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Le projet du dernier livre de Vincent Lemieux est fidèle à ce que laissent entendre son titre et son sous-titre : procéder, à partir d’une étude des caractéristiques structurales des réseaux sociaux, à une analyse systématique des relations de pouvoir et d’appartenance dans le champ politique. À cette fin, Vincent Lemieux commence par remarquer que la régulation des affaires politiques dans une collectivité ou organisation se fonde sur deux principes : la connexité (un graphe est connexe lorsque chaque acteur peut joindre tout autre par des liaisons directes ou indirectes) et la « groupabilité » qui s’observe lorsqu’il existe des pôles d’appartenance à l’intérieur desquels les relations sont positives et entre lesquels elles sont négatives. Le principe de connexité signifie que dans une organisation politique les acteurs sont dans des relations de pouvoir les uns vis-à-vis des autres. Mais tout comme ces relations ont différents visages et peuvent se traduire en différents types de relations d’appartenance, la forme de cette connexité est plurielle.
Appliquant des distinctions classiques de la théorie des graphes aux relations de pouvoir, Lemieux distingue quatre grands types de connexité politique : coarchique, stratarchique, hiérarchique et anarchique. La coarchie coïncide avec une connexité forte : tout couple d’acteurs est lié par une relation directe ou indirecte de pouvoir. La stratarchie repose sur une connexité semi-forte : la relation dont il vient d’être question existe en au moins un sens. La hiérarchie relève d’une connexité quasi forte. Il faut cette fois qu’au moins un acteur ait une relation de pouvoir sur tous les autres, mais il n’est plus nécessaire qu’une relation lie tout couple d’acteurs. À l’absence de connexité est associée l’anarchie, c’est-à-dire le cas où aucun acteur n’a de relation de pouvoir sur tous les autres. En parallèle, la groupabilité peut donner lieu à une situation unipolaire, bipolaire, pluripolaire (plus de deux pôles) ou omnipolaire (lorsque chaque pôle ne contient qu’un seul individu). Lemieux peut alors combiner types de connexité et types de groupabilité. Il faut cependant remarquer que l’exigence d’équilibration dans les graphes qui donne son intérêt dynamique à la groupabilité n’est pas du même ordre que la simple constatation d’un type empirique de connexité. Elle conduit à endosser, dans le domaine des relations sociales ou psychologiques, des principes algébriques d’opération sur les signes et de transitivité qui sont loin d’y être évidents. On peut toutefois admettre avec l’auteur que la « polarité » et la connexité du graphe puissent conduire à favoriser un type d’alliance politique (Lemieux en distingue quatre) plutôt qu’un autre. Ces alliances, lorsqu’elles sont effectives, deviennent des instruments qui permettent à un acteur de transformer sa position structurale (en visant à une amélioration « satisfaisante ») et au final la structure de pouvoir et d’appartenance dans le graphe considéré.
Les modèles de structuration du pouvoir qui en résultent sont appliqués à des cas typiques révélés par des enquêtes sur des collèges et des universités. La crise des missiles de Cuba sert aussi d’exemple. À partir du chapitre 9, les applications ne sont plus seulement des illustrations. Elles sont abordées pour ce qu’elles révèlent en termes de mécanismes réticulaires. La décentralisation est présentée comme un processus permettant de consolider une connexité devenue défaillante. Le clientélisme et la coordination des composantes des partis politiques sont abordés aux deux chapitres suivants. Le dernier chapitre vise à établir que lorsque deux réseaux s’affrontent politiquement, celui qui est le plus dense (pour ses relations positives) et le plus multiplexe (variété plus grande des contenus des relations) a plus de chances de devenir dominant. Mais c’est au prix d’un formalisme qui découragera peut-être quelques lecteurs. La conclusion cherche à rassembler sous la forme de neuf propositions théoriques les acquis du livre en vue d’une théorie structurale des alliances politiques. Comme Lemieux en convient, cette théorie reste cependant partielle et incomplète.
Nous sommes en effet confrontés à une série d’hypothèses analytiques dont on se demande si elles suffisent à elles seules à nous mettre sur la voie d’une théorie synthétique du politique. D’un côté, on décrit fort rigoureusement un état en mettant en correspondance (probable) une structure réticulaire et une structure de pouvoir ou d’appartenance, d’un autre on cherche à faire une prédiction en termes dynamiques. Or, autant la description analytique est efficace, autant la théorie du changement semble insuffisante. Sans perte de généralité, prenons l’exemple d’une des neuf propositions « théoriques » sur lesquelles le livre se termine. La proposition 8 stipule que, dans une hiérarchie, les positions dominantes des acteurs ayant le plus de pouvoir et l’existence de « trous structuraux » entre eux limitent la formation des alliances mais que, lorsqu’il s’en forme, la hiérarchie se mue en stratarchie. Que l’on passe à une situation de stratarchie est une description et non une explication. Pourquoi une hiérarchie autorise-t-elle des alliances, qu’en principe elle permet précisément d’éviter, au point de basculer à terme dans une stratarchie ? Voilà ce qu’il faudrait comprendre mais que l’analyse ne permet pas à ce stade d’expliquer totalement. La question est donc de savoir si l’orientation choisie par Lemieux permet d’éviter de fondre l’explication dans la description ou de recourir, et ce n’est peut-être pas sans lien, à une conception très restrictive de la rationalité des acteurs. D’ailleurs, pourquoi sur ce point s’arrêter aux premiers travaux de Simon, alors que lui-même a consacré beaucoup d’efforts à développer une conception plus large de la rationalité en prenant en compte ce qu’il appelle la « rationalité procédurale » ? De futures recherches permettront sûrement d’apporter les éléments qui font encore défaut, mais comme elles devront plus que vraisemblablement s’appuyer sur la très grande richesse analytique et descriptive de cet ouvrage, on ne saurait que trop en recommander une lecture attentive.