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De manière générale, l’insertion professionnelle des jeunes se réfère aux conditions, aux situations et aux comportements individuels face au marché du travail et correspond à une période de transition qui suit la sortie de l’école. Elle n’est toutefois pas un simple moment où les jeunes passent du système de formation au marché du travail mais un processus qui comporte des situations de recherche d’emploi, d’emploi, de chômage, de formation et d’inactivité (Tanguy, 1987 ; Jobertet al., 1995 ; Vincens, 1998). Certains auteurs considèrent l’insertion sous l’angle de la socialisation professionnelle (Dubar, 1991) ou comme un phénomène d’accès et de stabilisation sur le marché du travail structuré socialement par les modes et politiques de gestion de la main-d’oeuvre (Rose, 1984). D’autres l’analysent comme une des dimensions de l’entrée dans la vie adulte qui inclut le départ du foyer familial, la formation du couple et la constitution d’une famille (Galland, 2001). Dans cette dernière perspective, bien que le processus d’insertion professionnelle comporte une forte composante économique, il dépasse largement le cadre du marché du travail, étant un phénomène régi non seulement par les mécanismes du marché mais également par les caractéristiques et les comportements des individus. L’insertion professionnelle s’inscrit ainsi dans des rapports de force et de coopération sur le marché du travail mais elle est aussi marquée par des mouvements dans les autres sphères de la vie sociale et notamment à l’école et au sein de la famille.

Si plusieurs recherches ont analysé l’insertion en termes prioritairement économiques (Becker et Hills, 1983 ; Giret, 2000 ; Grenier, 2000 ; Vultur, 2003), très peu d’entre elles ont cherché à comprendre comment les dimensions sociales de la vie des jeunes, et notamment leur rapport à la famille d’origine, peuvent influencer ce processus (Rose, 1996 ; Trottier, 2000 ; Schehr, 2004 ; Gaviria, 2005). On pourrait même avancer que la focalisation des travaux sur les transitions réversibles entre formation, chômage ou emploi – et notamment sur les effets que la restructuration du marché du travail a sur les trajectoires d’insertion des jeunes ou sur les liens entre la formation et l’emploi – a marginalisé l’analyse des dimensions relationnelles et du rapport des jeunes à la famille dans le processus d’insertion professionnelle. L’analyse de cet aspect est pourtant essentielle pour comprendre les nouveaux liens qui se tissent entre les jeunes et le monde contemporain du travail. Plusieurs recherches montrent que les jeunes d’aujourd’hui vivent en état de dépendance financière et matérielle accrue par rapport à la famille d’origine, et que les situations de « semi-dépendance » (Biggart et Walther, 2006) dans lesquelles les jeunes sont à la fois autonomes et dépendants financièrement et matériellement de leurs parents se sont multipliées (Singly, 2000). Ainsi, dans le cas spécifique du Québec, le départ du domicile familial s’amorce de plus en plus tardivement et les jeunes sont de plus en plus nombreux à vivre chez leurs parents. De 1986 à 2006, par exemple, la proportion des 20-29 ans vivant chez leurs parents est passée de 32 à 44 % ; et aujourd’hui, une nette majorité (60 %) des 20-24 ans vivent au domicile familial (Statistique Canada, 2007).

Ce contexte incite à un examen attentif de la manière dont les jeunes bénéficient du soutien parental au cours de leur insertion professionnelle et des répercussions de ces soutiens sur leur parcours professionnel (Molgat, 2007a). C’est à partir de ce constat que nous nous proposons de présenter une analyse du rôle de la famille dans le cheminement scolaire et dans le processus d’insertion professionnelle en nous intéressant tout particulièrement aux jeunes Québécois diplômés et non diplômés de l’école secondaire. Dans un premier temps, nous présentons le cadre théorique dans lequel s’inscrivent nos analyses. Ce cadre met en lumière les dimensions sociales de l’insertion professionnelle des jeunes et la valeur heuristique de la théorie du capital social dans l’analyse de ce processus. Nous exposerons, dans un deuxième temps, les résultats d’une recherche qualitative sur les trajectoires d’insertion professionnelle des jeunes Québécois, diplômés et non diplômés de l’école secondaire, qui illustrera l’« encastrement » (Granovetter, 1985) des jeunes dans des réseaux de relations familiales et mettra en relief les convergences, les différences et les similitudes de situation.

La famille dans le processus d’insertion professionnelle des jeunes : quelques balises théoriques

Il est surprenant de constater jusqu’à quel point les travaux sur l’insertion professionnelle des jeunes réalisés depuis les années 1980 ont laissé de côté les dimensions relationnelles des parcours vers l’emploi. Ces dimensions apparaissent toutefois schématisées dans des travaux effectués en France et aux États-Unis. En France, parce que les théories fondatrices en sociologie de la jeunesse indiquait cette voie : Galland (1984, 1991) avait en effet souligné les séquelles de la précarité de l’emploi sur les modes de vie des jeunes, notamment la cohabitation prolongée chez les parents, l’ajournement de l’indépendance résidentielle et le report de la vie de couple et de famille. Dans un contexte où la stabilisation en emploi est plus difficile qu’auparavant, les jeunes ajustent leurs ambitions et leurs modes de vie, ce qui implique une intensification des relations avec les parents. Aux États-Unis, parce que les théories sur le capital social se sont largement inspirées des travaux empiriques que divers chercheurs (Coleman, 1988 ; Coleman et Hoffer, 1987) ont menés auprès de jeunes qui fréquentaient l’école secondaire. Pour Coleman, par exemple, les relations avec la famille, mais aussi l’intégration de la famille dans une communauté de relations sociales denses, constituent un facteur qui favorise la réussite sociale des plus jeunes.

Les recherches au Canada se sont lentement mises à effleurer cette question. Dans les années 1990, deux recherches majeures menées auprès de jeunes diplômés et non diplômés du secondaire ont mis en relief certaines dimensions de la relation des jeunes avec leurs parents en lien avec l’insertion professionnelle (DRHC, 1998 ; Charest, 1997)[1]. L’enquête pancanadienne (DRHC, 1998) a mis en évidence des liens entre la situation socioéconomique des parents et le succès scolaire et a constaté que les jeunes en provenance des familles monoparentales et ceux avec des parents faiblement scolarisés se retrouvaient en proportion plus forte parmi les non-diplômés. Mais cette enquête est beaucoup plus timide en ce qui concerne le rôle des parents après l’abandon des études ou après l’obtention du diplôme. Tout au plus y apprend-on que 16 % de l’ensemble des méthodes de recherche d’emploi utilisées par les jeunes sont des démarches entreprises par les parents. L’étude québécoise est un peu plus éloquente à ce chapitre (Charest, 1997). On apprend ainsi que la très grande majorité des jeunes habitent chez leurs parents un an après avoir abandonné la formation générale (84,4 %) ou professionnelle (75,6 %) et que, parmi ces cohabitants, environ 40 % reçoivent de leurs parents un soutien financier quelconque. L’enquête indique aussi que cette période de cohabitation s’est généralement effectuée sous le signe de la bonne entente. En ce qui concerne l’aide à l’insertion professionnelle, les données de l’enquête ouvrent seulement quelques pistes à explorer : très peu de ces jeunes (environ 7 %) auraient recours aux informations fournies par leurs parents ou leurs amis dans la recherche d’emplois et un peu plus travaillent dans une entreprise familiale (16 %).

