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La place des personnes vivant avec des limitations fonctionnelles au sein de la société est encore aujourd’hui l’objet de profondes et émotives remises en question, tant sur le plan personnel que sociétal. La surdité, plus spécifiquement, est source d’une polarisation entre deux visions qui s’opposent depuis très longtemps, soit d’une part les oralistes, partisans de la nécessité de donner à la personne sourde l’accès au langage oral afin de soutenir sa participation au sein de la société majoritairement entendante, et, d’autre part, les Sourds, défenseurs de la communication gestuelle et du besoin intrinsèque à chaque individu de s’identifier à une communauté qui lui est propre. Or, la recherche en santé poursuit depuis toujours un même but ultime : mettre un terme aux maladies qui affectent l’être humain. Les programmes de vaccination, les médications, les techniques chirurgicales, les prothèses auditives et autres aides de suppléance s’inscrivent dans cette démarche d’atténuer, voire d’éliminer, les potentielles situations de handicap liées à la surdité et, partant, favoriser la participation au sein de la société entendante. Cette vision se retrouve ainsi en opposition directe avec celle de la communauté Sourde. Plus, au cours des dernières années, la diffusion des implants cochléaires a attisé le débat. Suivant ce mouvement, Marguerite Blais propose une réflexion sur l’identité de la personne sourde contemporaine au centre de cette dualité.
Inspirée de modèles théoriques, Blais dégage trois dynamiques de parcours de vie selon le niveau d’intégration au sein de la société entendante d’un groupe restreint de personnes sourdes hautement scolarisées : l’absence d’appartenance à l’une ou l’autre communauté (l’entre-deux), la mouvance entre les deux communautés (l’oscillation culturelle) et l’appartenance entière à la communauté Sourde (l’intégration en tant que Sourd). Ce constat remet en question la structure actuelle, du parent au milieu de travail en passant par le réseau de l’éducation, qui, selon l’auteure, vise l’intégration de la personne sourde à la communauté entendante. Elle propose en alternative une perspective de la surdité dégagée du concept de la déficience organique dont l’essence est d’abord linguistique, puis culturelle, d’où émerge une communauté de Signeurs, comparable à toute autre communauté basée sur la langue, qu’elle soit française, anglaise, allemande ou espagnole. De ce point de vue, les personnes sourdes ne sont plus des personnes « handicapées » mais des personnes parlant une autre langue, partageant une autre culture parmi la mosaïque multiculturelle de nos sociétés contemporaines.
Le concept de la communauté de Signeurs constitue l’originalité principale de l’essai et il propose une terminologie qui définit la surdité en dehors du cadre traditionnel de la déficience physique, précisant cette perspective depuis longtemps défendue par les membres de la communauté Sourde. En ce sens, il éclaircit les requêtes sociétales de la communauté Sourde au regard d’une reconnaissance officielle de la langue signée et, partant, de la culture Sourde. Alors que les propos de l’auteure trouvent écho au sein de la communauté, la lecture de l’essai sous un angle scientifique soulève par contre des réserves quant à la rigueur de l’ouvrage. De fait, malgré l’effort d’objectivité souligné par l’auteure (p. 96), le lecteur est fréquemment confronté à un biais favorable envers la communauté Sourde. Le chapitre cernant la réalité des personnes sourdes (p. 73) est, entre autres, assez éloquent à cet égard ; en aucun cas on y aborde explicitement les limites fonctionnelles imposées par la surdité. Or, un a priori neutre est essentiel pour poser un regard critique. L’inconfort du lecteur est augmenté par la sélection non justifiée des modèles théoriques retenus et l’absence d’analyse critique de ces modèles, par la sélection selon un échantillonnage de convenance des quelques personnes interviewées, et par les nombreuses références littéraires qui sont soit issues d’auteurs pro-sourd, soit de sources non scientifiques (p. ex. article du Devoir). Plus, le lecteur est confronté à plusieurs inexactitudes telles qu’une confusion entre handicap et déficience (pp. 18, 67, 124 et autres), la présentation du PPH comme une « production du processus du handicap » au lieu d’un « processus de production du handicap » (p. 24), l’utilisation du terme « privatisation » au lieu de « privation » (p. 25), ou la référence à une nomenclature du degré de surdité non conforme à la pratique clinique (p. 88). En bout de ligne, le cumul de ces réserves entache la rigueur du travail et mine la crédibilité de l’analyse.
En somme, l’essai de Blais permet de faire progresser la réflexion sur l’identité de la personne sourde, mais surtout selon une perspective issue de la communauté Sourde. Or, un positionnement plus distant aurait été souhaitable et, surtout, plus actuel. Cette réflexion identitaire ne peut ignorer en effet la pression qui s’exerce sur la communauté Sourde par les personnes qui, grâce à l’implant cochléaire qu’elles ont reçu en bas âge, sont fonctionnelles au sein de la communauté entendante mais restent fondamentalement des personnes sourdes qui, malgré la fermeture de la communauté Sourde, cherchent et réussissent à s’y intégrer et, à terme, formeront une relève qui entraînera non pas une disparition, mais une mutation profonde de cette communauté et, partant, une évolution, voire une révolution, du processus identitaire.