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Le livre de Baudelot et Establet s’inscrit dans la tradition durkheimienne d’analyse statistique du suicide. S’ils empruntent leurs méthodes au maître, les sociologues français contestent une grande partie des résultats de ses recherches. L’ouvrage débute avec une critique radicale de l’affirmation de Durkheim voulant que la misère protège du suicide, lui donnant une place qu’elle n’a pas dans l’oeuvre de Durkheim. Le ton est donné, c’est dans le champ économique que les auteurs trouveront l’essentiel de leurs explications et ils font peu de cas de la famille ou de la religion. En fait, ils en discutent brièvement dans deux chapitres, utilisant des chiffres internationaux, et ils n’y reviennent qu’en conclusion pour reconduire celle de Durkheim… D’entrée de jeu, les auteurs affichent leurs couleurs. Ils n’ont pas le projet d’expliquer le suicide au plan individuel. Une de leurs sections s’intitule « Ce n’est pas la société qui éclaire le suicide, c’est le suicide qui éclaire la société ». Signe des temps, l’horizon spatial de leur analyse n’est plus l’Europe comme dans les études de Durkheim ou Halbwachs mais le monde entier, enfin la partie pour laquelle ils disposent de statistiques.
Même s’ils reprennent la théorie de l’intégration sociale de Durkheim, leur approche les amène à distinguer des dynamiques sociales différentes selon les sociétés qu’ils examinent. Ils rejettent tout particulièrement la typologie du suicide de Durkheim, « ce chapitre chimérique sur les formes prises par les suicides selon qu’ils soient 'déterminés' par l’anomie, l’altruisme ou l’égoïsme » (p. 246). Ils reprochent à Durkheim son sociologisme, sa prétention à tout expliquer. D’ailleurs, contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne dialoguent guère avec les psychologues, leur reconnaissant plutôt la capacité de donner sens à l’acte commis par les personnes suicidées. Ils puisent toutefois abondamment chez les anthropologues pour mieux comprendre les cultures non occidentales, asiatiques notamment.
Suicide, l’envers de notre monde est divisé en neuf chapitres. Le premier pose la perspective des auteurs. Les trois suivants traitent du suicide dans une perspective historique. Deux chapitres sont consacrés à l’étude de l’effet de la classe sociale. Les deux derniers portent sur la situation particulière des jeunes et des femmes respectivement. Un chapitre est consacré à la situation exceptionnelle de la Russie depuis l’acceptation du suicide au début de l’ère communiste jusqu’à son rejet honteux à l’époque stalinienne. La chute du régime soviétique reçoit une attention particulière, le suicide faisant cortège aux profonds bouleversements sociaux, un symptôme parmi d’autres, l’alcoolisme et la violence notamment. Nous n’en parlerons pas davantage.
D’emblée, les auteurs s’engagent dans la démonstration de ce qui constitue l’idée force de leur ouvrage : le suicide, plus précisément la variation des taux de suicide, répond aux inflexions économiques. Toutefois, malgré la démonstration convaincante du lien entre la pauvreté et le suicide dans les pays riches, les auteurs montrent tout aussi bien que les pays les plus pauvres sont ceux où l’on se tue le moins, sauf pour les pays de l’ex-bloc soviétique. Le lien entre richesse, pauvreté et suicide est donc fort complexe et ils présentent leur approche comme pouvant en dénouer le lacis, une démarche historique qui n’a rien de linéaire et s’étend sur tous les continents.