Ces enquêtes indiquent donc que les parents offrent du soutien aux jeunes pour s’insérer professionnellement, mais on ne saisit pas exactement de quelle manière cela se fait. De plus, on en sait peu sur la nature et l’étendue des soutiens disponibles et aucune analyse ne permet de jauger l’effet de ceux-ci. Une étude plus récente des modalités de soutien parental aux jeunes qui n’ont pas obtenu un diplôme secondaire ou collégial (Molgat, 2007a) montre une diversité de pratiques, qui vont de l’insertion dans l’entreprise familiale jusqu’au soutien en matière de garde d’enfants, en passant par la cohabitation, l’utilisation des contacts personnels des parents auprès d’employeurs et les conseils prodigués en matière de choix de formation et de carrière. Certains jeunes sont assez autonomes pour ne pas avoir besoin de ces soutiens, notamment les jeunes femmes qui abandonnent des études collégiales, alors que d’autres en souffrent parce que leurs parents leur ont apporté un soutien visant à leur forcer la main pour accepter une formation ou un emploi en décalage avec leurs aspirations. Quelques années plus tard, ces jeunes se retrouvent sans travail ou dans un emploi où ils ne s’accomplissent pas et qui ne leur offre aucune possibilité de promotion. Enfin, certains sont laissés pour compte dès avant l’abandon des études et sont forcés de se débrouiller sans aucun soutien de la part de leurs parents ; quelques-uns vont réussir malgré cette rupture alors que d’autres se retrouveront dans des situations de grande précarité, dépendants de l’aide sociale et aux prises avec des problèmes de consommation de drogues.

Cette diversité des formes d’aide parentale – ou leur absence pour certains – illustre sans doute une tendance qui s’accentue de plus en plus dans les sociétés occidentales actuelles. Des transformations sociales rapides qui touchent aux valeurs mais aussi aux structures sociales – au premier chef le marché du travail – contribuent fortement à déstandardiser les parcours individuels (Gauthier et Vultur, 2006 ; Charbonneau, 2007 ; Van De Velde, 2008). Désormais, dans les sociétés occidentales industrialisées, les trajectoires professionnelles ne sont plus guidées prioritairement par des appartenances à des groupes sociaux ou à des milieux géographiques, mais dépendent davantage des individus et des ressources dont ils disposent pour réussir leur parcours. Les travaux de Beck (1998), de Beck-Gernsheim (2002) et de Bajoit (2003) montrent que l’individu contemporain, libéré en grande partie de certaines contraintes associées à la société traditionnelle, se trouve devant l’obligation d’effectuer des choix, qui sont d’autant plus difficiles que l’avenir doit être envisagé dans l’incertitude et en tenant compte d’un affaiblissement des institutions qui assurent l’intégration socioprofessionnelle. Les jeunes sont amenés ainsi à décider pour eux-mêmes et doivent mettre en oeuvre leur capacité à être sujets de leur destinée. Le be yourself est une injonction sociale forte qui crée l’obligation du jeune à sa singularité, à son identité, au choix de son mode de vie (de ses études, de sa profession, de ses activités, de ses engagements sociaux, politiques et affectifs, etc.). Conséquemment, la société est devenue plus « réflexive », c’est-à-dire qu’elle met à la disposition de chacun de ses membres des informations permettant un travail sur soi et sur son environnement (Giddens, 1990). Cette réflexivité permet une prise de conscience des conséquences éventuelles de ses propres choix sur son propre parcours biographique. Les parents ne feraient pas autre chose quand ils interviennent auprès et en faveur de leurs enfants, dès la tendre enfance et jusqu’aux débuts de l’âge adulte. Dans un environnement social marqué par une plus grande complexité des parcours et par une incertitude croissante quant aux possibilités d’insertion socioprofessionnelle, les parents valorisent très tôt l’autonomie de leurs enfants, soit aux moments jugés opportuns dans le processus de passage à la vie adulte (Bernier, 1997 ; Charbonneau, 2004a ; Singly, 1996).

Quelle est, dans ce contexte, la réalité du soutien des parents à l’insertion professionnelle des jeunes au Québec ? Est-il possible de généraliser l’existence de ce soutien ? Sous quelles formes se manifeste-t-il ? Qu’en est-il de l’hétérogénéité croissante des jeunes et des ressources différentes en termes de capital social et économique dont ils disposent[2] ? Quelle est la situation des jeunes qui ont abandonné l’école au secondaire ou qui n’ont obtenu que le diplôme d’études secondaires ? Ces parcours d’études plus courts sont-ils moins valorisés par les parents ? Constituent-ils des facteurs qui font obstacle à l’offre de soutiens parentaux ? Si des analyses montrent qu’une diversité de soutiens est accordée aux jeunes qui quittent l’école secondaire sans diplôme, et ce malgré des désaccords occasionnels sur le parcours scolaire (Molgat, 2007a, 2007b), qu’en est-il de ceux qui finissent leurs études avec un diplôme ? Ces jeunes reçoivent-ils moins de soutien parental pour s’insérer en emploi parce qu’ils détiennent la certification leur permettant d’ouvrir des portes dans le marché du travail ou a contrario, comme chez les non-diplômés, leurs parents sont-ils susceptibles de les aider, estimant qu’une scolarité de niveau secondaire est insuffisante pour assurer une insertion professionnelle réussie et qui répond aux aspirations, tant des jeunes que des parents ?

Face à ces interrogations, cet article vise à apporter quelques éléments de réponse relatifs aux types de soutien parental offert aux diplômés et aux non-diplômés de l’école secondaire et à mettre en évidence les convergences, les différences et les similitudes de situation. Pour ce faire, la prise en compte du capital social dans l’analyse du processus d’insertion nous apparaît comme un angle d’approche à fort potentiel heuristique. Le capital social est envisagé ici sous la forme des relations qui procurent un accès à des réseaux de contact et à des ressources matérielles et financières permettant d’atteindre des buts individuels ou collectifs (Coleman, 1988, 1990 ; Coleman et Hoffer, 1987 ; Putnam, 1995, 2000 ; Lin, 2001). En lien avec l’insertion professionnelle, cette perspective d’analyse considère que le capital social est accumulé dès l’enfance, au fil des ans, et qu’une de ses composantes majeures est constituée par les ressources que les parents mettent à la disposition de leurs enfants. L’aide aux devoirs, les encouragements à poursuivre les études, le soutien au développement personnel, sont autant de facteurs qui, cumulés avec l’ancrage de la famille dans une communauté où les valeurs sont partagées et les liens sociaux sont denses et de qualité, permettent de favoriser l’émergence de formes conventionnelles de réussite sociale, dont l’obtention du diplôme et l’insertion en emploi (Coleman, 1988). Coleman souligne par ailleurs que l’absence de relations fortes entre parents et enfants constitue un obstacle à l’accès des enfants au capital humain des parents qui se matérialise dans diverses formes de soutien favorisant la réussite aux études et l’obtention du diplôme d’études secondaires (ibid., p. S111)[3]. D’autres études portant sur les parcours scolaires et les transitions des jeunes vers le marché du travail ont montré que les capitaux sociaux produits au sein de la famille et dans la communauté contribuent au développement social des jeunes et, plus spécifiquement, à leur réussite scolaire (Coleman, 1988 ; Marjoribanks et Kwok, 1998 ; Furstenberg et Hughes, 1995).

