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S’engageant sur un terrain presque vierge dans l’historiographie québécoise, l’auteur se fixe pour objectif de brosser un aperçu du passage de journalistes canadiens-français sur les nombreux champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. La structure de l’ouvrage épouse fidèlement cette préoccupation. Les sept premiers chapitres concernent les étapes successives du conflit et décrivent principalement les activités de quatorze représentants du Canada français. Le premier chapitre traite de la création du service d’information de Radio-Canada, auquel appartiennent la plupart des correspondants de langue française, et fait mention particulière de la contribution du journaliste et animateur Lucien Francoeur. Le deuxième chapitre porte sur les premiers « correspondants » dépêchés par Radio-Canada en Angleterre en 1940, soit Gérard Arthur et Jacques DesBaillets, ainsi que sur Édouard Baudry, écrivain et journaliste montréalais d’origine belge qui entre au service de Radio-Canada en 1942, après avoir passé une partie de 1941 et de 1942 en Angleterre comme officier d’infanterie de l’armée belge. Le chapitre suivant évoque le raid de Dieppe, auquel aucun correspondant canadien-français ne participe, et fait état du travail sur le sol anglais de deux représentants de Radio-Canada, Paul Dupuis et Alain Gravel, et du correspondant de la Canadian Press, Maurice Desjardins. Le quatrième chapitre traite de la campagne d’Afrique du Nord, marquée par le décès tragique d’Édouard Baudry, et par l’entrée en scène de François Bertrand et de René Lecavalier, annonceurs au service français de la BBC. La campagne d’Italie, objet du cinquième chapitre, amène au micro de Radio-Canada les correspondants Marcel Ouimet, Benoit Lafleur et Paul Barrette. Le chapitre 6 décrit la couverture du débarquement de Normandie, à laquelle participe notamment René Lévesque. Le chapitre suivant, intitulé « De Paris à Berlin », traite de la libération de Paris et de la progression des forces alliées jusqu’en Allemagne. Léo Cadieux représente le quotidien La Presse durant quelques mois au cours de cette période. Dans le dernier chapitre, l’auteur rompt sa trame narrative pour aborder, sous la rubrique du « contrôle de l’information », un ensemble de thèmes voisins comme la censure, les relations publiques de l’armée, le rôle des correspondants de guerre.
Le titre de l’ouvrage recèle plusieurs équivoques, dont certaines portent à conséquence. Certes le nom de Marcel Ouimet mérite de figurer en bonne place dans le titre, mais, dans le cas de René Lévesque, la chose est moins sûre, et c’est sans doute un souci de commercialisation qui justifie la présence de cette célébrité dans le titre. D’autant plus qu’ainsi formulé, le titre réduit de beaucoup la portée chronologique du sous-titre, puisque Ouimet n’arrive en Angleterre qu’en 1943, et René Lévesque, en 1944. Or, l’auteur prétend traiter de toute la Seconde Guerre mondiale.
Le terme de correspondant fait aussi problème. En effet, plusieurs des personnages dont la biographie est consignée dans l’ouvrage ne sont pas des correspondants au sens journalistique du terme, mais se rangeraient mieux dans la catégorie des annonceurs (François Bertrand, etc.) ou des animateurs (Lucien Francoeur, etc.). En revanche, malgré ce que suggère l’article défini du sous-titre Les correspondants de guerre..., tous les Canadiens français qui ont occupé cette fonction ou une fonction semblable durant cette guerre ne figurent pas dans la liste des personnages honorés d’une biographie. Tout comme il ne présente pas ses critères d’inclusion (pourquoi des annonceurs ?), l’auteur ne justifie pas non plus ses exclusions (pourquoi un René Lévesque au service des Américains et pas un Jean-Louis Gagnon au service des Anglais ou un Luc Désilets au service des Français ?). Même si la plus grande partie de l’ouvrage concerne le travail de correspondants de guerre, en particulier Marcel Ouimet et Maurice Desjardins, le titre de l’ouvrage ne rend compte que d’une partie de son contenu.
Signalons, pour en finir avec le titre, que, pour l’auteur, « Canadien français » semble signifier « Québécois de langue française ». Nulle part, en effet, il n’est question de la couverture qui aurait pu être destinée aux autres communautés francophones du Canada. Par ailleurs, lorsque son récit l’amène à parler de l’accent canadien-français, l’auteur l’associe au parler rural québécois et non à une autre variante du parler français au Canada, comme l’acadien.
L’auteur émaille son récit de la biographie sommaire de quatorze personnages qui occupent l’avant-plan de l’ouvrage. Certains n’y font qu’une brève apparition, mais d’autres, comme Marcel Ouimet, tiennent le micro beaucoup plus longtemps et reviennent d’un chapitre à l’autre à partir de leur entrée en scène en 1943. Leurs activités sont souvent relatées au jour le jour et en détail. Ce récit plaira sans doute à certains lecteurs, mais d’autres s’interrogeront sur l’intérêt historique ou sociologique de cette pléthore de détails. Par exemple, est-il utile de mentionner que, à l’époque où il couvre la libération de Paris, Maurice Desjardins occupe la chambre 521 de l’hôtel Scribe ? Ou qu’à la mi-octobre 1944, l’avion qui ramène ledit Desjardins de Londres vers le front a comme pilote un dénommé Norman Gustafson, domicilié à Kamloops ? Certains détails, on en convient, peuvent illustrer les conditions de vie et de travail difficiles des correspondants, mais le lecteur soucieux d’une vision globale de l’activité des correspondants se demande souvent quel critère a guidé l’auteur dans ses narrations et ses descriptions.
