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Dans plusieurs pays industrialisés, incluant le Canada, de plus en plus de patients désirent participer activement aux décisions portant sur leur santé lors des rencontres médecin-patient (Coulter, 2006). Toutefois, il est également rapporté que ce partage de la décision entre les patients et les médecins n’a pas préséance. Étonnamment, lors d’une enquête sur les besoins des Canadiens en matière de prise de décision portant sur leur santé, le counselling par un médecin demeurait la méthode préférée pour recevoir de l’information (OConnor et al., 2003). Ainsi, lorsqu’ils font face à une décision portant sur leur santé, les patients s’attendent à ce que leur médecin ait les compétences nécessaires afin de les soutenir dans le processus décisionnel ou, du moins, à ce qu’il puisse les orienter vers des ressources compétentes. Or, des données empiriques indiquent que les médecins ne semblent pas à l’aise avec la participation active des individus qui les consultent dans la prise de décision (Légaré et al., 2006a ; 2006b). Trop renseigner les patients, craignent-ils, engendre des effets néfastes sur leur santé en causant de l’anxiété (Tudiver et al., 2002 ; West et West, 2002). Les médecins confondent souvent le conflit décisionnel avec l’anxiété, un état pathologique. Le conflit décisionnel provient de l’incertitude quant à l’option à privilégier parmi des options contradictoires auxquelles sont potentiellement associés des risques, pertes, regrets ou qui se situent en contradiction avec des valeurs personnelles (OConnor, 1995). L’anxiété se définit comme un état dans lequel l’individu ressent un malaise, une appréhension et dans lequel une activation du système nerveux autonome se produit en réponse à une menace perçue (Bekker et al., 2003). Cela a des conséquences importantes sur la capacité qu’ont les médecins à soutenir la participation active des patients aux décisions concernant leur santé. En d’autres mots, les médecins pourraient ne pas être en mesure de dépister chez les patients les manifestations d’un conflit décisionnel et donc, ne pourraient y répondre de manière adéquate.

Conséquemment, la recherche sur les pratiques professionnelles, en particulier celles portant sur les habiletés des médecins à favoriser la participation active des patients aux décisions (c.-à-d., la prise de décision partagée), retient notre attention. Notre objectif est de présenter les raisons expliquant l’intérêt de la population et des décideurs envers la prise de décision partagée, de revoir brièvement les fondements conceptuels de la prise de décision partagée, de présenter quelques travaux empiriques dans ce domaine incluant ceux ayant le potentiel de nous renseigner directement ou indirectement sur le pouvoir médical exercé lors des rencontres cliniques médecin-patient et de proposer des pistes de réflexion pour des recherches futures.

La prise de décision en contexte d’incertitude : la norme plutôt que l’exception

Les croyances qui sous-tendent les variations des pratiques médicales peuvent être en partie engendrées par une information inadéquate, l’absence de preuves scientifiques clairement établies et la nature probabiliste des preuves scientifiques établies. Par exemple, sur un ensemble de 2 500 traitements communément utilisés dans les pratiques médicales de la plupart des pays industrialisés, seulement 13 % sont évalués comme ayant des effets franchement bénéfiques, 23 %, probablement bénéfiques, 8 %, bénéfiques mais associés à des effets secondaires délétères probables, 6 %, probablement nocifs et 4 %, franchement nocifs (The Clinical Evidence Team, 2007). En effet, pour la plus grande proportion de ces traitements, soit 46 %, on ne peut tirer aucune conclusion scientifique ferme quant à leur effet (effet bénéfique ou nocif). Par conséquent, pour la plupart des traitements communément utilisés dans notre système de santé, le patient et son médecin doivent soupeser les risques et les bénéfices présumés. Ils doivent aussi discuter ouvertement de la prédisposition du patient à maximiser les gains potentiels (bénéfices présumés) versus celle de minimiser les risques potentiels.

Ainsi donc, les variations observées dans les pratiques médicales seraient en partie le reflet de la prise de décision en contexte d’incertitude, soit un contexte dans lequel les informations issues de la recherche scientifique effectuée sur des populations ne permettent pas de prédire avec une précision absolue (c.-à-d., une certitude absolue) l’effet d’un traitement sur un individu (Folmer Andersen et Mooney, 1990). Le patient doit s’impliquer dans les décisions cliniques le concernant puisqu’en principe, il est le mieux placé pour réfléchir à ce que représentent pour lui les risques et les bénéfices associés à chacun des choix disponibles en fonction de ce qui est le plus important pour lui.