En s’inspirant de ces théories dans l’analyse de nos données, nous avançons qu’au moment où les jeunes ont complété ou abandonné leurs études et s’émancipent progressivement du milieu familial (souvent dans des situations de semi-dépendance), la présence ou l’absence de bonnes relations dans la famille a une influence importante sur l’accès des jeunes aux capitaux de leurs parents, qu’il s’agisse de capital social (la valeur ajoutée provenant des relations des parents avec des personnes susceptibles de favoriser l’insertion professionnelle), de capital humain (scolarité ou qualification et intérêt porté aux études), ou de capital économique (revenu financier, matériel et patrimonial). Tout en étant conscients que le réseau social qui dépasse le cercle familial peut être important dans la production du capital social[4], nous nous attardons dans le cadre de cet article, uniquement au réseau informel restreint que représentent les parents, puisque les rôles de ces derniers deviennent de plus en plus importants dans les parcours biographiques des jeunes dans un contexte où les situations de semi-dépendance sont en croissance. Nous utilisons à cet effet dans nos analyses la théorie de Granovetter sur « la force des liens faibles », selon laquelle les relations en dehors du cercle familial et amical offrent davantage de possibilités en termes d’insertion professionnelle que les liens forts, dont ceux de la parenté (Granovetter, 1973, 1982). Selon cette théorie fondée sur une enquête auprès de professionnels, techniciens et cadres, les liens forts donnent un accès limité à de l’information utile au sujet des possibilités d’emploi et des emplois de qualité qui répondent aux aspirations des individus, en raison du fait qu’ils sont circonscrits à des réseaux relativement fermés où les niveaux scolaires et socioprofessionnels des membres sont comparables.

Nous mettons également à contribution les recherches effectuées au Québec auprès de personnes travaillant dans différentes catégories occupationnelles (Langlois, 1977) qui ont montré que certaines contraintes structurelles peuvent modifier le contenu des réseaux et affecter l’accès à des informations sur les emplois. Selon cette enquête « la diffusion efficace des informations sur les emplois à travers les liens faibles dans les réseaux personnels semble surtout caractériser un certain type d’occupation – les cadres et les administrateurs – tandis que les liens forts continuent de jouer un rôle important dans les autres catégories d’emplois » (Langlois, 1977, p. 239). Les résultats de diverses autres études plus récentes auprès de jeunes faiblement scolarisés vont dans le même sens en montrant que les parents jouent assez souvent un rôle important dans l’obtention d’un ou de plusieurs emplois (Le Gall, 1999 ; Molgat, 2007a), illustrant ainsi « la force des liens forts ». À la suite de ces travaux, notre hypothèse, qui relève d’une démarche empirique de validation, pose que dans le cas des jeunes sans diplôme, on pourrait parler justement d’une « force des liens forts » tandis que, dans les cas des jeunes diplômés, la théorie classique de Granovetter relative à la « force des liens faibles » garde sa validité. Nous tentons donc de valider l’idée selon laquelle si le niveau de scolarité d’un jeune est bas, ce sont les liens forts qui compteront et, inversement, ce sont les liens faibles qui seront importants lorsque la scolarité est élevée.

Méthodologie de la recherche

Les analyses présentées dans cet article sont fondées sur les résultats de deux projets de recherche menés par entretiens semi-dirigés ayant comme objet l’insertion professionnelle et le rapport au travail des jeunes Québécois diplômés et non diplômés de l’école secondaire et du collégial. L’objectif global de ces projets a consisté à recueillir auprès des jeunes eux-mêmes le récit du chemin parcouru entre la sortie de l’école et le moment de l’entrevue. En outre, les projets visaient à analyser leur rapport au travail, leurs stratégies et les aides reçues, la conception qu’ils se font de leur insertion et leurs attentes par rapport aux mesures d’aide à l’insertion et aux initiatives de formation continue. Les échantillons des projets ont été constitués, dans les deux cas, selon une méthode non probabiliste à partir de la Banque sur les cheminements scolaires du ministère de l’Éducation du Québec. Au moment où les non-diplômés ont interrompu leurs études, ils fréquentaient des écoles en milieu francophone dans trois régions urbaines, celles de la Communauté urbaine de Montréal (Île de Montréal), de la Communauté urbaine de Québec (CUQ) et de la Communauté urbaine de l’Outaouais (CUO). Les diplômés, quant à eux, fréquentaient tous une école de la CUQ[5]. Pour cet article, seules les données provenant des répondants diplômés et non diplômés de l’école secondaire ont été retenues.

L’échantillon retenu pour cet article comporte 35 jeunes non diplômés et 32 jeunes diplômés tant de la formation générale que du secteur professionnel[6]. Chacun des groupes est composé d’environ une moitié d’hommes (19 non-diplômés et 16 diplômés) et d’une moitié de femmes (16 non-diplômées et 16 diplômées). Plus de 70 % des non-diplômés ont de 20 à 23 ans, un seul est âgé de 19 ans et tous les autres sont âgés de 24 ou 25 ans. Quant aux diplômés, on enregistre des différences en fonction du secteur de formation. Ceux du secondaire général sont âgés entre 22 et 25 ans tandis que les diplômés du secteur professionnel ont un âge compris entre 24 et 27 ans. Plus des deux tiers (25) des non-diplômés ont abandonné les études après avoir terminé la troisième ou la quatrième année du secondaire et le quart (9) ont quitté l’école après la 1re ou la 2e année du secondaire. La plupart des répondants travaillaient ou étaient en recherche d’emploi au moment de l’enquête (tableau 1). Environ deux tiers (23) des non-diplômés occupaient un emploi à temps plein et peu travaillaient à temps partiel (3). Le portrait est quelque peu différent chez les diplômés, dont la moitié (15) travaillent à temps plein et le quart (9) à temps partiel. Parmi ces derniers, quatre poursuivent aussi des études à temps partiel. Les étudiants à temps plein sont peu nombreux parmi les diplômés du secondaire (5), ce qui peut s’expliquer par le fait que la moitié de ces répondants sont des diplômés du secteur professionnel. Quant au recours à l’aide sociale et au chômage, on constatera sans surprise que cette situation est plus fréquente chez les non-diplômés (9, dont 6 à l’aide sociale) que chez les non-diplômés (3, dont aucun à l’aide sociale).