Baudelot et Establet commencent leur analyse historique par deux pays entrés depuis peu dans le monde industriel, la Chine et l’Inde. Ils esquissent le parallèle entre ces derniers-nés de la civilisation industrielle et les pays européens au moment où la hausse fulgurante de leurs taux de suicide désolait Durkheim. Comme eux, le décollage de leur économie a entraîné celle de leurs taux de suicide. Malgré que manquent les séries statistiques longues pour en faire l’étude, les auteurs voient en Chine la même tendance qu’en Inde où les statistiques sont plus fiables. En effet, l’Inde contemporaine est marquée par un accroissement rapide des taux de suicide dans les villes les plus développées et ce, plus particulièrement chez les gens les plus instruits. « En s’individualisant, [les gens instruits] deviennent aussi plus vulnérables. L’éducation est à la fois une cause et un effet de l’individualisme » (p. 47). La poursuite du développement industriel et l’individualisme qui en découle devraient avoir comme conséquences une hausse continue du taux de suicide. Or, l’exemple européen dément cette prédiction puisque les taux de suicide y ont généralement baissé au cours du XXe siècle, disqualifiant du coup la théorie liant strictement l’individualisme au suicide. Deux chapitres lui sont consacrés.
Les auteurs montrent en effet avec moult séries statistiques que le taux de suicide n’a cessé de baisser entre 1900 et 1970 et pas seulement en France ou en Angleterre dont ils font une analyse plus fouillée. Or, le rythme des changements sociaux, politiques et économiques a été effréné au XXe siècle. En Angleterre, les taux ont baissé rapidement. « Après avoir durant un siècle désorganisé la vie sociale, la révolution industrielle anglaise a finalement fourni des ressources matérielles et morales aux jeunes, aux urbains et aux ouvriers plus que le désert des campagnes » (p. 63). En France, la croissance presque continue du pouvoir d’achat, et ce jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, est accompagnée d’une baisse ou de la stagnation des taux de suicide. Pourtant, pendant toutes ces années, les facteurs d’aggravation se sont amplifiés. Ils montrent à l’aide de données internationales que, à richesse constante, la fécondité, le divorce et la baisse de la pratique religieuse sont restés des facteurs d’aggravation du suicide en ce sens que les pays qui ont les plus haut taux de suicide sont ceux où l’on a moins d’enfants, on divorce le plus et dont la pratique religieuse est la plus faible. Comment expliquer cette apparente contradiction ?
Baudelot et Establet proposent en réponse un facteur de protection inédit, l’individualisme créatif. Ils empruntent le concept à Ronald Inglehart, l’initiateur du World Values Survey (WVS). Lui et son équipe ont développé deux variables construites comme des oppositions. La première distingue les valeurs traditionnelles des valeurs laïques et la seconde, les valeurs de lutte pour la survie de l’individualisme créatif. Comme on pouvait s’y attendre, les pays où les valeurs laïques dominent sont plus propices au suicide. La présence de l’individualisme créatif produit l’effet contraire. Les pays ex-communistes devraient leurs phénoménaux taux de suicide à la domination des valeurs laïques sans la présence de l’individualisme créatif.
Les auteurs voient l’individualisme créatif comme le complexe de valeurs « qui, s’opposant aux simples valeurs de 'lutte pour la survie', concourent à valoriser l’individu et à construire du collectif à partir de la reconnaissance des qualités et des compétences personnelles. […] C’est dans l’univers du travail que se manifestent avec le plus d’efficacité ces valeurs d’exaltation de soi » (p. 99). L’individualisme créatif appartiendrait donc à ceux qui peuvent jouir d’un travail gratifiant. Voilà ce qui entraîne Baudelot et Establet vers une analyse des classes sociales assez classique, qui s’étend sur deux chapitres.
Premièrement, ils expliquent que les taux de suicide soient plus élevés en campagne qu’en ville par le différentiel de richesses et la présence d’emplois gratifiants dans les centres urbains. Les chiffres sur le suicide aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne le démontreraient. Les États, les départements et les villes les plus riches et dont la population est la plus éduquée sont moins aux prises avec le suicide que les plus pauvres. Une analyse détaillée du taux de suicide par profession en France, un des rares pays à profiter de statistiques aussi complètes, montre que chez les hommes le taux de suicide suit l’échelle socioéconomique. Le statut influence beaucoup moins la gent féminine. Les femmes des professions libérales par exemple sont particulièrement exposées au suicide. Les auteurs n’expliquent pas de façon satisfaisante cette différence entre les deux sexes.