Le partage de la décision en contexte d’incertitude : une éthique appliquée

Massé identifie la santé publique à une entreprise morale de gestion des comportements et de l’espace social. Il déplore l’absence de prise en considération du degré d’incertitude scientifique inhérent aux données épidémiologiques portant sur la population. La faiblesse des fondements épistémologiques du savoir épidémiologique serait responsable de cette situation. Selon lui, « … dès qu’il y a incertitude, il y a possibilité d’enjeux éthiques au niveau des conséquences des interventions » (MassÉ 2003, p. 287). La santé publique doit reconnaître que l’épidémiologie est une stratégie de reproduction de jugements moraux. Par conséquent, les professionnels de la santé ont une responsabilité morale non seulement d’informer la population des risques auxquels elle est exposée, mais aussi celle de reconnaître et de faire reconnaître explicitement le degré d’incertitude inhérent à leur savoir (MassÉ, 2003). Or, le rôle de l’éthique est de rechercher un juste rapport à l’incertitude lors de la prise de décision et, par extension, de favoriser la transparence des processus décisionnels. MassÉ (2003) ajoute que la prise de conscience de l’incertitude inhérente aux évidences scientifiques est une condition à l’ouverture, au questionnement et à la tolérance. Comme le rappelle Parascandolaet al. (2002), les conversations au sujet de l’incertitude devraient faire partie de la routine dans les interactions médecin-patient même quand un consentement aux soins n’est pas l’objet de cette interaction. Des discussions candides au sujet de l’incertitude sont un des fondements d’une interaction respectueuse avec les patients.

C’est dans cette foulée que le Québec s’est doté d’un programme national de santé publique empreint de cette philosophie (DGSP-MSSS, 2003). Ce programme introduit les enjeux éthiques de la santé publique sur lesquels reposent les cibles et stratégies d’intervention. Ces enjeux couvrent un ensemble de valeurs et principes. Cet ensemble de principes éthiques reconnaît que l’amélioration de la santé et du bien-être des individus, tout en étant centrée sur le bien commun, repose sur la reconnaissance de la capacité de l’être humain à faire ses propres choix de vie ainsi que sur le respect des personnes et de leur intégrité (DGSP-MSSS, 2003). L’État, en collaboration avec différents acteurs sociaux, cherche à soutenir le développement des capacités des citoyens à faire des choix tout en s’assurant de mettre en place les conditions qui facilitent ces choix. Une des stratégies retenues porte sur le renforcement du potentiel des personnes. Ce renforcement repose sur la capacité des individus à décider pour eux-mêmes et à exercer une certaine maîtrise sur leur vie. Or, ces conditions sont parfois hors du contrôle de la sphère individuelle. L’interaction des individus avec les professionnels de la santé pour les décisions traitant de leur santé constitue donc une cible d’intervention justifiée.

Par exemple, selon la Direction générale de la santé publique du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, la décision d’adhérer ou non à un programme de dépistage du cancer du sein représente une situation empreinte d’une part d’incertitude quant aux bénéfices et risques présumés et les femmes doivent pouvoir s’engager activement dans la prise de décision avec le soutien nécessaire dispensé par un professionnel de la santé compétent en la matière. Par conséquent, la Direction entend privilégier toute action portant sur l’information issue de recherches rigoureuses, mais aussi sur le maintien, l’acquisition et le renforcement de compétences permettant aux individus de faire des choix éclairés quand il est question de leur santé et de leur bien-être (DGSP-MSSS, 2003). Favoriser la prise de décision partagée dans les rencontres médecin-patient, c’est soutenir la capacité de ces personnes à prendre des décisions et à exercer un meilleur contrôle sur leur vie. La prise de décision en matière de santé entre les individus et les professionnels de la santé qu’ils consultent contient un caractère moral de la pratique en santé des populations. Elle contribue aux fondements d’une pratique éthique de la santé des populations et justifie que les professionnels de la santé soient reconnus comme une cible d’intervention.