L’effet pervers de cette attention minutieuse portée au détail particulier est qu’elle éloigne l’auteur de préoccupations plus générales, tout aussi concrètes et, selon moi, plus importantes. Ainsi, en agrégeant ses observations et en élargissant sa collecte à tous les Canadiens français cités dans son ouvrage, l’auteur aurait pu dégager des tendances : âge moyen, expérience typique, durée de séjour, etc. N’est-il pas significatif, en effet, que presque tous les personnages évoqués soient de jeunes gens en début de carrière ? Était-ce aussi le cas des correspondants canadiens-anglais, britanniques ou américains ? Pourquoi en était-il ainsi ? La carrière menée après la guerre par ces journalistes et animateurs est aussi susceptible de nous informer sur le type de personnages en question. L’auteur dispose d’une information relativement riche sur le sujet, mais il ne semble pas lui accorder beaucoup d’importance, puisqu’il la relègue à une série de notes au chapitre 7. Ces notes occupent néanmoins plus de trois pages en petits caractères.
Dans le même ordre d’idées, l’auteur dissémine dans l’ensemble de l’ouvrage un bon nombre de renseignements qui, regroupés, auraient pu constituer une image plus précise et complète des conditions de travail des différentes catégories de personnels représentés (horaires – bien sûr variables, mais jusqu’à quel point pour tous ? –, conditions de rémunération, avantages de toutes sortes – statut dans l’armée, assurances –, etc.). Certes, l’auteur aborde plusieurs de ces questions, mais au gré de son récit et de ses descriptions, de sorte que le lecteur ne parvient pas facilement à se faire une idée générale de la situation des correspondants et autres personnels des services d’information de guerre.
Il en est de même du travail des personnages retenus. Non seulement l’auteur n’aborde pas systématiquement le thème de l’information sur la guerre (sa place dans la programmation générale et à l’intérieur des autres catégories de contenu sur la guerre, par exemple les feuilletons radiophoniques de propagande), mais il ne donne pas non plus une vue générale des correspondances à l’intérieur de l’ensemble de l’information sur la guerre. Il est discret sur le contenu des émissions que certains d’entre eux, comme Paul Dupuis, animaient. Il ne parle pas ou très peu de style ou de langue. Les conditions techniques ne sont qu’évoquées au passage.
Le dernier chapitre, consacré au contrôle de l’information, contient beaucoup de renseignements intéressants sur les contraintes et les ressources qui déterminaient plus ou moins lourdement le travail des correspondants. L’ouvrage aurait gagné en cohérence et en intelligibilité si l’auteur avait abordé ces thèmes au début de l’ouvrage et les avait développés plus longuement en exploitant notamment les renseignements pertinents disséminés ailleurs au fil de son récit. Par exemple, en abordant, au chapitre des contraintes, l’influence indirecte de la censure de la presse et celle, directe, de la censure des correspondances, les divers règlements s’appliquant à la vie et au travail des journalistes, etc., et au chapitre des ressources, les moyens techniques mis à la disposition des correspondants sur le terrain aussi bien que l’infrastructure de télécommunication et de diffusion de leurs productions.
Les relations publiques de l’armée, en communication étroite avec les correspondants et autres personnels d’information, fournissent aussi des ressources indispensables en même temps qu’elles constituent une contrainte essentielle. Ce service fait l’objet d’un développement très intéressant (p. 292-303) dans le chapitre 8, mais un traitement plus large et mieux intégré des rapports entre les agents de relations publiques et les autres personnels d’information aurait sans doute contribué à mieux faire comprendre la nature du travail du correspondant. De même, ce travail aurait pu être mis en perspective par une description au moins sommaire de l’ensemble du dispositif d’information et de propagande en place au Canada : Bureau de cinématographie du gouvernement canadien, Office national du film, Radio-Canada (l’auteur aborde l’information à Radio-Canada, mais semble se désintéresser de son rôle de propagandiste), etc.