Tableau 1

Occupation des répondants au moment de l’entretien selon le diplôme

Occupation

Sans diplôme secondaire

Avec diplôme secondaire

Emploi, temps plein

23

15

Emploi, temps partiel

3

5

Études, temps plein

-

5

Études à temps partiel et travail à temps partiel

-

4

Chômage ou aide sociale

9

3

Total

35

32

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Les entretiens avec ces jeunes ont porté sur l’itinéraire professionnel au cours des quatre ou cinq années qui ont suivi leur sortie du système d’enseignement, sur les situations par lesquelles ils sont passés et leur comportement par rapport à ces situations. Ces entretiens ont été soumis à une analyse de contenu par thèmes. Suivant les consignes de la codification élaborées par Strauss et Corbin (1998), nous avons d’abord établi des catégories de codification ouvertes, puis les avons spécifiées en retenant plus particulièrement les éléments de discours se rapportant aux soutiens des parents en matière de scolarité et d’insertion professionnelle ainsi qu’aux parcours d’insertion professionnelle depuis le départ de l’école. Enfin, nous avons développé une typologie des formes du soutien parental et une analyse fondée sur ces données, qui permettent de construire à partir du matériel d’enquête un questionnement relatif à l’accès aux capitaux des parents dans les parcours d’insertion professionnelle des jeunes. Précisons que le support empirique de notre démonstration est constitué par les représentations des jeunes exclusivement. Elle présente pour cette raison des limites et ouvre la voie à des analyses comparatives des représentations et des logiques d’action des deux types d’acteurs engagés dans le processus étudié, à savoir les jeunes et leurs parents. Nous estimons toutefois que le discours des jeunes au sujet de l’aide que leurs parents leur apportent au cours de leur cheminement scolaire et de leur parcours d’insertion professionnelle comporte une légitimité scientifique indéniable tout aussi valide que celui qu’ils ont eu à l’égard des autres acteurs de leur insertion professionnelle (professeurs, employeurs, organismes d’aide, etc.).

Le soutien au cours de la trajectoire scolaire – favoriser l’acquisition du capital humain

L’obtention d’un diplôme de niveau secondaire et la poursuite des études peuvent favoriser l’insertion professionnelle, comme en témoignent les différences de situations sur le marché du travail en fonction du niveau de scolarité (Vultur, 2001 ; ISQ, 2001). L’élévation de la scolarisation conduit à une meilleure position pour amorcer l’entrée dans la vie professionnelle. Chez les jeunes qui atteignent un niveau de scolarité élevé, les conditions d’insertion professionnelle sont plus favorables et le risque de chômage diminue. Les études de Statistique Canada montrent qu’en 2001, par exemple, les titulaires d’un diplôme ou d’un certificat universitaire représentaient 17,9 % de la population active, mais seulement 5,6 % des chômeurs chroniques (Brooks, 2005). Ils constituaient aussi 16,8 % des personnes rarement en chômage. Par contre, les personnes qui n’avaient pas de diplôme d’études secondaires représentaient 20 % de la population active mais elles constituaient 38 % des chômeurs. Dans une perspective d’acquisition de capital humain, les parents qui détiennent un niveau de scolarité plus avancé seraient normalement en mesure d’agir davantage pour favoriser la persévérance scolaire et la poursuite des études de leurs enfants et donc augmenter leurs chances de réussir leur processus d’insertion. Sur ce plan, les données de nos recherches indiquent que le niveau de scolarité des parents est nettement moins élevé chez les non-diplômés du secondaire que chez les jeunes diplômés (tableau 2). Dans le groupe des non-diplômés, près de la moitié des pères et près du tiers des mères n’ont pas obtenu un diplôme d’études secondaires et, chez sept répondants, les deux parents sont sans diplôme. Peu de parents ont une formation postsecondaire et pour trois répondants seulement, les deux parents ont reçu un diplôme collégial ou universitaire. Chez les diplômés la situation est différente : plus de la moitié des parents des deux sexes ont un diplôme postsecondaire, et seuls trois parents n’ont pas obtenu un diplôme secondaire. Dans douze cas, les deux parents ont un diplôme d’études postsecondaires et, dans une seule situation, les deux parents sont sans diplôme. Ces données reflètent bien la relation entre le niveau d’études des parents et la réussite aux études des enfants et confortent les théories qui insistent sur les avantages cognitifs et culturels dont bénéficient les jeunes en provenance des milieux « favorisés » (Eckert, 2006).

Tableau 2

Niveau de scolarité atteint par les parents des diplômés et des non-diplômés du secondaire

 

Non-diplômés du secondaire

Diplômés du secondaire

Niveau de scolarité des parents

Père

Mère

Père

Mère

Diplôme universitaire

1

4

14

9

Diplôme collégial

5

4

4

7

Diplôme secondaire

8

11

12

14

Sans diplôme

17

11

2

1

Inconnu

4

5

-

1

Total

35

35

32

32

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L’acquisition du « capital humain » considéré sous la forme des connaissances obtenues au moyen des études et concrétisé par un certain niveau de qualification, peut être favorisée par les parents, notamment par leur implication dans les choix scolaires, l’importance qu’ils accordent aux études et au diplôme et les soutiens concrets qu’ils apportent au cours du parcours scolaire de leurs enfants. Évidemment, l’acquisition du capital humain peut également se faire dans des circonstances où les parents n’ont pas eux-mêmes un niveau de scolarité avancé par l’encouragement à poursuivre des études. Toutefois, bien que les deux catégories de répondants aient reçu cet encouragement, les diplômés ont été soutenus plus fortement, à l’opposé du groupe des non-diplômés qui compte plusieurs cas où les parents ont manifesté de l’indifférence face aux (in)succès scolaires de leurs enfants.

De manière générale, les parents des diplômés et des non-diplômés s’impliquent peu dans le choix du champ d’études. Dans la plupart des cas, les jeunes affirment avoir joui d’une marge de manoeuvre presque totale à cet égard. Cette situation pourrait s’expliquer par l’importance relativement réduite de ces choix au niveau secondaire pour la suite des parcours professionnels, mais aussi par le fait que les parents souhaitent accorder le plus de liberté possible à leurs enfants en matière de choix du domaine de formation afin de répondre à la logique du « droit des jeunes » à choisir par eux-mêmes les voies qui leur permettent de se réaliser. Chez les diplômés du secondaire on retrouve cependant des parents ayant cherché à influencer de manière directe les choix scolaires de leurs enfants comme c’est le cas d’une jeune femme qui, au moment de l’entretien (cinq ans après la fin du secondaire), était inscrite à l’université en enseignement des mathématiques. Ses parents l’avaient orientée dès le primaire vers les sciences, en la plaçant avec ses frères dans « une école scientifique ». C’était, affirme-t-elle, « un petit coup de pied dans le derrière pour nous orienter un peu plus vers les sciences ».