L’intérêt des décideurs envers la prise de décision partagée

Il n’est pas surprenant que la dernière décennie ait vu un accroissement exponentiel des recherches et des écrits portant sur la prise de décision partagée, particulièrement dans le monde anglo-saxon. L’implantation de processus décisionnels permettant le partage de la décision entre le médecin et le patient est une préoccupation contemporaine des grandes organisations de santé (Sculpher et al., 2002). Sur la base de preuves scientifiques, l’Agence américaine pour la recherche sur la qualité dans les services de santé encourage le recours aux processus décisionnels partagés lors des rencontres entre les professionnels de la santé et les patients. Récemment, l’État de Washington a légiféré afin de favoriser la prise de décision partagée dans les milieux de soins. Sur la base de pratiques de soins de santé éthiques, l’Agence de santé britannique nationale favorise, elle aussi, l’implantation de processus décisionnels partagés dans les contextes de soins.

Au Canada, un sondage Angus Reid mené auprès de 2 000 canadiens et canadiennes en avril 2001 pour le compte de l’Association canadienne de protection médicale révèle que, si 45 % des personnes interrogées croient que le recours judiciaire constitue la seule façon de défendre leurs droits, une proportion plus importante, soit 54 %, est en désaccord avec cette assertion. Ce dernier groupe préconise plutôt une approche axée sur une meilleure communication médecin-patient et, par extension, nous pouvons présumer, une approche axée sur la prise de décision partagée.

Au Québec, mis à part le programme national de santé publique de la Direction générale de la santé publique du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec qui met l’accent sur la capacité des individus à décider pour eux-mêmes, peu d’actions concrètes ont été posées pour outiller les individus et les professionnels de la santé afin qu’ils puissent partager des décisions. Toutefois, avec la mise sur pied du nouvel Institut national d’excellence en santé et services sociaux du Québec, des mécanismes sont prévus afin de favoriser la participation active des patients et du public à l’élaboration de lignes directrices pour la pratique clinique des professionnels de la santé incluant celle des médecins.

La prise de décision partagée

Dans le domaine de la santé, les possibilités thérapeutiques et diagnostiques ainsi que l’information sur les services et soins de santé ne cessent de croître. Dans un tel contexte, les processus décisionnels se transforment et nécessitent que le patient participe plus activement aux décisions concernant sa santé. Pour ce faire, le patient doit être en mesure de bien comprendre quels sont ses choix, quels sont les risques et les bénéfices présumés pour chacun de ces choix et quelles sont ses valeurs et ses préférences. La prise de décision partagée est un processus décisionnel conjointement partagé par le médecin et le patient. Elle repose sur le meilleur niveau de preuves scientifiques associées aux risques et bénéfices de toutes les options disponibles, y compris celle de ne rien faire (Towle et Godolphin, 1999). Elle tient compte de l’établissement d’un contexte dans lequel les valeurs et préférences du patient sont recherchées et ses opinions, valorisées. Cependant, la prise de décision partagée n’exclut pas la prise en considération des valeurs et préférences du médecin ou d’autres professionnels de la santé impliqués dans la prise de décision. Les responsabilités et droits de chacune des parties sont explicites et des bénéfices sont attendus pour chacune d’elles (Towle et Godolphin, 1999). La prise de décision partagée implique la présentation explicite par le médecin du caractère incertain (c.-à-d., probabiliste) entourant le meilleur choix (Elwyn et al., 2000). Ce modèle de prise de décision répond aux attentes de la population et convient aux contextes empreints d’incertitude puisqu’il nécessite de la part du médecin qu’il puisse communiquer au patient de manière efficace la qualité des preuves scientifiques disponibles, y compris leur nature probabiliste.

