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Comment peut-on être embarrassé par les langues ? Il suffit de considérer le paysage linguistique du Canada, du Québec ou d’ailleurs pour que la question devienne, à chaque instant, centrale. Comment remédier aux embarras ? Quand toute prise de parole devient problématique, il faut essayer de transformer cet embarras en solution. C’est l’objet même d’une politique linguistique : faire en sorte qu’une société « trouve en elle-même les moyens de faire vivre en harmonie toutes les communautés linguistiques ». C’est essentiellement l’expérience québécoise qui est ici expliquée, en un livre enthousiasmant et rare, parce que rédigé par l’un des principaux acteurs de la politique linguistique au Québec depuis 40 ans.
Jean-Claude Corbeil y retrace en une remarquable somme la suite d’événements qui ont forgé le paysage linguistique du Québec d’aujourd’hui. Tocqueville écrit en 1831 : « Les Anglais et les Français se fondent si peu que les seconds gardent exclusivement le nom de Canadiens, les autres continuent de s’appeler Anglais ». Séparation atavique qui conduira les Canadiens français à réclamer sans relâche que soit précisé le statut de leur langue dans la colonie britannique. De ce point de vue, la création de la Confédération canadienne, en 1867, même si elle repose sur la proclamation de l’égalité des deux peuples fondateurs, reste une illusion. Il faut voir les francophones prendre progressivement conscience de leur degré d’assujettissement. Une enquête de 1959 montre que la majorité des enfants francophones ne dépasse pas l’école élémentaire. Une autre enquête de la fin des années 1960 révèle que les francophones viennent à la 12e place dans l’échelle sociale, devant les Italiens et les Amérindiens. Coup de tonnerre. La scolarisation sera l’un des thèmes de la Révolution tranquille qui traverse les années 1960. De même que celui du français langue d’usage et langue de travail. Sous la pression d’intellectuels, l’Office de la langue française est créé en 1961 pour élaborer les premières mesures de préservation du français. Il faut imaginer le paysage linguistique du Québec d’alors, sans aucun modèle auquel se référer. Il fallait tout inventer. Se succèdent ainsi plusieurs batailles pour faire du français, d’abord la langue commune des Québécois. Puis celle du travail, ce qui n’était pas gagné d’avance en raison des rapports de pouvoir au sein des entreprises, majoritairement aux mains des anglophones.
Curieusement, le feu prend ailleurs. En 1968, à Saint-Léonard, ville de la banlieue de Montréal. Parents et autorités s’affrontent au sein d’une commission scolaire à propos de la langue d’enseignement. Fait surprenant, cette querelle éclate entre Québécois et Italiens immigrés, qui réclament le droit de faire instruire leurs enfants en anglais. Plusieurs émeutes ont lieu, dispersées par la police. Le gouvernement qui succédera à cette crise engagera l’Office de la langue française à s’occuper en priorité de la langue de travail et de la publicité. L’opinion étant en alerte, les politiques se trouvent conduites à inscrire la question du français dans leurs programmes électoraux. Exercice délicat, car les politiciens s’adressaient à des électeurs francophones et anglophones ! En fait, la voie est ouverte pour le vote d’une loi : c’est la Charte de la langue française (dite Loi 101), adoptée en 1977. L’article 1 stipule que « le français est la langue officielle du Québec », fondant le projet d’une société québécoise de langue française. Plusieurs questions prennent de l’ampleur au fil des années, comme celle de l’affichage bilingue ou de la langue de travail dans certains secteurs. Ainsi paraît en 1979 le rapport de la commission d’enquête sur les communications aériennes. Le français y est déclaré « sécuritaire ».
Sur le plan plus proprement politique, les référendums sur la souveraineté du Québec resurgissent au détour des décennies 1980 et 1995. Malgré les échecs, la dynamique engagée change peu à peu le visage linguistique et identitaire du Québec. C’est ce que l’on découvre en détail dans ce livre très pédagogique, le premier à couvrir toute l’histoire linguistique du français au Québec. L’étincelle du livre a été une remarque faite à Jean-Claude Corbeil par une étudiante qui lui reprochait de n’avoir pas laissé d’ouvrage élaboré sur la politique linguistique du Québec, à laquelle il avait pleinement participé comme spécialiste des langues et responsable linguistique. Le livre est désormais là, magistral. Une surprise cependant : la bibliographie ne cite pas l’article de Jean-Claude Corbeil « Éléments d’une théorie de l’aménagement linguistique », paru dans le numéro 5 de la Banque des mots en 1973. On n’imagine pas la répercussion qu’a pu avoir en France la notion d’« aménagement linguistique » que Jean-Claude Corbeil a été l’un des premiers à théoriser à partir de 1972 comme directeur de l’Office de la langue française.
Le Québec, immense laboratoire de linguistique appliquée, a été novateur de bout en bout. Il a dû inventer pour préserver son identité, sa culture et sa langue. Jusqu’à la cohérence scientifique de ses interventions, dont porte témoignage la Politique de l’emprunt linguistique adoptée par l’Office québécois de la langue française le 14 septembre 2007. Il y a dans ce recueil quarante années d’aménagement terminologique du Québec. Nous aurions tort, nous Français, de ne pas nous en inspirer. Car vue de France, l’expérience québécoise ne cesse d’être une révélation. Le Québec a été un précurseur pour bien des questions qui ont émergé ces dernières années de ce côté-ci de l’Atlantique, comme celle de la néologie scientifique et technique, de la féminisation des titres et noms de profession, ou celle de l’exigence non négociable de la présence du français dans l’informatique (années 1980-1990).
Pour la France, l’histoire de la langue française au Québec doit servir de boussole et de guide. L’un des chapitres est intitulé : « Comment orienter l’usage d’une langue ? » Saura-t-on, ici et ailleurs, tirer toutes les leçons de l’aventure de la langue française au Québec ?