En ce qui concerne l’importance que les parents accordent aux études, les points de vue des répondants diplômés et non diplômés sont plus contrastés. Chez les non-diplômés, peu de parents valorisent le diplôme, attitude particulièrement présente chez les parents les plus faiblement scolarisés. Ils souhaitent avant tout que les études secondaires (et pas nécessairement le diplôme) permettent à leur enfant de « réussir leur vie ». Dans leur discours, on discerne une certaine ambivalence face à l’importance du diplôme. Si, dans plusieurs familles, les parents avaient souhaité que leurs enfants obtiennent au moins un diplôme d’études secondaires ou qu’ils « aillent plus loin » qu’eux en termes de scolarité, ils sont en même temps peu surpris ou déçus de l’abandon des études. Dans beaucoup de situations, les jeunes affirment que leurs parents ont « compris » leur décision ; dans d’autres, les parents sont satisfaits parce qu’ils valorisent le travail davantage que les études. Dans ces cas, il semble en effet difficile pour les parents qui n’ont pas eux-mêmes poursuivi leurs études de manifester de la désapprobation face à la trajectoire scolaire de leurs enfants. Les situations de deux jeunes sont assez représentatives de ces cas :

Intervieweur : Puis, tes parents, qu’est-ce qu’ils ont dit dans ce temps-là ? [à propos de l’abandon des études]

Répondant : Ils m’ont appuyé dans ma décision. […] Mon père m’a dit : « Regarde là, je n’ai même pas mon secondaire 5, moi, hein ! ».

Une autre interviewée, qui a obtenu à la formation des adultes un diplôme d’études secondaires puis a ensuite abandonné un DEP, affirme :

Ils se sont toujours demandé pourquoi je ne l’avais pas fait avant [quitter l’école]. Parce que, pour eux autres, ce n’est pas d’aller à l’école qui est important, c’est de travailler. Donc c’est pour ça que j’ai toujours été à part d’eux et de ma famille, parce que je suis la seule qui a vraiment été à l’école. Je n’y ai pas été longtemps.

Dans les quelques cas où l’école était valorisée par la famille des non-diplômés, les parents ou un des parents avaient au moins complété des études secondaires et leurs attentes à l’égard de leurs enfants étaient fixées au minimum à l’obtention du diplôme secondaire. Dans deux cas où les revenus familiaux étaient considérables, les parents avaient inscrit leur enfant à l’école privée. Dans ces situations d’attentes scolaires élevées, les parents manifestent beaucoup de déception face à l’abandon des études et, dans certaines situations, les jeunes affirment que la désapprobation parentale se ressent encore au moment de l’entretien, c’est-à-dire de quatre à cinq ans après l’abandon des études.

La situation chez les diplômés est à peu de chose près l’inverse de celle rencontrée chez les non-diplômés. L’importance accordée aux études par les parents est nette : la plupart avaient leurs attentes fixées au moins sur l’obtention du diplôme secondaire, alors que les autres avaient des exigences de performance, de réussite et de poursuite des études au-delà du secondaire. Seuls quelques répondants, tous diplômés du secondaire technique et ayant des parents plus faiblement scolarisés, indiquent que leurs parents valorisaient peu les études, principalement parce qu’ils favorisaient davantage une intégration rapide au marché du travail. Les diplômés qui ont fait référence à l’importance que leurs parents accordaient au diplôme en parlent surtout en termes de l’équivalence entre le diplôme, notamment de formation postsecondaire, et la certification professionnelle permettant d’accéder à un emploi. Dans cette veine, avoir un diplôme sert à « faire quelque chose » de précis : « C’est sûr que c’était important pour eux autres parce qu’ils voulaient que j’aie les pieds à quelque part. Ça me prenait au moins un métier dans la vie. C’est sûr qu’avec un secondaire 5, ils ne l’auraient pas accepté. Ça m’aurait pris de quoi [de plus] ».

Si l’on regarde les soutiens concrets des parents au cours de la trajectoire scolaire, on observe que, de manière générale, tous les jeunes diplômés interviewés, à l’exception de deux d’entre eux, indiquent que leurs parents leur ont offert du soutien, ce qui n’est pas le cas chez les non-diplômés. Cette différence s’explique par l’intérêt porté par les parents des diplômés au parcours scolaire de leurs enfants, ainsi que par la poursuite des études au postsecondaire de plusieurs diplômés et le prolongement du soutien des parents pendant cette période, notamment au plan financier. Mais elle s’explique aussi par des différences dans les situations vécues par les deux groupes de jeunes. Dans le cas des non-diplômés, si plusieurs affirment avoir reçu du support moral et quelques-uns, de l’appui scolaire pour réussir leurs cours, ces formes de soutien se déploient dans des situations où les parents manifestent de l’intérêt pour le parcours scolaire de leurs enfants, en particulier lorsque ces derniers ont d’importants problèmes à l’école. Pour certains parents faiblement scolarisés, il est impossible d’apporter de l’aide scolaire, soit parce qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes la matière, soit parce que les difficultés scolaires et sociales de leurs enfants sont telles qu’une aide professionnelle spécialisée est requise. Dans beaucoup d’autres situations, le soutien moral pour la persévérance scolaire des non-diplômés n’a été livré qu’à demi-mot et sans insistance : ce n’était « rien de concret » avoue laconiquement une jeune. Cela contraste avec la situation des diplômés qui ont reçu ce type de soutien non seulement au secondaire mais aussi tout au long des études entamées par la suite. Leurs parents en assurent un suivi parfois minutieux :

« Des fois, ils m’empêchaient de « skipper » : ’Là, ça va faire, ça fait trois jours que t’es sorti cette semaine, faudrait que t’étudies, ton cégep, tu vas le couler encore, là’. Ils m’ont toujours poussé… Quand ils voyaient que ça allait pas, ils me le disaient : ’Ça va pas, qu’est-ce qui se passe ?’ »

Enfin, plusieurs répondants qui n’ont pas obtenu un diplôme d’études secondaires indiquent que leurs parents ont manifesté une indifférence quasi complète à l’égard de leurs études. Pour certains, c’est parce que les parents ne s’intéressent pas aux études. Une jeune affirme ainsi : « Jamais mes parents se sont mis le nez dans mes affaires. Ma mère ne m’a jamais demandé ce que j’avais à faire, voir si mes examens allaient bien… ». Dans d’autres cas, en situation de monoparentalité ou lorsqu’un divorce a lieu pendant les études secondaires, les parents semblent trop accaparés par leurs problèmes relationnels pour offrir du soutien. Quelle qu’en soit l’origine, l’indifférence témoigne de l’absence de relations susceptibles de favoriser le soutien aux études. Il est impossible dans ces circonstances que les parents favorisent l’acquisition du capital humain matérialisé en connaissances obtenues durant les études ou en diverses formes de qualification formelle.

Le soutien à l’insertion professionnelle : le recours au capital social des parents

Si le soutien aux études se manifeste de manière assez limitée chez les non-diplômés, l’inverse se produit au niveau de l’insertion professionnelle. Bien que les parents des deux groupes de jeunes à l’étude aient des comportements relativement semblables en termes des attentes face au type d’emploi éventuellement occupé, ils se distinguent du point de vue de leurs rôles au cours de la transition des études vers le marché du travail.

