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Ethnologue réputé et, il faut l’ajouter, fabuleux conteur, Jean Du Berger a finalement consenti à publier sa thèse de doctorat pour le plaisir du plus grand nombre. Il n’y avait vraiment pas de quoi s’inquiéter du sort de cette publication comme il le suggère en ouverture de son Diable à la danse lorsqu’il avertit le lecteur de son scepticisme devant la réception de la publication d’une thèse de doctorat qui, selon lui, nous renvoie trop souvent à l’univers mortifère des cimetières. « Au dos du livre, en lettres d’or, un nom, Jean Du Berger, une date, 1980, un numéro, 4362. En regardant ces étagères où s’alignent à l’infini les dos des volumes noirs, j’ai toujours l’impression de visiter un cimetière. Untel, mort à la recherche telle année » (p. 11). Heureusement, Jean Du Berger n’est pas mort à la tâche, il a même réussi à rendre accessible et agréable à lire une analyse fort complexe des multiples variantes de cette légendaire histoire du diable à la danse. C’est presque à pas de loup que nous pouvons suivre les métamorphoses de ce diable beau danseur qui se légende au fil du temps et qui a réussi à se faufiler au panthéon de la littérature dite savante. L’histoire du diable beau danseur fut en effet immortalisée par Philippe Aubert de Gaspé fils (1814-1841) après avoir fait sa première apparition officielle en littérature en 1837 dans le premier roman du Canada français, L’influence d’un livre.
À tout seigneur, tout honneur, notre diable beau danseur est entré en scène au chapitre cinquième sous le titre L’étranger. On ne saurait trop s’étonner du lien entre la figure du diable et celle de l’étranger puisque le diable, c’est d’abord et avant tout l’autre de la culture, l’ombre de la culture, et dans cette analyse, c’est l’adversaire qui provoque la perte de l’héroïne par la libre actualisation de la pulsion sans cesse refoulée par les exigences de la culture. La morale de cette histoire du diable à la danse rappelle que la culture, ce remodelage de la nature, est sans cesse à refaire et qu’elle peut, en une seule soirée de danse… se défaire. Véritables miroirs de l’inconscient collectif, les multiples variantes de l’histoire du diable à la danse en diraient plus long sur le processus d’hominisation et de socialisation que bien des traités de sociologie compréhensive. Ce sombre personnage de nos rêves qui surgit pendant la nuit a beau connaître des centaines de versions différentes, Jean Du Berger a réussi à en isoler une séquence narrative composée de huit éléments clés prenant ainsi la bête par les cornes pour nous faire voir la scène primitive. Cette histoire de transgression met en scène le plus souvent une jeune fille (immortalisée au Canada français sous le nom de Rose Latulipe) qui aime trop la danse (pratique interdite) et que la désobéissance pousse dans les bras du diable danseur, ce bel étranger, bien habillé (le plus souvent vêtu de noir), coiffé d’un chapeau (pour cacher ses cornes) et portant des gants (pour cacher ses griffes) qu’il refusera d’enlever tout au long de la soirée pour ne pas être démasqué. Au fur et à mesure que la soirée avance, l’action s’accélère (c’est connu, la stratégie du diable réside dans la vitesse d’exécution), la coquette est envoûtée dans le tourbillon de la danse et le malin sera démasqué. L’héroïne sentira les griffes de son beau danseur l’agripper et c’est grâce à l’entourage que l’enlèvement sera parfois (parfois !) mis en échec. Le diable beau danseur a beau être rapide et agile dans ses mouvements, ses pieds de bouc n’échapperont pas au regard oblique de la vieille dame pieuse présente dans la salle de danse à qui il fera des grimaces au passage et sa nature démoniaque se révélera par les cris de l’enfant dans son berceau. Tous ces indicateurs familiers seront autant de preuves de la présence réelle du diable dans la maisonnée. Lorsque la danse se poursuit sous le coup de minuit, l’héroïne a encore une chance de s’en sortir grâce à l’intervention du curé qui est le premier offensé dans cette histoire de transgression dans un moment sacré (le plus souvent le mercredi des Cendres, la Pentecôte, ou tout simplement le dimanche). Seul le curé peut mettre fin à l’oeuvre du diable qui sera chassé soit par l’eau bénite, soit par une simple prière ou par la vue de la croix qui feront fuir ce seigneur de la danse qui disparaît en un éclair en fracassant tout sur son passage (cadres de porte, murs, fenêtres) pour laisser une odeur de souffre et dehors un rond d’herbe brûlée là où reposait son cheval noir à l’entrée de la salle de danse. Pour sa rédemption, l’héroïne se fera religieuse ou se convertira au terme de cette aventure qui, à la manière des grands contes moraux, met en scène une histoire de désobéissance, de transgression, et de réparation.
Pour Jean Du Berger qui se pose en fin psychologue des profondeurs, l’histoire du diable à la danse demande à être rangée parmi ces histoires exemplaires d’enlèvements ratés comme autant de métaphores, de mises en échec de la mort et de l’instinct érotique qui viole (p. 198). Loin de limiter son analyse au Canada français, Jean Du Berger ose l’approche de l’histoire comparée qui lui permet de découvrir un niveau archaïque où s’enracine la tradition du diable beau danseur de la Bretagne à Routhierville. Peut-être aurait-il pu se permettre de faire un pas de plus et descendre aux racines mythiques du royaume d’Hadès en Grèce antique qui, en enlevant la jeune Perséphone, a provoqué le cycle des saisons qui préside au vieillissement et à la mort. Lorsque Jean Du Berger analyse la tradition des filles enlevées par le diable et qu’il explique que l’élément narratif de l’enlèvement semble être au coeur de ces manifestations d’êtres venant d’ailleurs chercher sur terre un amour qu’ils ne peuvent exprimer que dans le rapt (p. 183), il a raté une belle occasion de raviver la figure mythique du dieu PAN, ce dieu lubrique et violent. PAN, ce TOUT de la nature, ce dieu du viol mi-homme, mi-bouc dont le rapt était la seule façon de s’accoupler et qui fut immortalisé par sa célèbre flûte, fruit de ses amours illicites avec la nymphe Syrinx qui s’était transformée en roseau pour échapper, en vain, à l’enlèvement. Certes, Jean Du Berger fait référence à cette lignée de Centaures étudiés par Dumézil dans sa conclusion mais nous aurions aimé qu’il profite de cette ouverture pour dévoiler les racines occidentales de cette figure anthropologique de nos imaginaires de convertis peut-être un peu trop rapidement à cette figure singulière du diable en Occident. L’occasion est trop belle pour ne pas en profiter et démasquer enfin ce diable chrétien sous les traits de l’ancien dieu païen (PAN, en bon satyre, était reconnaissable à ses cornes et à ses pieds de bouc) habitant les forêts d’Arcadie, réputé pour sa musique envoûtante et sa lubricité provocatrice de terreur panique dans le troupeau de brebis obéissantes sous la houlette du berger impuissant à contenir ce débordement pulsionnel au sein de l’espace pastoral. Oui, l’occasion est vraiment trop belle d’autant qu’aujourd’hui, plus que jamais, PAN, ce dieu de la nature, reprend du poil de la bête dans le labyrinthe du milieu du cinéma. Ce dieu mythique de la Grèce antique issu de la littérature orale comme tous les grands mythes a connu l’immortalité, que l’on veuille ou non, grâce au rapt dont il a été victime sous la plume des poètes, ces premiers grands théologiens.