Il est important de distinguer une prise de décision partagée entre le patient et son médecin d’une décision informée (Bekker et al., 1999). La décision informée renvoie à un modèle de prise de décision dans lequel le patient reçoit une information fondée sur les meilleures données probantes sans inclure le processus interactif décisionnel avec son médecin. Le patient prend, seul, une décision informée. Le modèle de prise de décision partagée se situe au centre d’un continuum avec d’un côté, le modèle paternaliste ou dit « de l’expert » et de l’autre, celui du consommateur de soins de santé. Il se veut donc une réponse à deux visions extrêmes de la prise de décision en santé. Le modèle paternaliste repose sur la présomption que le professionnel de la santé connaît le bon choix pour le patient et que, par conséquent, il est la personne toute désignée pour faire ce choix. Or, la prise de décision en contexte d’incertitude ne permet pas une telle présomption. Par opposition, le modèle du consommateur de soins repose sur la présomption que seul le patient connaît le bon choix pour sa situation. Or, cela n’est pas non plus le juste reflet de la réalité. Bien que plusieurs patients soient de plus en plus conscients d’être les meilleurs juges de ce qui est le plus important pour eux-mêmes, ils reconnaissent aux professionnels de la santé l’expertise associée à leur formation ainsi qu’aux informations scientifiques qu’ils détiennent (Deber, 1994 ; Deber et al., 1996). Ainsi, la rencontre médecin-patient du XXIe siècle devient la rencontre de deux experts : celui qui apporte des informations fondées sur le meilleur niveau de preuves scientifiques et celui qui connaît ce qui est le plus important pour lui-même.

Opinions des médecins face à la prise de décision partagée

Devant des décisions reposant sur des preuves scientifiques incertaines ou conflictuelles, les médecins généralistes perçoivent que leur rôle est de soulager l’anxiété que ce contexte engendre chez le patient. Lors d’une enquête auprès de 351 médecins de famille canadiens, en présence de preuves scientifiques incertaines ou conflictuelles, l’anxiété et les attentes des patients ainsi que des antécédents chez le patient d’un cancer augmentaient la probabilité de recourir à des investigations (Tudiver et al., 2002). Comme le soulignent les auteurs, « les médecins sont formés afin de rassurer les patients et de diminuer l’anxiété engendrée par la crainte de la maladie » (Tudiver et al., 2002, traduction libre). Dans le cadre de deux autres études ayant porté sur le développement d’un outil de soutien à la prise de décision en matière d’hypertrophie bénigne de la prostate au Royaume-Uni, les médecins participants ont exprimé leurs craintes quant à transmettre au patient des informations qu’ils jugeaient en trop grande quantité par peur d’induire de l’anxiété chez lui (Murray et al., 2001a ; 2001b).

Les résultats d’une analyse réalisée à l’été 2001 dans la région de Québec auprès de résidents en médecine familiale sur le soutien à la prise de décisions difficiles chez les patients, démontrent que les résidents n’identifient pas les patients aux prises avec une décision difficile, ont de la difficulté à définir ce qu’est une décision difficile, ignorent les attentes des patients quant à leur rôle dans ce type de situation et confondent le conflit décisionnel avec l’anxiété. Malgré ces observations, il est étonnant de constater que les participants à cette analyse de besoins aient exprimé le sentiment que les activités d’apprentissage de l’approche centrée sur le patient les préparent adéquatement à ce rôle. Cela rejoint les propos d’experts en pédagogie médicale qui rapportent l’inconfort des médecins à bien traduire aux patients les incertitudes inhérentes aux données scientifiques par crainte du ridicule et d’être jugés incompétents car « le docteur doit savoir, c’est lui l’expert » (Bligh, 2001, traduction libre).

Lors d’une recension exhaustive de la littérature internationale sur le sujet, notre équipe a répertorié 38 études réalisées dans 18 pays (LÉgarÉ et al., 2008). La majorité de ces études rapportent que les médecins perçoivent les barrières suivantes à la prise de décision partagée : le temps requis, la perception que ce ne sont pas tous les patients qui le désirent et enfin, que ce ne sont pas toutes les situations cliniques qui s’y prêtent. En effet, ils n’ont pas tout à fait tort : certaines situations cliniques peuvent ne pas convenir à ce type de processus décisionnel (par exemple, une situation urgente tel un arrêt cardio-respiratoire). Toutefois, en lien avec la littérature scientifique, les situations cliniques dans lesquelles la prise de décision partagée est indiquée seraient plus nombreuses que celles pour lesquelles cette approche est actuellement observée.

Au Québec, une étude réalisée auprès de 122 médecins de famille, résidents en médecine familiale et infirmières en soins de première ligne indique que les situations cliniques propices à la prise de décision partagée sont fréquentes. Ces professionnels de la santé ont identifié les cinq situations cliniques les plus fréquentes : 1) plan de traitement et prise en charge des patients atteints de cancer, 2) traitement antidépresseur, 3) niveau de soins, 4) habitudes de vie, et 5) tests diagnostiques ( LÉgarÉ et al., 2006a ; 2006b).