Les situations où les parents avaient envisagé clairement pour leur enfant un type d’emploi particulier sont assez peu fréquentes (six cas dans chaque groupe). Chez les non-diplômés, la moitié de ces situations concernent les jeunes dont les parents souhaitent qu’ils travaillent avec eux dans l’entreprise familiale ou pour l’employeur du parent ; en ce sens, ces parents souhaitent que leurs enfants suivent leurs traces. Dans les autres situations, il s’agit d’aspirations semblables à celles des parents des diplômés, qui souhaitent que leurs enfants occupent des emplois plus qualifiés : « Si je me rappelle bien, ma mère, elle aurait aimé ça que je sois professeur ou quelque chose comme ça… dans les relations publiques, le milieu tertiaire. C’est parce que je parle tout le temps et j’ai une facilité à apprendre aux autres ce que je sais… Elle me verrait bien là-dedans encore aujourd’hui ». Chez certains non-diplômés, les parents se désignent eux-mêmes ou désignent d’autres membres de la fratrie davantage comme des contre-modèles de la réussite professionnelle. Par exemple, une mère qui est elle-même femme seule au foyer et prestataire d’aide sociale, ne veut « jamais » que son fils devienne comme elle. Il en va de même pour un autre répondant non diplômé dont les parents le mettent en garde contre la trajectoire d’un frère qui a « mal viré ». Rien de cela chez les jeunes diplômés qui ont des parents ayant réussi majoritairement leur carrière professionnelle. Ils constituent pour leurs enfants des modèles qui contribuent à développer des aspirations professionnelles plus élevées[7]. L’injonction dans le parcours d’insertion de leurs enfants est fondée sur une vision expressive du travail (inculcation des valeurs associées à l’accomplissement professionnel) tandis que, chez les parents des non-diplômés, cette injonction est liée à la dimension instrumentale du travail. Ces derniers valorisent ainsi le fait de travailler, non pas parce qu’il permet d’accéder à une position sociale plus importante, mais pour contrer la menace du non-emploi qui pèse sur leurs enfants après l’abandon des études. Comme l’affirme une interviewée, « L’important pour eux, c’était […] que je fasse quelque chose de ma vie, autre chose que l’assistance sociale ».

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les parents des non-diplômés soient nombreux à offrir de l’aide directe à l’insertion professionnelle de leurs enfants. Dans plus de la moitié des cas (19), les parents embauchent leurs enfants dans l’entreprise familiale (7) ou les font entrer dans une autre entreprise au moyen de leurs contacts (14)[8]. Dans le premier cas, le soutien se manifeste par l’offre d’un emploi dans l’entreprise familiale immédiatement après leur sortie de l’école secondaire ou lors de périodes de chômage par la suite. Les parents – et ici, les interviewés parlent presque toujours de leur père – y voient le moyen d’aider leurs enfants à se stabiliser en emploi, en leur offrant un travail à plus long terme. Occupé pendant un an ou deux, l’emploi dans l’entreprise familiale peut donner le temps qu’il faut pour s’orienter vers des emplois plus conformes à leurs intérêts. Dans certains cas, ce sont les parents eux-mêmes qui encouragent leurs enfants à prendre une autre orientation. C’est le cas d’un jeune qui a travaillé avec son père pendant environ un an. C’est en parlant et en travaillant avec lui qu’il a compris que le travail de menuiserie était exigeant et que l’entreprise n’était pas à l’abri des flux de travail saisonniers. C’est alors qu’il décide de se trouver un autre emploi :

Répondant : Des fois, sa compagnie c’est pas tout le temps occupé. Ça va avec les saisons et des fois y’a de la job et des fois y’en n’a pas. Ça fait que, c’est une affaire que… c’est pas toujours fiable comme emploi. Fait que c’est mieux de trouver quelque chose d’un peu plus fiable.

Intervieweur : Est-ce que c’est lui qui t’a suggéré ça de trouver quelque chose de plus fiable ?

Répondant : Oui, à la fin de l’année que ça avance un p’tit peu plus « slow » la job, ça fait que… [il m’a dit] « commence à trouver un emploi parce que j’suis pas sûr comment longtemps tu vas travailler pour moi ».

Dans le cas des diplômés, l’aide directe à l’insertion professionnelle sous forme d’embauche dans l’entreprise familiale est très peu présente. Elle concerne seulement quatre jeunes (sur 32) et le recrutement s’est fait dans l’entreprise d’un membre de la famille élargie. C’est le cas par exemple d’un diplômé en techniques d’usinage qui a obtenu son premier emploi lié à sa formation par le biais de son oncle. Ce dernier, qui était propriétaire d’une usine, a embauché le jeune homme qui a pu appliquer les connaissances acquises en classe à un travail bien précis, accroissant du même coup ses compétences dans le domaine et sa capacité à se faire embaucher ailleurs, s’il le désirait.

Chez les non-diplômés, le soutien parental prend aussi souvent la forme de mise en contact avec un employeur. Ces contacts invoquant la filiation ont permis aux jeunes de dénicher un emploi ou, pour reprendre l’expression de certains interviewés, de les « faire entrer » dans une entreprise. Les contacts des parents avec l’employeur peuvent être plus ou moins directs : parfois les parents ou un membre de la famille élargie connaissent l’employeur ou travaillent pour lui, à d’autres occasions il s’agit de relations ou d’amis que les parents tentent de faire intervenir auprès d’un employeur en faveur du jeune. Bien que ces aides puissent survenir à divers moments des parcours d’insertion professionnelle, pour la plupart des non-diplômés elles agissent au début du parcours d’insertion après les études, soit après l’abandon du secondaire. Dans ces circonstances, la famille « fait entrer » les jeunes non seulement dans une entreprise, mais aussi, et surtout, dans le marché du travail lui-même. Lorsqu’ils sont mobilisés par la suite, ces soutiens à l’insertion professionnelle permettent de résoudre des problèmes temporaires : période de chômage qui s’allonge, déménagement dans une nouvelle localité, précarité financière suivant l’arrivée d’un premier enfant, revenus d’emploi d’un seul conjoint ou inscription à l’aide sociale.

Chez les diplômés, les liens forts dans le cadre de la famille sont également utilisés pour mobiliser les contacts avec des employeurs mais toujours dans une proportion plus réduite que chez les non-diplômés. Nous comptons dans cette situation six diplômés, tous du secondaire professionnel. C’est le cas par exemple d’une diplômée en procédés infographiques qui a obtenu un emploi non lié à sa formation par le biais de sa tante qui travaillait au sein d’une franchise de restauration. Ce contact familial à l’interne a facilité l’embauche de la jeune femme, notamment parce que sa tante a remis son curriculum vitae en mains propres au responsable des embauches. Au service de cette franchise depuis près de cinq ans, la diplômée en question est parvenue à gravir les échelons et à accéder à un poste avec davantage de responsabilités. Les liens familiaux ont été mobilisés, dans ce cas, pour l’élaboration de stratégies concernant son projet professionnel, vu dans une perspective ascendante.

