Article body
Pendant une décennie, dans la foulée du syndicalisme étudiant, des luttes ouvrières et du militantisme nationaliste radical des années 1960, divers groupuscules se réclamant du maoïsme et de la « science » du marxisme-léninisme se disputeront l’allégeance d’un noyau composé de quelques centaines de prétendants au titre de révolutionnaires professionnels. Leur pourcentage de voix, pour celles qui se présenteront aux élections provinciales, se calculera en dixièmes de point ; elles se disputeront néanmoins les faveurs d’une « périphérie » de quelques milliers de sympathisants ou de « camarades » pompeusement transformés en masses prolétaires opprimées. Trois de ces organisations surtout, le Parti communiste canadien (marxiste-léniniste), En Lutte et la Ligue communiste (marxiste-communiste) du Canada, qui deviendra ensuite le Parti communiste ouvrier (PCO), prétendront chacune énoncer « la ligne juste » et revendiqueront le statut exclusif de parti dirigeant appelé à conduire en sol canadien la Révolution communiste à grand renfort « d’agit-prop ». Retenant pour objet les deux dernières formations, hégémoniques sur la scène de l’extrême-gauche au Québec, Jean-Philippe Warren, titulaire de la Chaire d’études sur le Québec à l’Université Concordia, retrace l’épopée du « Québec rouge » en se replongeant dans les archives disponibles ; en puisant dans les entrevues dispersées dans quelques mémoires ou thèses – en particulier les quinze entrevues rassemblées dans la thèse de doctorat en anthropologie de Diane Lessard (Université de Montréal, 1990) sur le militantisme marxiste au féminin ou celles menées par Jean-Marc Piotte (La communauté perdue (1987) – et en poursuivant la réflexion amorcée brièvement dans de rares analyses, telles celles de Lucille Beaudry, de Robert Comeau, de Gordon Lefebvre ou de Pierre Milot.
Le premier chapitre s’attache à comprendre la montée de fièvre du radicalisme gauchiste face à un État butant sur l’obstacle du « système électoraliste capitaliste » et ce, sur fond d’inégalités sociales criantes, de chômage endémique et de salaires anémiques. L’espoir de transformation déçu des couches les plus militantes du mouvement nationaliste pousse vers la rupture. La contestation gonfle pour annoncer, cette fois, une révolution communiste pure et dure en faveur du prolétariat opprimé. Le deuxième chapitre retrace le cheminement laborieux des multiples groupes maoïstes pour construire l’instrument de cette révolution, soit le Parti dirigeant de la classe ouvrière, un parti capable d’entraîner « les masses » vers la réalisation du paradis socialiste sur terre. Ce qui ressort, c’est surtout la compétition idéologique entre En Lutte et le Parti communiste ouvrier (PCO), qui communiquent par anathèmes. L’essentiel de leur action se résume à dénoncer publiquement leurs adversaires internes dans le camp marxiste-léniniste, à signaler les déviations des « traîtres » trotskistes, des « corporatistes » syndicalistes ou des féministes « petites-bourgeoises » qui rechignent à leur férule. Le troisième chapitre dépeint la vie militante de ceux et celles qui engouffrèrent des années dans des discussions sans fin autour de la supériorité respective du modèle albanais ou du modèle chinois pour parvenir au but politique recherché, et des modalités d’adaptation desdits modèles à la réalité québécoise et (ou) canadienne, la frontière restant lourde d’ambivalence. Le paradoxe qui crève les yeux est celui de l’oblation du libre-arbitre de centaines d’agitateurs professionnels à leurs dirigeants au nom d’une soi-disant théorie scientifique édictée d’en haut avec une poigne dictatoriale excluant tout sens critique. Il fallait réaliser l’unité de fer du prolétariat, ce qui réduisait l’individu mobilisé à l’insignifiance. Enfin, le quatrième chapitre suit l’effondrement du mouvement au début des années 1980, la chute brutale d’organisations grugées par la révolte féministe et par le doute, délaissées en masse par des militants soudains ramenés au réel par l’effondrement du socialisme à l’Est, les ratés du maoïsme dans la Chine d’après Mao ou, comble d’horreur, la révélation des massacres dans le Cambodge de Pol-Pot.
En conclusion, l’auteur retient quatre facteurs pour expliquer l’émergence d’un mouvement radical qui l’impressionne manifestement par la générosité de ses idéaux et qu’il entend raviver à la mémoire des générations montantes autrement que comme une « parenthèse stérile ». L’épisode historique est d’abord situé en continuité avec la culture catholique antérieure, tout aussi totalisante. Les « bérets rouges » de la révolution marqueraient le simple transfert d’allégeance d’une religion à une autre. Vient ensuite l’anomie des lendemains peu glorieux de la Révolution tranquille. Le troisième facteur renvoie à la violence des bouleversements institutionnels entraînés par une industrialisation et une urbanisation en accéléré. Enfin, la perte des anciens repères idéologiques expliquerait que la foi dans le communisme ait gagné une jeunesse nouvellement scolarisée, séduite par le « donquichottisme » de la lutte pour une société meilleure, pardon, pour une société juste.
On saura gré à Jean-Philippe Warren d’avoir déterré de l’oubli cet épisode plus souvent gommé de l’histoire d’une fraction considérable de la génération des baby-boomers. Cependant, l’étude isolée des groupes marxistes-léninistes au Québec entre 1972 et 1983, si bien menée soit-elle, ne permet pas de dépasser le sentiment d’étrangeté qui positionne la lectrice en non-Persane face à des m.-l. québécois qui figurent dans le rôle des Persans de Montesquieu. L’historien aurait pu préciser les contours du contexte historique général. Par exemple, l’obsession de la globalisation était loin d’être exclusive à la direction d’En Lutte ou du PCO. C’est ainsi que l’Organisme de planification et de développement du Québec (OPDQ), fort de sa compétence en ingénierie sociale, avait entrepris de modéliser des centaines d’indicateurs socioéconomiques du développement pour systématiser ses interventions. Ailleurs à l’université, partisans de Marx, de Gurvitch ou de Parsons rivalisaient d’éloquence pour asseoir la prédominance de telle « grande théorie » face à telle autre. La raison scientifique se conjuguait résolument au singulier et nullement dans les termes pluralistes qui nous sont devenus familiers avec la fragmentation contemporaine des cadres d’interprétation de la modernité.
Il faudra surtout que d’autres études suivent celle-ci pour nous dire si ces femmes et ces hommes qui « voulaient changer le monde » ont laissé autre chose que des mots en héritage. Puisque leurs organisations ont contrôlé des cliniques, des garderies, plusieurs syndicats, des écoles, des commerces (librairies ou imprimeries), et même quelques départements universitaires, leur action a-t-elle exercé un impact sur les modes de gestion ou la culture organisationnelle de ces unités ? Le bilan du militantisme marxiste-léniniste au Québec qu’amorce Jean-Philippe Warren représente un premier volet d’une histoire à creuser, celle du passage du dogmatisme religieux ou scientifique des générations antérieures au cheminement plus ouvert de la construction des modalités du vivre-ensemble dans le Québec contemporain. L’auteur a comblé un vide en produisant cet ouvrage magnifiquement illustré et impeccable de facture. Mais le mystère reste entier.