En résumé, malgré un contexte social favorable, l’implication active des patients dans la prise de décision traitant de leur santé n’a pas à avoir préséance lors des rencontres avec les professionnels de la santé. Il est donc nécessaire d’explorer la possibilité de mettre en place des interventions qui auraient le potentiel de favoriser la prise de décision partagée.

Le Modèle d’Aide à la Décision de l’Équipe d’Ottawa

Le Modèle d’Aide à la Décision de l’Équipe d’Ottawa (MADÉO) a été développé afin de guider l’élaboration d’interventions permettant de préparer les patients et les professionnels de la santé à la prise de décision partagée (O’Connor et al., 1998). Une des contributions importantes du MADÉO est de situer le conflit décisionnel parmi les éléments clés de la prise de décision en contexte d’incertitude. Dans une ère où l’incertitude est une caractéristique fondamentale de la prise de décision éthique et clinique en santé, l’apport du MADÉO est majeur. Il procure les fondements théoriques, méthodologiques et empiriques nécessaires à l’opérationnalisation de concepts pertinents à la prise de décision en matière de santé et à l’élaboration d’interventions supportant ces décisions en contexte d’incertitude. Le but de ces interventions est d’améliorer la qualité du processus décisionnel en agissant sur les déterminants modifiables de la prise de décision et non de conduire à l’adoption d’une décision spécifique préétablie par un médecin ou tout autre expert. Dans le domaine de la prise de décision en santé, cela distingue le MADÉO d’autres cadres conceptuels ou d’autres théories. L’opérationnalisation du MADÉO vise à réduire le conflit décisionnel et à optimiser le processus décisionnel. Par conséquent, le MADÉO convient aux situations empreintes d’incertitude pour lesquelles il n’y a pas de meilleur choix. Le MADÉO s’articule autour de trois grands pôles : les déterminants de la prise de décision, les interventions visant à soutenir la prise de décision et l’évaluation de la qualité du processus ainsi que des issues décisionnelles.

L’objectif de base du MADÉO est l’amélioration de la qualité du processus décisionnel afin d’influer favorablement sur les issues de santé. Le MADÉO définit une décision informée et éclairée comme une décision dans laquelle le patient : 1) connaît les différentes options disponibles ainsi que pour chacune, les bénéfices et risques présumés (cette connaissance est issue du meilleur niveau de preuves scientifiques disponibles); et 2) clarifie ses valeurs pour que son choix soit congruent avec celles-ci. Enfin, le patient doit être satisfait de sa décision et y souscrire volontairement sans pression indue d’autrui (O’Connor et al., 2002). En d’autres mots, le MADÉO se situe résolument dans une perspective de prise de décision partagée entre le patient et son médecin.

Le processus décisionnel proposé par le MADÉO ne vise pas l’adoption d’une décision déterminée par l’expert mais plutôt à s’assurer que la décision prise par le patient soit informée par le meilleur niveau de preuves scientifiques et en lien avec ses valeurs. Conséquemment, les « meilleures » décisions en matière de santé pour un individu sont celles qui sont en adéquation avec ses valeurs personnelles et ses croyances même si celles-ci sont contraires aux guides de pratique officiels (Elwyn et al., 2001). Enfin, une « bonne » décision peut entraîner une issue clinique défavorable compte tenu de la nature probabiliste des données scientifiques. Ainsi était-il nécessaire de s’assurer que le processus décisionnel soit de la plus grande qualité possible.