On observe donc que les jeunes ayant un niveau de scolarité plus élevé ont tendance à moins utiliser les contacts familiaux dans le processus d’accès à l’emploi. C’est chez les non-diplômés que « la force des liens forts » est plus significative. Les échanges socioéconomiques à l’intérieur du réseau familial et qui concernent l’accès au marché du travail sont définis dans une mesure plus intense par la norme de l’entraide qui permet à un jeune dépourvu de diplôme de réduire les difficultés d’accès au marché du travail. La plupart de ces jeunes vivent un « début de carrière » qui se caractérise par une amélioration de leur situation, que ce soit en termes d’activité exercée ou de rémunération. Cependant, bien que ces appuis aient des conséquences importantes et positives en matière d’insertion professionnelle, leur impact s’avère fragile si l’on prend en compte le type d’emploi auquel les jeunes accèdent de même que les conditions de travail et les possibilités d’avancement en carrière. La situation en emploi à ces égards paraît davantage difficile lorsque ce sont des parents faiblement scolarisés qui ont mobilisé des relations dans un milieu de travail. Ainsi, la stratégie familiale de « faire entrer » les jeunes dans un emploi par l’utilisation de liens directs ou indirects avec des employeurs n’est pas toujours des plus efficaces en termes de stabilisation puisqu’elle place parfois les jeunes dans des emplois précaires, peu rémunérés et sans possibilités réelles d’avancement. La même chose peut se produire lorsque les jeunes obtiennent un poste dans l’entreprise familiale. Dans ces situations, les jeunes sont éventuellement contraints de les abandonner afin de trouver un autre emploi ou de poursuivre une formation dans un domaine qu’ils estiment plus favorable à leur réalisation professionnelle. Dans d’autres cas, des jeunes estiment « être pris » en emploi parce que leurs nouveaux style de vie (voiture, maison, etc.) et mode de vie (mise en couple et naissance d’un enfant) font en sorte qu’ils ne peuvent plus se permettre financièrement de retourner aux études pour obtenir un diplôme ou une formation d’appoint qui améliorerait leur situation.

Le capital économique des parents mis en oeuvre pour stabiliser les parcours

Le capital économique qui renvoie au soutien financier et à l’aide « patrimoniale » à travers la cohabitation apparaît différemment mis à la disposition des jeunes selon qu’ils sont diplômés ou pas. Chez les jeunes non diplômés aucun soutien financier concret n’a été signalé, sans doute parce que les parents n’en ont pas les moyens[9], mais aussi parce que leurs enfants ne poursuivent pas d’études. Par contre, chez les diplômés, l’appui financier des parents est fort et souvent pluriel : il concerne autant le paiement des frais de scolarité et le support financier direct que des appuis plus indirects comme l’achat de vêtements ou le fait d’accepter de prêter leur voiture :

Intervieweur : Quel appui t’ont-ils donné durant tes études ?

Répondant : Ben c’est eux qui ont payé mon cégep, c’est eux qui ont payé mon secondaire, j’étais en concentration c’était pas mal plus cher qu’aller, qu’aller à l’école normale là. Pis c’est eux qui ont payé toutes mes études. À part rendu à l’université là c’est moi qui a payé. […] Ah oui, ils m’appuient quand même, t’sais je veux dire, ils m’ont fourni l’auto, des années et des années. Sans farce c’est vraiment un gros appui là.

Dans le cas d’un jeune diplômé du professionnel, l’aide financière des parents s’est concentrée à la fin de ses études :

« Ils m’ont « clairé » mes dettes… Quand j’ai fini mon cours en soudage-montage, j’avais des dettes à cause de deux ans d’études au cégep. Vu que j’avais au moins mon diplôme, ils m’ont remboursé… j’avais peut-être une dette de trois mille pour deux ans, là. »

En ce qui concerne l’appui résidentiel, signalons que des situations de cohabitation permanente, de retour au domicile familial ou de départ définitif se retrouvent dans les deux groupes de jeunes. Chez les diplômés du secondaire général, cinq ans après l’obtention de leur diplôme secondaire, ils sont près des trois quarts à vivre encore chez leurs parents, seulement cinq d’entre eux ayant décidé de quitter la maison familiale. Comme la moitié d’entre eux se trouvent encore aux études à temps plein ou à temps partiel, on suppose que les raisons sous-jacentes à la décision de rester chez les parents sont essentiellement financières. Les diplômés du secondaire professionnel, par contre, ne sont plus que quatre à habiter toujours chez leurs parents, 12 d’entre eux ayant choisi de quitter le domicile familial pour un appartement (seul, en couple ou en colocation) ou une maison. Dans le groupe des non-diplômés, 17 continuent d’habiter avec leurs parents dans la période suivant l’abandon des études mais cette cohabitation n’est pas sans poser de problèmes. Ces jeunes doivent ainsi contribuer aux dépenses de la famille en donnant par exemple un montant en guise de pension ou en défrayant les coûts de l’épicerie de temps à autre. Pour d’autres, les parents posent plus ou moins explicitement la recherche d’emploi, le travail ou le retour aux études comme condition de la poursuite de la cohabitation sous le toit parental. Interrogée à ce sujet, une interviewée affirme que si la menace de la mise à la porte n’a pas été formulée après son abandon du secondaire, son père a néanmoins énoncé des conditions de cohabitation très claires :

Répondante : […] mon père m’a dit : Tu lâches l’école, tu travailles. J’ai dit : OK. Il m’a dit : Si tu ne travailles pas, tu retournes à l’école. Il n’y a pas eu question que si je ne travaillais pas, tu ne fais rien, qu’ils me mettaient dehors. Il n’y a pas eu question de ça.

Intervieweur : Mais c’était important que tu travailles par exemple ?

Répondante : Il fallait que je travaille ou que je retourne à l’école. C’était ces deux critères.

Dans tous ces cas de cohabitation plus ou moins longue, le capital patrimonial des parents (leur domicile) agit comme une sorte de rempart contre la précarité et permet aux jeunes d’élaborer une stratégie d’attente. Mais encore faut-il que les relations avec leurs parents soient assez bonnes pour que ce soutien puisse être mis en oeuvre. Ainsi, dans certaines circonstances, les jeunes claquent la porte du domicile familial, estimant injustes les demandes de pension de leurs parents. Dans d’autres situations, les relations sont minées dès avant la fin des études secondaires et l’abandon scolaire constitue le déclencheur du départ du foyer familial. Il ne transite alors aucune forme de soutien par ces relations et les jeunes qui ne font pas preuve d’une grande débrouillardise ou qui ne peuvent compter sur le soutien d’un conjoint, d’une conjointe ou de la belle-famille, peuvent se retrouver rapidement dans des situations de grande précarité financière et matérielle.