Ce dernier chapitre aborde d’autres problèmes importants, mais de manière incidente. Or, au moins deux de ces problèmes auraient justifié un traitement plus développé. Le premier concerne le statut politique international du Canada et de ses correspondants. Ce problème de fond n’est pas traité systématiquement dans ses répercussions sur le travail des personnels d’information même si la question affleure à quelques occasions, par exemple à travers les doléances d’un Marcel Ouimet (p. 256-257). Les soldats canadiens forment une annexe de l’armée britannique, et le personnel d’information canadien occupe un statut comparable dans l’ensemble du dispositif d’information des forces alliées. Un retour historique sur le statut diplomatique et militaire du Canada, une brève description de ses ressources par rapport à celles de la Grande-Bretagne, auraient dressé avantageusement le contexte général de l’action des correspondants. Le second volet de ce problème concerne le statut des correspondants. Nonobstant le fait qu’il s’agit de correspondants provenant d’un Dominion, comment leurs rapports avec les dirigeants militaires et les militaires en général ont-ils évolué au cours du conflit ? Pour répondre à cette question, un historique du métier de correspondant, sommaire mais ciblé, se serait imposé. L’image du reporter incorporé à l’appareil militaire, qu’ont imposée la Guerre du Golfe et la Guerre d’Irak, n’est pas du tout représentative de la situation au commencement de la Seconde Guerre mondiale. Or, au début de ce conflit, où en étaient les rapports entre autorités militaires, politiciens et représentants des médias ? La situation était-elle différente de celle sur laquelle s’était conclue la Première Guerre mondiale ? Sous quelle influence et par quels avatars ces rapports ont-ils évolué ? L’auteur fournit quelques indices sur le sens de la réponse à ces questions, mais le lecteur intéressé ne trouve pas à satisfaire sa curiosité.
L’auteur écrit que « ces hommes [les correspondants de guerre canadiens] ont grandement contribué à façonner leur profession » (p. 331), sans toutefois préciser de quelle profession il parle. Or, quelques pages plus haut, il cite le Canadien Charles Lynch, correspondant de Reuters, qui, témoignant de son travail durant la Seconde Guerre mondiale, avoue sans ambages : « Ce n’était pas du bon journalisme. Ce n’était pas du journalisme du tout » (p. 328). Pour Lynch le travail du correspondant de guerre était assimilable à de la propagande. Dans cet esprit, les rapports entre dirigeants militaires, relations publiques de l’armée et correspondants de guerre auraient mérité une analyse plus systématique.
L’auteur a décidé de s’intéresser principalement aux correspondants canadiens de langue française. Certes, la dimension linguistique constitue un critère efficace pour délimiter une population. En l’occurrence, toutefois, ce critère renvoie à d’autres dimensions, sociale et politique, qui lui sont étroitement liées et qui ouvrent sur une deuxième problématique importante. Les communautés anglaise et française du Canada ne disposent pas en effet des mêmes ressources ni de la même influence sur le cours des politiques ; elles ne possèdent pas nécessairement non plus une vision identique sur les événements. La langue se trouve donc étroitement imbriquée dans les sujets que sont susceptibles de couvrir les correspondants et dans la manière de les couvrir.
Les correspondants canadiens-français ont-ils une opinion différente de la politique canadienne à l’égard de la guerre ? Que pensent-ils de la crise de la conscription ? Ont-ils entendu parler de la mutinerie de Terrace (1944) à l’occasion de laquelle des soldats « canadiens-français » s’opposent au service outre-mer ? Qu’en pensent-ils ? Le problème de la participation des « Canadiens français » à la SGM et de la couverture de ce sujet n’est jamais abordé tel quel dans l’ouvrage, sauf évocation en conclusion à partir d’une allocation du premier ministre René Lévesque à l’occasion du 40e anniversaire du débarquement.
Les distinctions de langue renvoient aussi à des questions de statut et de ressources qui affectent au jour le jour la gestion du personnel couvrant les hostilités, notamment par la CBC. L’auteur n’aborde pas ces questions, sauf de manière incidente, par exemple à travers les doléances de Marcel Ouimet : « C’est toujours la même chose, au lieu d’employer un bilingue qui pourrait couvrir les deux réseaux, on abandonne le réseau français à son sort » (p. 275). Il signale, sans plus, l’obligation qu’ont les correspondants canadiens-français de traduire leurs articles avant de les soumettre aux censeurs anglais de la BBC. Dans sa présentation des publications éditées par les relations publiques de l’armée à l’intention des militaires canadiens, l’auteur ne mentionne que des titres de langue anglaise, sans commentaires sur l’absence d’équivalents en français ou sur leur réception par les soldats canadiens-français (p. 243).
Même si Bizimana ne revendique pas le titre d’historien, il s’est adonné à une recherche archivistique de première main dans des sources d’un grand intérêt. Toutefois, la description de ces sources demeure trop sommaire. Par exemple, il faut consulter les notes pour connaître les archives familiales dépouillées ; or, si les notes mentionnent la source, elles ne décrivent pas la nature et le volume de ces archives. La bibliographie, pas très développée, aurait dû comprendre une section réunissant les publications de l’époque comme les nombreux articles tirés de Radiomonde.
En somme, cet ouvrage se situe entre l’essai documentaire et l’ouvrage scientifique. Les sept premiers chapitres appartiennent au premier genre, tandis que le dernier chapitre s’apparente à la seconde catégorie. Comme la critique a été faite à partir d’attentes en regard du deuxième genre, elle est assurément plus sévère qu’une critique formulée du point de vue de la chronique militaire. À cet égard, l’ouvrage possède sans doute des qualités sur lesquelles je n’ai pas suffisamment insisté.