Le conflit décisionnel

Une des contributions majeures et la pierre angulaire du MADÉO est l’opérationnalisation du conflit décisionnel. Le conflit décisionnel est un déterminant central de la prise de décision, particulièrement en contexte d’incertitude. C’est un diagnostic infirmier reconnu (Carpenito, 2000). Il se définit comme une incertitude quant à l’option à privilégier lors d’une prise de décision qui implique un choix parmi des options contradictoires auxquelles sont potentiellement associés des risques, pertes, regrets ou qui se situent en contradiction avec des valeurs personnelles (O’Connor, 1995). Le conflit décisionnel ne doit pas être confondu avec l’anxiété, un état pathologique dans lequel l’individu ressent un malaise, une appréhension et dans lequel une activation du système nerveux autonome se produit en réponse à une menace perçue. Le conflit décisionnel est un construit psychologique intrapersonnel qui est ressenti par l’individu. Il reflète le niveau de confort qu’a un individu face à une décision. Il ne renvoie pas à un conflit transactionnel entre deux individus. Le conflit décisionnel résulte de : 1) connaissances insuffisantes, 2) attentes irréalistes, 3) valeurs personnelles qui ne sont pas clarifiées, 4) normes incertaines, 5) pressions indues par les pairs, et 6) ressources personnelles et (ou) extérieures inadéquates pour prendre une décision (O’Connor et al., 1998).

O’Connor (1995) a opérationnalisé le conflit décisionnel en un construit pertinent pour les situations cliniques. Elle a élaboré un instrument de mesure auto-administré du conflit décisionnel : l’échelle de conflit décisionnel. Cette mesure est utilisée afin de : 1) diagnostiquer l’inconfort décisionnel d’un patient ; 2) identifier ses besoins spécifiques de soutien à la prise de décision (connaissances, soutien par les individus jugés significatifs, identification et clarification des valeurs) ; 3) déterminer la qualité du processus décisionnel ; et 4) évaluer l’impact des interventions de soutien à la prise de décision en santé. Cette échelle a été traduite en plusieurs langues, dont le français, et a été largement utilisée afin de mesurer l’impact du soutien à la prise de décision auprès des consommateurs de soins de santé (O’Connor et al., 2002). Récemment, une version courte à quatre items (l’échelle S.U.R.E.) a été développée afin de favoriser le dépistage du conflit décisionnel chez les patients dans les contextes cliniques très occupés. Cette version a fait l’objet d’une évaluation rigoureuse dont les résultats sont probants.

Interventions et outils favorisant la prise de décision partagée

Les outils de soutien à la prise de décision partagée sont des interventions qui aident les patients à prendre une décision difficile en matière de santé. Ces interventions ne visent pas à remplacer le counselling effectué par les dispensateurs de soins mais plutôt à soutenir le processus de prise de décision partagée. Elles sont donc élaborées afin d’aider le patient à comprendre les risques et bénéfices potentiels qui sont associés aux options disponibles, y compris celle de ne rien faire, à prendre en considération et clarifier les valeurs accordées aux risques et bénéfices et à participer activement avec leurs dispensateurs de soins à la prise de décision (O’Connor, 2001). Ces outils sont également produits dans le but d’aider le professionnel de la santé à procurer au patient des informations spécifiques fondées sur le meilleur niveau de preuves scientifiques à clarifier les valeurs du patient sur le sujet et à promouvoir les compétences du patient en matière de prise de décision (O’Connor et Jacobsen, 2000 ; O’Connor et al., 2002).

De nombreuses recherches d’excellente qualité indiquent que les outils de soutien à la prise de décision améliorent les connaissances, réduisent le conflit décisionnel et augmentent la participation des patients lors de la prise de décision avec un professionnel de la santé (O’Connor et al., 2002). Leurs effets sur les professionnels de la santé demeurent inconnus ainsi que leurs effets sur l’interaction entre les professionnels de la santé et les patients.