Les jeunes diplômés (surtout au professionnel) sont nombreux à ne jamais être revenus à la résidence familiale. Chez les non-diplômés, par contre, on retrouve huit jeunes dans cette situation. Les parents de ces jeunes acceptent de les héberger afin de les soutenir matériellement ou moralement, soit lorsque l’emploi vient à manquer, soit après des événements ou des périodes particulièrement difficiles tels que la rupture du couple, le décès du conjoint, la violence subie dans le couple et la fin d’une situation d’itinérance conjuguée à la consommation excessive de drogues. Ces événements favorisent parfois un soudage des liens intergénérationnels après que des conflits plus ou moins importants les eurent marqués. Mais dans toutes les situations rapportées par les interviewés, les parents ouvrent les portes du domicile familial afin de permettre aux jeunes de retrouver une stabilité résidentielle et matérielle, de récupérer sur le plan émotif et d’envisager une vie renouvelée, y compris le retour sur le marché du travail. Dans ces circonstances, les relations avec les parents ne sont pas nécessairement dépourvues de tensions ; ces derniers restent dans l’attente que les jeunes quittent à nouveau le domicile familial et poursuivent leur insertion sociale et professionnelle.

La famille et les différentes formes de capital qu’elle produit ont un rôle important dans le processus d’insertion professionnelle des jeunes et leur poids n’est pas le même dans des groupes de jeunes ayant des niveaux de scolarité différents. Les modalités de soutien parental analysées et présentées révèlent quelques éléments significatifs.

Tout d’abord, nous constatons que l’encouragement et les soutiens concrets pour favoriser l’acquisition du capital humain peuvent être influencés de manière positive ou négative non seulement par les expériences scolaires des parents (leur propre niveau de scolarité, leur attitude face à l’école, leur rapport au diplôme), mais aussi par la qualité de la relation entre les jeunes et leurs parents et l’expérience scolaire des jeunes. Même s’il existe des liens significatifs entre le niveau de scolarité et le degré d’implication des parents et le succès scolaire des jeunes, d’autres facteurs interviennent, se superposent et s’enchevêtrent pour rendre l’acquisition du capital humain une mécanique plus ou moins réussie. Le rôle parental dans l’acquisition du capital humain ne saurait en ce sens se réduire à un transfert de connaissances et de ressources, mais s’inscrit dans un processus de socialisation plus large qui concerne autant les parents que les enfants.

En deuxième lieu, nos résultats montrent des différences significatives sur le plan du soutien parental entre les jeunes diplômés et les jeunes non diplômés. Ainsi, le soutien financier concret de la part des parents est quasi absent chez les non-diplômés tandis qu’il se retrouve fortement mobilisé chez les jeunes diplômés. L’aide patrimoniale sous forme de cohabitation est assez généralisée, mais elle est davantage utilisée par les non-diplômés pour soutenir leur insertion et par les diplômés du secondaire pour poursuivre leurs études. Toutefois le partage du logement constitue une stratégie dont les jeunes doivent généralement anticiper la fin parce que les ententes de cohabitation sont balisées par des attentes parentales. Pour rester à la maison, les jeunes doivent faire quelque chose d’utile (poursuite des études, retour en formation aux adultes, recherche d’emploi ou occupation d’un emploi) ou doivent montrer qu’ils sont en voie d’accéder dans les meilleurs délais à leur indépendance financière en vue de prendre leur congé du domicile familial.

En troisième lieu, et c’est le constat qui nous semble le plus important, nos résultats nous permettent de valider l’hypothèse selon laquelle dans le cas des jeunes sans diplôme, on a affaire à la « force des liens forts » tandis que, dans le cas des jeunes diplômés, la théorie classique de Granovetter (1973) relative à la « force des liens faibles » conserve toute sa pertinence. Ces résultats, congruents avec ceux de Langlois (1977), indiquent que les différences entre les diplômés et les non-diplômés (entre des « catégories occupationnelles » différentes, dans l’enquête de Langlois) s’expliquent non pas par l’utilisation plus ou moins grande de réseaux personnels dans le processus d’insertion professionnelle mais par « des types différents de relations sociales dans les réseaux personnels » (idem, p. 220). Si l’on considère le rendement du capital social en fonction des objectifs de l’action, on est en mesure de constater que, dans les cas des jeunes sans diplôme, les liens forts sont surtout efficaces dans une perspective de préservation et de maintien de la stabilité des parcours visant à éviter une situation d’exclusion du marché du travail. Ainsi, la force des liens faibles se remarque moins du point de vue de la qualité des emplois : tout porte à croire que les types d’emploi que trouvent les jeunes non diplômés à travers les contacts de leurs parents sont déterminés par les types de milieux de travail avec lesquels les parents sont en contact. Ces milieux de travail sont situés dans le secteur des services, offrent une rémunération relativement faible et présentent peu de possibilités d’avancement professionnel. En ce sens, les liens forts de la famille serviraient davantage la reproduction sociale que le changement de situation, reproduction d’ailleurs enchâssée à partir du moment où ces jeunes s’engagent financièrement avec des emprunts ou un mode de vie familial qui les empêchera de retourner en formation. En revanche, chez les diplômés, les liens faibles sont plus efficaces sur le plan de l’acquisition de nouvelles ressources éducationnelles, financières et relationnelles, pour atteindre des statuts sociaux plus élevés.

L’intérêt de notre constat au sujet de l’importance des liens forts dans le cas des jeunes sans diplôme consiste dans l’éclairage qu’il jette sur la notion d’insertion en permettant de comprendre comment l’insertion des jeunes sans diplôme se construit par association de « faiblesses des liens forts ». En d’autres termes, la famille, comme point de départ, suscite la mobilisation d’autres points dans le réseau de sociabilité qui contribuent à la construction du processus d’insertion professionnelle des jeunes et de l’accès à l’emploi, mais sans plus. De ce point de vue, le constat général relatif au lien entre les catégories occupationnelles et le type de liens à l’intérieur des réseaux personnels dressé trente ans auparavant par Langlois (1977) garde toute son actualité. Ainsi, plus la position dans la hiérarchie des statuts d’emplois est élevées, plus les individus ont tendance à utiliser leurs « relations occupationnelles » pour se trouver des emplois et, inversement, plus cette position est faible, plus les individus utilisent leurs « relations de sociabilité » et notamment la famille pour réussir leur processus d’insertion ou de transition professionnelle.

Enfin, il faut souligner que, malgré les constats de l’hétérogénéité des parcours biographiques des jeunes et la généralisation des situations de semi-dépendance, l’origine socioprofessionnelle des parents et la mobilisation de leurs aides au moment des études et de l’insertion professionnelle marquent les trajectoires, du moins chez les jeunes Québécois qui ont fait l’objet de nos recherches. Pressions fortes et réelles, les obligations d’effectuer des choix et les injonctions du « be yourself » seraient donc ressenties et gérées différemment par les diplômés et les non-diplômés au moment de l’insertion professionnelle, non seulement parce que leurs capitaux scolaires sont différents, mais aussi parce que leurs parents leur offrent des manières différentes de le faire. Si ces soutiens ne divergent pas toujours au niveau de la forme (dans les cas de cohabitation par exemple), ils ont tendance à offrir un contenu différent du point de vue des ressources financières, ces dernières étant plus importantes dans les parcours des diplômés. Et il est loin d’être certain que « la force des liens forts » permette de compenser cette contrainte…