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À elle seule, la publication de ce livre est une belle leçon de persévérance. Continuer de livrer, à l’âge de 90 ans, des écrits instructifs et, parfois, franchement divertissants, c’est bien servir ses lecteurs. Marcel Trudel est un de ces historiens d’exception qui, comme Benjamin Sulte ou Lionel Groulx à une autre époque, profitaient de la retraite institutionnelle pour continuer de diffuser leur savoir. Comme avec les deux tomes précédents de Mythes et réalités…, le public visé par Trudel est celui des amateurs d’histoire. En effet, les spécialistes et les étudiants universitaires ne trouveront ici aucune interprétation neuve, et très peu de références pour leurs recherches. Tels qu’ils prennent forme dans ce livre, les « mythes » du titre correspondent d’ailleurs à la définition banale du terme (une vision déformée ou légendaire de l’histoire) et non à un concept de philosophie, d’anthropologie ou de narratologie.
L’ouvrage comprend treize chapitres que je classerai sommairement en deux catégories. Un premier groupe comprend huit textes plutôt descriptifs. Les morceaux les plus substantiels traitent du Régime français et de la transition au Régime anglais, périodes dont Marcel Trudel a fait sa spécialité. Avec « Nulle terre sans seigneur », l’auteur explique les principaux rouages du système seigneurial. Dans « La livre française, la livre anglaise et la monnaie de carte », il brosse à grands traits le système monétaire colonial. Le texte intitulé « La première expérience de bilinguisme » porte sur « la rencontre de la langue française et des langues amérindiennes ». Dans « Ce Québec aux frontières mouvantes », Trudel montre que les limites territoriales de la province, fixées pour la première fois par la couronne anglaise en 1763, n’ont cessé de se transformer jusqu’en 1927. Quelques écrits plus légers, relevant davantage du journalisme rétrospectif que de l’histoire, traitent d’alimentation (« Dans l’assiette de 1749 »), de comparaisons culturelles entres Autochtones et colons français (« Le petit jeu des divergences ») ou de l’arrivée de la vapeur dans les transports au Bas-Canada (« De quoi s’émerveiller en ce début du XIXe siècle »). Trudel conclut son livre avec un texte combinant l’ironie et la nostalgie sur les outils manuels de l’historien (« Une carrière d’écriture : de l’ardoise à l’ordinateur »).
Dans cinq écrits plus polémiques, Marcel Trudel rappelle la nécessité de désidéologiser l’histoire, une position qu’il a constamment défendue durant sa carrière. Au Québec, cela devrait se traduire par la critique des effets du « nationalisme extrémiste » (p. 21) qui grèverait notamment les manuels scolaires (« Toujours les deux solitudes ») et empêcherait d’admettre la lucidité d’un célèbre gouverneur sur la pauvreté culturelle des Bas-Canadiens (« ”Un peuple sans histoire et sans littérature“. Pourquoi Durham avait raison »). Elle permettrait de déceler un esprit voltairien presque frauduleusement dissimulé dans l’oeuvre de François-Xavier Garneau (« À la mode de Voltaire : notre “historien national” Garneau »). Elle impliquerait symétriquement le rejet de certaines prétentions des Autochtones sur le territoire québécois (« L’histoire falsifiée : les revendications des Mohawks »). Pourtant, les démonstrations de Trudel ne sont pas moins grevées par l’idéologie. Par exemple, dans « Dollard des Ormeaux et le combat du Long [sic] : entre épopée religieuse et histoire », il reproduit à son propre insu une des articulations centrales du mythe qu’il dénonce. Lorsqu’il décrit la bataille du Long-Sault survenue en 1660, il omet l’initiative des 40 Hurons de Québec en compagnie desquels se trouvaient Dollard et ses 16 compagnons. Les sources sur lesquelles il s’appuie sont pourtant très explicites à ce sujet. Trudel penche ensuite pour l’interprétation voulant que la trahison des Hurons ait provoqué la défaite de Dollard (p. 143), une idée imposée par le sulpicien Dollier de Casson dès 1673 et qui a été, elle aussi, un des fondements du mythe. Au fond, Trudel se sert de Dollard pour en découdre avec la pensée de l’abbé Groulx, pour qui le héros incarnait l’esprit du sacrifice national à inculquer aux jeunes. Il n’est pas le premier à user de ce procédé puisque l’ethnologue Marius Barbeau, le journaliste Lucien Parizeau et l’écrivain Jacques Ferron l’ont précédé dans cette voie au cours des années 1940 et 1950.
Ce livre fait écho à une vie d’étude qui a contesté le tableau idyllique de la Nouvelle-France brossé par le courant clérical et le catastrophisme associé à la Conquête par les néo-nationalistes. Marcel Trudel aura atteint son objectif s’il a voulu rappeler que les idéologies, ou simplement la distance, déforment notre perception du passé.