Il existe plusieurs angles d’approche pour étudier les interactions médecin-patient (Cathebras, 1993). Par exemple, les études sociologiques définissent la relation médecin-patient en termes de pouvoir et de contrôle (Greenhalgh et al., 2006). Les études anthropologiques et la psychologie cognitive considèrent avant tout cette relation comme le lieu d’une négociation entre les « modèles explicatifs » de la maladie du patient et du soignant (MassÉ et al., 2001). L’anthropologie insiste également sur le fait de rechercher auprès du patient la signification qu’il attribue à ses symptômes (Kleinman et al., 1978). Enfin, plusieurs études de la communication entre le médecin et le patient lors de rencontres cliniques permettent de décrire les techniques utilisées par les professionnels afin de colliger et de transmettre au patient les informations pertinentes (Street et al., 2007). Peu d’études s’intéressent prioritairement aux techniques utilisées par les patients pour colliger et transmettre aux médecins ce qu’ils considèrent pertinents (Post et al., 2001), suggérant ainsi une prépondérance de l’importance du médecin dans les rencontres, du moins dans la perspective des chercheurs. En d’autres termes, l’angle d’approche privilégié par les chercheurs dans les études s’intéressant à la communication médecin-patient suggère que ceux-ci reconnaissent implicitement un « pouvoir » plus grand au professionnel dans la modification des comportements liés à la communication durant les rencontres cliniques. Par exemple, un des outils les plus utilisés pour mesurer la prise de décision partagée lors des rencontres cliniques, l’échelle OPTION, permet d’attribuer un score pour chacun des douze comportements du médecin associés à la prise de décision partagée (Elwyn et al., 2001). Ces comportements sont présentés dans le tableau 1. Un outil similaire pour le patient n’existe pas. L’échelle OPTION a été traduite, adaptée et validée en français. Cette échelle est unidimensionnelle: une analyse factorielle a démontré qu’un seul facteur expliquait 80 % de la variance. La fiabilité de l’échelle est très bonne avec un coefficient alpha de Cronbach de 0,73. La fiabilité entre deux observateurs a aussi été démontrée avec un coefficient de corrélation intra-classe de 0,76.

La prise de décision partagée et le pouvoir médical : une étude à Québec

En 2008, dans une étude réalisée dans la région de Québec auprès de 41 médecins de famille assurant le suivi de femmes enceintes, nous avons procédé à l’enregistrement audio de 128 rencontres cliniques en portant une attention particulière à la prise de décision en matière de dépistage prénatal du syndrome de Down. Deux observateurs ont évalué de manière indépendante chacune de ces rencontres à l’aide de l’échelle OPTION. La durée moyenne des discussions ayant porté sur le dépistage prénatal du syndrome de Down était de 6,5 minutes. L’étendue du score sur l’échelle OPTION va de 0 [aucun des 12 comportements n’est observé] à 100 [les 12 comportements sont observés à un niveau très élevé]. La durée de cette discussion était positivement corrélée avec le score obtenu sur l’échelle OPTION (r = 0,56 p < 0,001). Le score moyen total pour l’ensemble des 128 rencontres était de 19,4/100. Le score le plus élevé était de 40/100. Les trois comportements du médecin le plus fréquemment observés furent : 1) le clinicien attire l’attention sur un problème identifié nécessitant un processus de prise de décision (41,3/100), 2) le clinicien indique le besoin de prendre une décision (ou de la reporter) (34,6/100), et 3) le clinicien explique les avantages (le pour) et les inconvénients (le contre) associés aux différentes options (incluant celle de « ne rien faire ») (33,3/100). Les trois comportements du médecin les moins fréquemment observés furent : 1) le clinicien évalue comment le patient préfère recevoir l’information afin d’aider celui-ci à prendre une décision (i.e., discussion, lecture de texte imprimé, documentation écrite, illustration graphique, dessins, vidéos ou autres moyens) (0,1/100), 2) le clinicien précise le rôle que le patient préfère jouer dans la prise de décision (0,2/100), et 3) le clinicien indique le besoin de revoir la décision (ou de la reporter) (2,9/100).

Tableau 1

Échelle OPTION mesurant les comportements du médecin associés à la prise de décision partagée

1. Le clinicien attire l’attention sur un problème nécessitant un processus de prise de décision.

2. Le clinicien mentionne qu’il y a plus qu’une option pour faire face au problème (« contrepoids »).

3. Le clinicien évalue comment le patient préfère recevoir l’information afin d’aider celui-ci à prendre une décision (i.e., discussion, lecture d’un document, illustration graphique, dessins, vidéos ou autres).

4. Le clinicien présente les différentes options possibles incluant le choix de « ne rien faire ».

5. Le clinicien explique les avantages (le pour) et les inconvénients (le contre) associés aux différentes options (incluant celle de « ne rien faire »).

6. Le clinicien explore les attentes, les idées ou les valeurs du patient concernant les manières avec lesquelles le problème peut être géré.

7. Le clinicien explore les inquiétudes (craintes) du patient concernant les manières avec lesquelles le problème peut être géré.

