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Ce texte est un hybride. Il est né des soucis de l’Office québécois de la langue française face aux difficultés d’implantation de la francisation dans plusieurs entreprises au Québec. Une partie du texte cherche à identifier les causes de ces problèmes et à proposer des éléments de solution. Pour ce faire, l’auteure et son équipe ont identifié cinq entreprises manufacturières de la région montréalaise et sont allées enquêter sur place dans une approche inspirée de l’ethnographie sociolinguistique : parler avec les gens, observer dans la mesure du possible la vie quotidienne au travail et lire la documentation. Ce faisant, elles ont constaté la complexité sociale, politique et économique de la situation. Le texte finit par devenir aussi une source de données qualitatives intéressantes sur le milieu du travail québécois au début des années 2000, un texte qui vient confirmer les quelques autres études récentes sur le plurilinguisme en milieu de travail.
Un résultat est clair : le décalage entre l’objectif de la loi 101 de faire du français la langue de travail au Québec et la réalité du plurilinguisme et de la domination de l’anglais demeurent aujourd’hui comme en 1977, en tout cas pour le secteur privé mondialisé. Laur suggère cependant que les causes ont changé, qu’il s’agit d’un remplacement de la domination d’une élite anglophone locale par la domination de la langue anglaise sur le marché mondialisé. Je dirais plutôt que la francisation suppose la possibilité pour l’État-nation (québécois ou autre) d’exercer son contrôle sur le marché, ce qui était l’objectif de la construction des États-nations du XIXe siècle. La loi 101 était une tentative de la bourgeoisie québécoise émergente de créer et gérer un marché privilégié, dont les critères d’inclusion et d’exclusion se définissent par la langue. Cette tentative a réussi à construire un marché régional francophone, qui peut fonctionner en français pour autant que son réseau soit limité aux espaces francophones. Mais dans les faits, ce marché a toujours été intégré à un marché plus vaste, ce qui se fait ressentir de plus en plus, et non de moins en moins : l’expansion capitaliste dépasse la capacité des États-nations de la gérer. Autrement dit, on est devant un problème structurel permanent, entre une politique issue de l’idée que l’État peut donner forme au marché et un monde où les marchés dépassent de loin les pouvoirs de l’État. Une des grandes forces de ce texte est tout simplement de soulever ce problème.
L’autre contribution est de nous montrer comment les travailleurs francophones et anglophones, unilingues et bilingues racontent leur expérience de la situation. Évidemment, les francophones unilingues sont pour la plupart frustrés, et les autres ne voient pas le problème. On ne nous parle pas des allophones, ni des différentes positions des hommes et des femmes. L’analyse aurait pu tenir compte plus systématiquement du lien entre la position ethnolinguistique, les compétences langagières et la position hiérarchique, mais tout porte à croire que les entreprises dont il est question ici ressemblent aux autres étudiées ailleurs. Elles semblent utiliser les bilingues dans des postes-clés d’articulation entre les espaces unilingues francophones et le réseau plus vaste de l’entreprise, et ce, à divers niveaux hiérarchiques, de la réceptionniste au middle manager ; les anglophones sont mobiles à travers le réseau international (ou dit autrement, ceux qui maîtrisent l’anglais peuvent accéder à ce groupe de mobiles) et peuvent ainsi grimper l’échelle hiérarchique ; et les francophones unilingues occupent des espaces protégés, mais cantonnés dans certains secteurs et probablement aux niveaux moyens ou bas de la hiérarchie. Ces différences correspondent à des valeurs différentes : ceux qui cherchent la mobilité valorisent le plurilinguisme et l’effort individuel, tandis que ceux qui aiment l’esprit de famille et l’enracinement local veulent pouvoir fonctionner uniquement en français. On peut y déceler deux stratégies différentes pour rentabiliser son capital symbolique, dont la deuxième a du mal à s’implanter tout simplement parce que nous ne sommes plus à l’époque des marchés nationaux, et ils se trouvent dans des secteurs éloignés des noeuds de localisation actuels. Mais sans une analyse des conditions du marché mondialisé, et de leur position au sein de ce marché, les francophones unilingues ne peuvent qu’exprimer leur frustration dans les termes limités des conditions spécifiques qu’ils et elles vivent.
Il y a des questions importantes à poser ici à propos du rôle de l’État, de la formation langagière et des possibilités d’exercer le contrôle sur le marché ou sur sa position relative à ce marché. Le Québec représente un exemple très important des façons dont l’État intervient sur le terrain de la langue pour essayer de distribuer les ressources de manière plus équitable, et vise juste à mon avis dans l’importance accordée au secteur privé dans cette dynamique. Il reste à mieux comprendre le rôle des catégories ethnolinguistiques dans la segmentation du marché du travail aujourd’hui.