles se sont manifestés pour repousser les adeptes du judaïsme en marge. Fort heureusement, Tulchinsky se garde à l’écart des interprétations figées et manoeuvre loin des stéréotypes qui accordent aux Canadiens français un monopole en matière d’antisémitisme, ou qui puisent sans ménagement dans le répertoire anti-francophone d’un certain Canada anglais. Tout de même, il y a encore beaucoup à faire pour dépasser une posture souvent trop simpliste et pour enrichir le débat d’une sensibilité plus fine quant à l’évolution historique des catholiques de langue française face au judaïsme. Le rôle joué par l’Église romaine dans la propagation de la judéophobie, et les sens qu’il convient d’accorder à son enseignement doctrinaire avant le concile du Vatican, restent des thèmes qui sont parfois mal compris des historiens anglophones et qui suscitent des distorsions notables dans leur analyse. Il en va de même des clauses concernant l’école publique catholique au Québec dans la constitution canadienne de 1867 qui, il est vrai, contribuèrent beaucoup à tenir les Juifs montréalais à l’écart d’une pleine participation au monde francophone. À mon avis, seule une meilleure collaboration entre historiens des deux côtés de la barrière linguistique et des échanges plus soutenus permettront d’aller plus loin à long terme et d’éclaircir certains malentendus durables.
L’auteur de Canada’s Jews aborde l’histoire juive canadienne sous un angle particulier, qui est celui de l’intégration socioéconomique et de l’acceptation tout court. Faut-il s’en surprendre ? Tout au long du XXe siècle, les Juifs ont lutté pour prendre leur place au Canada, pour s’extirper de leur culture est-européenne ou nord-africaine, pour perdre leur statut d’immigrants récents ou pour échapper aux suspicions irrationnelles de leurs concitoyens. Parfois ils ont réussi, parfois pas. En somme, Tulchinsky avance dans son ouvrage le principe que les Juifs, comme toutes les autres minorités religieuses d’ailleurs, posaient avec insistance une seule et même question : le Canada est-il vraiment le pays des libertés et de la démocratie ? S’est-il trouvé le long de ce parcours des ratés suffisamment graves pour qu’il soit permis de douter de cette générosité affichée ? Pour l’auteur, la recherche historique devient un outil par lequel il est possible de mesurer assez précisément, dans le cas des Juifs, les succès et les failles d’une telle entreprise. C’est ce qui explique que Tulchinsky s’intéresse assez peu à la période yiddishophone, qui est celle du point de départ dans le périple annoncé. En d’autres mots, écrire l’histoire juive canadienne, c’est réaliser le bilan d’un mouvement s’étendant sur plusieurs décennies, sinon sur plusieurs siècles, qui mène les immigrants depuis leur arrivée sur les quais de Halifax, Québec ou Montréal jusqu’à la situation actuelle de leurs petits-enfants ou de leurs arrière-petits-enfants au sein de la société dans laquelle ils sont nés. Comme on peut le voir à la lecture de Canada’s Jews, il y a là un rythme de progression et d’analyse qui s’avère complètement différent de celui des historiens du Québec français, qui oeuvrent plutôt dans une optique de rétablissement des droits déchus des premiers arrivants francophones et de défense de leur culture. À bien y penser toutefois, si on s’en donnait la peine, on trouverait peut-être plus en commun entre l’histoire des Juifs canadiens, pour la plupart arrivés au pays au XXe siècle et celle de la majorité de langue française au Québec, issue d’une immigration du XVIIe siècle. À tout le moins l’ouvrage de Tulchinsky offre-t-il des éléments qui permettent de mieux s’interroger à ce sujet et d’avancer dans cette direction.