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L’université d’aujourd’hui intrigue les Anciens et inquiète les Modernes. Son dynamisme éclate, sans toutefois que les contemporains voient où elle s’en va. Usine à diplômes ? Auberge espagnole ouverte aux gens de tous les âges ? Succursales des grandes entreprises auxquelles elle a vendu son âme ? Institution totalement asservie aux impératifs du néo-libéralisme, ou bien trop liée au développement économique régional ? Elle qui a fait trembler les princes au cours des siècles, exerce-t-elle la fonction critique qui lui vaut sa liberté ? Est-elle encore une maison de culture, un lieu d’effervescence et de création ? Ceux et celles qui ont vécu l’essor des sciences sociales, qui ont été formés aux valeurs humanistes traditionnelles, ont-ils raison de suspecter que « le positionnement des savoirs » ait réduit les sciences humaines à une fonction tout au plus décorative dans l’université d’aujourd’hui ?
Tous ces questionnements et bien d’autres illustrent les sujets – souvent brûlants – qu’aborde Pierre Lucier dans ce livre. Aucune rudesse dans son propos toutefois ; le ton est à l’analyse fine, à la nuance, à la mise en place d’un document qui, in se, pourrait tenir lieu d’une vaste Commission d’études sur l’université.
Après avoir tracé avec soin les traits de l’université québécoise, en s’arrêtant notamment à son statut de service public (1re partie), l’auteur consacre les pages les plus lumineuses de son essai à la mission de l’université et à ce qu’il appelle « son déploiement » (2e partie) : s’appuyant sur la mission essentiellement éducative de l’université et sur sa fonction critique, il analyse avec acuité la situation actuelle de nos institutions et s’interroge sur leurs succès et leurs dérives, ce qu’il fait avec autant de sérénité que de sévérité. La 3e partie, qui porte sur « les contextes et les environnements » de l’université, aborde des thèmes comme l’évaluation de la qualité et l’imputabilité des universités, et le rôle des pouvoirs publics à l’égard de celles-ci. Le lecteur sera particulièrement intéressé par le contenu des chapitres traitant des enjeux de la mondialisation et de l’internationalisation des savoirs sur l’université.
Un livre bien écrit, à la démarche limpide et à la structure on ne peut plus rationnelle : il faut lire les premiers paragraphes de chacun des chapitres pour se rendre compte de la clarté du discours à venir et de la rigueur du raisonnement de l’auteur. Un livre bien écrit, disais-je, une réflexion exceptionnelle et, plus encore, un exercice de discernement que devraient partager tous les professeurs et les administrateurs de l’enseignement dit supérieur, ainsi que les membres de leurs conseils d’administration. Sans doute aussi les étudiants, puisqu’ils sont au coeur de la mission universitaire : ils y trouveront une profonde matière à réflexion.
Soit dit en passant, on pourrait souhaiter également que les médias utilisent les propos de Pierre Lucier pour commenter les débats qui ont cours sur l’éducation au Québec ; ils y cueilleraient des pistes de choix pour démystifier l’université et familiariser le public avec le monde universitaire. J’ai à l’esprit, par exemple, les définitions que l’auteur donne de la culture dans le chapitre qu’il consacre à « L’université, maison de culture et de création » (p. 85-100). Cette réflexion, il la poursuivra, au chapitre suivant, « L’université et la formation professionnelle » (p. 101-106), qu’il conclura par un développement aussi surprenant qu’original sur « la technologie comme espace culturel ».
Dans la même veine, qui s’intéresse aux débats touchant le monde universitaire lirait avec profit les pages nombreuses que l’auteur consacre « à l’exercice d’une saine fonction critique » dans l’université : un thème encombrant dont on parle peu, dans la vie courante.
En somme, il s’agit ici des observations percutantes et nuancées d’un intellectuel racé, d’un brillant professeur que les circonstances ont projeté vers des charges publiques d’envergure : sous-ministre au moment des grandes réflexions sur la culture et l’éducation du temps du ministre Camille Laurin, président du Conseil des universités, président du Conseil supérieur de l’éducation, président de l’Université du Québec, sous-ministre de l’Enseignement supérieur et de la Science, cet intellectuel doublé d’un homme d’action s’est trouvé au coeur de tout ce qui s’est fait et discuté depuis trente ans dans le monde de l’éducation, ici et ailleurs. Il est présentement, à l’INRS, titulaire de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture.
Pour bien saisir l’esprit de cet essai, il vaut la peine de citer quelques phrases de l’avant-propos, dans lequel Pierre Lucier écrit ceci : « Le propos n’est donc pas purement scientifique ou « académique », pas plus qu’il n’est vraiment administratif. C’est plutôt celui d’un administrateur désireux d’expliciter le sens de son action et convaincu que la première tâche de gestion est de formuler et de proposer la direction de l’entreprise commune, les visées et les valeurs susceptibles d’éclairer et d’orienter l’action et la décision. Se tisse ainsi la trame politique, au sens le plus fondamental du terme, d’une vision et de perspectives dont le signataire ose espérer qu’elles puissent encore contribuer à inspirer la suite des choses ».
À l’heure où l’on tend à confier les rênes de l’université à des esprits brillants que l’on transforme en collecteurs de fonds et en lobbyistes, les propos de Pierre Lucier sont rafraîchissants. On se prend à souhaiter qu’ils soient surtout inspirants.