Outre l’effet de la classe sociale, Baudelot et Establet considèrent deux caractéristiques du suicide contemporain, la croissance des taux chez les jeunes et la persistance de faibles taux de suicide chez les femmes. Dans le premier cas, les auteurs ne font que poursuivre leur analyse économique en l’appliquant au cas particulier des jeunes. En effet, la hausse rapide et importante du suicide chez les jeunes au cours des années 1970 observée dans de nombreux pays occidentaux correspond à la fin des Trente Glorieuses, à la fin de la croissance planifiée et prévisible et au premier choc pétrolier. Les jeunes seraient les premières victimes de ce changement de régime économique, les travailleurs plus âgés profitant des protections sociales obtenues pendant la période de prospérité. À la fin des années 1990, le suicide des jeunes baisse alors que se stabiliserait le nouveau régime économique.
La situation des femmes est plus ambiguë. Les auteurs distinguent le suicide féminin occidental du suicide féminin asiatique. La Chine est caractérisée par un taux de suicide féminin plus élevé que celui des hommes. C’est une exception de taille et l’Inde ainsi que de nombreux pays asiatiques ne sont pas très loin de la situation chinoise. C’est l’Occident qui fait figure d’exception. Les auteurs proposent une nouvelle catégorie typologique, le suicide vindicatif, pour décrire cette forme de suicide des femmes. La position des femmes et plus particulièrement des jeunes épouses, totalement inféodées à la mère de leur mari dans une société patrilocale, serait à la source de cette vengeance du faible. La mort de la bru ferait perdre la face à la belle-mère. Fait significatif, le taux de masculinité tend à s’inverser dans les villes industrialisées, à l’occidentale.
En Occident, les auteurs suivent une autre ligne de pensée. Alors qu’en Orient on pouvait voir dans leur raisonnement une suite de l’intuition de Durkheim voulant que les femmes aient besoin de plus de liberté et les hommes, de davantage de contrainte, les auteurs voient le rôle des femmes dans l’univers affectif comme la source de la protection des femmes contre le suicide. Le fait que, contrairement aux hommes, les femmes expriment et partagent leurs émotions les protégerait des effets de l’angoisse si délétère pour les hommes. L’explication est intéressante mais un peu courte. D’une part, il n’est fait aucune mention des variations historiques des taux de masculinité du suicide en Occident même, depuis les cinquante dernières années ou en Chine avec le développement industriel. Or, ces derniers ont varié et pas seulement à cause du suicide des hommes. Des études australiennes le montrent sur 100 ans. Ici les auteurs sont en porte-à-faux avec leur position sur la place de la sociologie dans la problématique du suicide qu’ils limitent à l’étude de la variation des taux de suicide. D’autre part, on peut se demander si l’on n’est tout simplement pas devant une simple explication biologique, les femmes étant par leurs fonctions maternelles les détentrices de l’émotivité. Les femmes asiatiques auraient-elles une moins grande émotivité ?
Suicide est un ouvrage intéressant, stimulant même. Il a le défaut de ses qualités. Il se donne le monde comme scène mais il y perd l’analyse fine, malgré quelques efforts pour amener des distinctions au sein de la Chine et de l’Inde. Les auteurs n’arrivent pas à articuler les multiples dynamiques qui animent nos sociétés. Ils s’engagent plutôt dans une logique économiciste. Les données utilisées sont intéressantes mais s’ils critiquent la validité du WVS, et les données soviétiques ou chinoises, ils acceptent celles des autres pays sans rien en dire de leur caractère massif. Plutôt que d’essayer de comprendre comment la transformation de la famille, la situation des femmes et l’évolution économique interagissent, ils utilisent l’anathème pour éviter d’avoir à faire une analyse plus fine allant jusqu’à dire que la crise de la famille est un « écran de fumée ».