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Mordecai Richler est un grand romancier, mais aussi un polémiste drôle, à la plume redoutable. Il s’est moqué abondamment des siens (les Juifs de Montréal), des Canadiens français, des nationalistes québécois, mais aussi des Canadiens, ses compatriotes qu’il a observés à distance depuis Paris au temps de sa jeunesse ou depuis Londres dans les années de maturité. Il porte un regard sarcastique, mais le plus souvent amusé, sur les réalités et travers d’ici dans ses essais, parallèlement à ses romans. Nadine Bismuth a rassemblé quinze essais de Richler écrits entre 1969 et 1998, fort bien traduits par Dominique Fortier qui respecte le génie de la langue de l’auteur montréalais. Elle nous épargne ainsi les « Maurice La fusée Richard » et « rue principale » (pour désigner La Main de Montréal !) qui déparent les traductions en français des romans de l’auteur, ce qui n’a pas aidé à le faire apprécier des lecteurs québécois de langue française.

En sera-t-il différemment cette fois pour les essais ? On se rappellera que son Oh Canada, Oh Québec ! Requiempour un pays divisé avait été assez mal accueilli en terre québécoise. Je me souviens d’avoir eu l’impression à l’époque, en refermant le livre, que ce dernier en disait plus long sur l’auteur lui-même que sur le Québec français et ses lois linguistiques qu’il vilipendait de sa plume acerbe. Ce recueil d’essais ne risque pas cette fois de déplaire aux Québécois francophones justement parce qu’il est peu question d’eux, si ce n’est indirectement. En fait, Richler parle beaucoup de lui dans ses essais, de lui comme écrivain montréalais, de lui comme écrivain à Paris, Londres ou en Estrie au Québec, mais il reste allusif sur le Québec français, personnage secondaire de cet ouvrage. Par contre, on en apprend beaucoup sur le Montréal anglophone d’avant la Révolution tranquille, sur son père et sa famille, sur son éducation religieuse, sur la rue Saint-Urbain (Montréal). « C’est mon époque, mon lieu, et je me suis donné pour mission de les représenter comme il se doit. »

Richler pourfend la bêtise, a-t-on souvent entendu à son propos. Ces essais en donneront de nouvelles preuves aux lecteurs francophones. Son texte « Expo 67 » jette un regard critique sur le nouveau patriotisme de l’État canadien fêtant son centenaire. « Il en restera vraisemblablement de quoi composer une comédie musicale aux accents nostalgiques, non pas le mythe à partir duquel se forge une nation. À moins que cette dernière ne soit un Disneyland de bon goût » (p. 62). Les sociologues et les critiques littéraires en prennent pour leur rhume. Ainsi, Richler analyse-t-il avec humour les résultats d’une enquête sociologique sur la sexualité. « On nous dit que la création du questionnaire de trente-huit pages dont se sont servis les bons docteurs a nécessité deux ans, ce qui, au fait, nous en apprend plus que nous aurions désiré sur le rythme de travail des sociologues bénéficiant de l’appui de fondations, si on le compare à celui du romancier du secteur privé, lequel est toujours le seul employé de sa boutique » (p. 195). Le texte « La tournée des universités » est une critique acerbe des programmes de création littéraire et des départements de littérature. « En règle générale, le vrai danger des cours de création littéraire en tant que cours comptant pour l’obtention d’un diplôme, c’est que des étudiants qui aiment écrire mais qui sont dénués de talent y sont encouragés par des écrivains manqués, chacun nourrissant le fantasme de l’autre. »

Le romancier a reçu un jour une invitation d’une université australienne qui lui proposait d’être écrivain en résidence pendant un an, maladroitement adressée à madame Richler. « Je leur ai répondu que je ne pouvais malheureusement pas accepter leur aimable invitation », répond, sarcastique, le romancier, « parce que je n’avais rien à me mettre sur le dos ! » Le livre fourmille d’anecdotes du genre. Il faut lire sa description hilarante de la réception qui a suivi l’attribution du prix du gouverneur général, reçu en même temps que Fernand Dumont et Marie-Claire Blais – mais aussi en même temps que Hubert Aquin et Leonard Cohen qui l’avaient tous deux refusé – au cours de laquelle le gouverneur, Roland Michener, s’était adressé à lui en français pour lui demander s’il était canadien. « Est-il possible, songeai-je, stupéfait, que le gouverneur général soit secrètement séparatiste ? Si ce n’était pas le cas, pourquoi, quand j’ai répondu par l’affirmative à sa question, a-t-il supposé que j’étais nécessairement francophone ? On croit rêver. »

Mordecai Richler, écrivain québécois ? se demande-t-on parfois. Oui, si l’on se fie aux critères mis de l’avant pour en être par Dominique Garand, qui ne sont cependant pas mutuellement exclusifs, soit 1) le lieu de naissance, 2) la langue française, 3) la citoyenneté, 4) l’identification institutionnelle, et 5) l’inscription dans la tradition culturelle du Québec. Garand précise : « De ce point de vue, non seulement Mordecai Richler serait-il reconnu d’emblée comme écrivain québécois, mais aussi Sholem Shtern (citoyen québécois de 1927 à sa mort en 1991), auteur d’une oeuvre en yiddish et en hébreu […]. Sherry Simon semble dire que cette diversité linguistique ne pose pas problème, qu’elle pourrait même devenir la spécificité, l’originalité de la littérature québécoise » (D. Garand, Accès d’origine, 2004, p. 430). Nul doute que l’auteur du roman Le monde de Barney (1999) correspond à plusieurs des critères proposés par Garand.

L’histoire littéraire retiendra le nom de Mordecai Richler comme écrivain canadien, certes, mais aussi comme écrivain québécois pour plusieurs raisons identifiées plus haut, même si celui-ci ne revendiquait pas lui-même ce statut. Tout comme Richler avait été surpris de s’entendre répondre (en français) « oui » à la question du gouverneur Michener, ne serait-il pas étonné d’être maintenant élevé par Boréal et les critiques au panthéon de la littérature québécoise ? Peut-être pas, après tout, lui qui était si attaché à Montréal.