8. Le clinicien vérifie que le patient a compris l’information.

9. Le clinicien donne l’occasion au patient de poser des questions tout au long du processus de prise de décision.

10. Le clinicien précise le rôle que le patient préfère jouer dans la prise de décision.

11. Le clinicien indique le besoin de prendre une décision (ou de la reporter).

12. Le clinicien indique le besoin de revoir la décision (ou de la reporter).

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Ces résultats suggèrent que la prise de décision partagée n’a pas cours dans les rencontres cliniques entre les femmes enceintes et leur médecin. Toutefois, nous ne pouvons pas conclure de la nature du modèle de prise de décision qui a eu cours : modèle paternaliste ou modèle du consommateur de soins.

En effet, s’il existe un consensus selon lequel les variations observées dans les pratiques médicales sont le résultat d’une offre « variable » reflétant davantage les croyances et les valeurs des médecins que celles des citoyens (Wennberg, 1999 ; 2002), dans les soins primaires, l’impact du médecin lui-même sur les processus de soins et les issues des patients est, tout au plus, de 5 % à 15 % tandis que dans les soins spécialisés, cet impact peut atteindre 30 % (Campbell et al., 2000). En d’autres mots, les données empiriques suggèrent que le pouvoir médical, du moins au niveau des rencontres cliniques, ne se transpose pas toujours dans les choix effectués par les patients ni dans leurs comportements de santé incluant ceux associés à la prise d’une médication. Une abondante littérature portant sur la faible adhérence des patients au traitement proposé par leur médecin suggère en effet que les patients n’intègrent pas toujours les recommandations des médecins dans leur pratique de soins et leurs comportements de santé (Haynes et al., 2000 ; Sewitch et al., 2003). Toutefois, on ne peut exclure que le pouvoir médical puisse diriger la nature des options offertes au patient. Conséquemment, des études supplémentaires sont nécessaires afin d’améliorer notre compréhension de la relation existant entre les processus décisionnels ayant cours dans les rencontres cliniques et le pouvoir médical.

En résumé, de façon générale, les citoyens désirent s’engager activement dans la prise des décisions qui influent sur leur santé et acceptent d’en partager la responsabilité avec les dispensateurs de soins. Ils ont des attentes vis-à-vis des médecins afin de recevoir le soutien nécessaire ou du moins, une référence vers les ressources compétentes. Ainsi, les dispensateurs de soins doivent avoir les compétences permettant l’évaluation et la reconnaissance des besoins qu’ont les patients en matière de soutien à la prise de décision. Depuis peu, dans l’espoir de limiter le recours à des interventions inutiles, de contrôler les coûts qui y sont associés, de favoriser des pratiques de soins éthiques et de réduire le risque de poursuites judiciaires, de grandes organisations de santé se sont intéressées aux processus décisionnels partagés. Toutefois, les études sur le sujet suggèrent que ces nouveaux processus décisionnels n’ont pas préséance dans les pratiques cliniques. Les médecins ont de la difficulté à transmettre à leurs patients la part d’incertitude inhérente aux décisions en matière de santé et les patients, à la comprendre. Les médecins craignent des effets défavorables sur l’anxiété des patients. Ils ignorent ce qu’est le conflit décisionnel et le confondent avec l’anxiété. Par conséquent, ils ne sont pas à l’aise dans leur rôle de « courtier des décisions ».

Or, le MADÉO est un cadre conceptuel intégrateur dont l’un des éléments clés est le conflit décisionnel. Il ouvre des perspectives nouvelles sur la prise de décision en matière de santé puisqu’il met l’accent sur la réduction du conflit décisionnel (c.-à-d., l’amélioration des processus décisionnels) plutôt que sur l’adoption d’une option préalablement décidée par l’expert. En ce sens, il jette les bases d’un nouveau paradigme, soit celui du patient qui décide avec son médecin. De plus, il permet d’outiller les patients et leur médecin afin qu’ensemble, dans une relation respectueuse, ils puissent prendre des décisions instruites par le meilleur niveau de preuves scientifiques et par les valeurs du patient. Toutefois, en dépit de la perception que la prise de décision partagée ait le potentiel de favoriser un plus grand pouvoir des patients lors des rencontres cliniques, l’étude de son impact sur les professionnels de la santé ainsi que sur l’interaction entre les professionnels de la santé et les patients demeure pertinente.