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La radio de confrontation, aussi qualifiée d’épithètes moins valorisantes – radio poubelle, radio à scandale, radio vulgarité –, fait l’objet d’un débat public passionné dans lequel les détracteurs du genre aussi bien que ses partisans font large place aux émotions et assez peu à l’analyse lucide. Cet ouvrage collectif, qui examine le phénomène selon la perspective de spécialistes du langage, lui porte un regard plus rigoureux. Il rend compte de travaux réalisés à l’automne 2003 par un groupe d’étudiants des 2e et 3e cycles de l’Université Laval, dans le cadre d’un séminaire d’analyse de discours animé par Diane Vincent, professeure au Département des langues, linguistique et traduction. Le corpus, recueilli durant les mois de juillet et août 2003, compte près de 60 heures d’enregistrement d’émissions de deux animateurs-vedettes de la région de Québec : André Arthur et Jean-François (« Jeff ») Fillion. Sept des neufs chapitres du collectif traitent de ce corpus.
L’ouvrage s’articule en onze textes, qui forment quatre parties distinctes. Dans l’introduction, Vincent et Turbide affirment que la radio de confrontation offre à ses analystes « un univers discursif fascinant et dérangeant », dans lequel « on n’entre surtout pas pour rester neutre » (p. 5). Tout en présentant les diverses parties de l’ouvrage, les deux coresponsables précisent la posture de recherche collective, « similaire à celle requise pour l’étude du dénigrement, de la rumeur, de la diffamation, des discours racistes, sexistes, haineux » (p. 7) : les analyses portent sur les paroles prononcées, pas sur les personnes ; et « il ne s’agit pas de dire en quoi un effet de discours est intentionnel, mais de montrer que cet effet existe » (id.). Le premier chapitre (Villeneuve) dresse un portrait historique et géographique du Talk radio et de la radio de confrontation, ce qui permet de situer dans un cadre plus vaste les autres contributions : on apprend que ce genre radiophonique, inspiré de pratiques américaines, a essaimé un peu partout à travers le monde.
La seconde partie de l’ouvrage traite de la rhétorique d’André Arthur. Bérubé et Leclerc concluent que les procédés utilisés par Arthur sont trop riches et trop récurrents pour qu’ils soient le fruit d’une inspiration spontanée. Basset, Priego et Garcia expliquent de leur côté que l’argumentation d’Arthur vise à captiver son auditoire par une mise en scène très chargée plutôt que par les arguments, ce qui rend difficile la proposition d’une thèse inverse à la sienne. Pour leur part, Marchand et Tonev démontent la stratégie argumentative d’Arthur : utilisée à des fins à peu près exclusivement négatives, elle s’appuie sur des jugements de valeur et des généralisations à partir de cas particuliers ; cette argumentation se caractérise aussi par la constance de ses cibles, qui dénote une idéologie populiste de droite.
Dans la troisième partie, on s’intéresse aux interactions entre les animateurs, leurs collaborateurs ou invités, ainsi que les auditeurs. Keating, Lambert et Malkowska décortiquent la « stratégie de l’impolitesse », qui permet à l’animateur de ne faire valoir qu’une seule position, la sienne. Da Silva et Saint-Hilaire constatent le rôle de faire-valoir auquel sont relégués les coanimateurs et invités de l’animateur-vedette.
Les deux chapitres suivants définissent la vision du monde d’André Arthur, ainsi que l’image de lui qu’il cherche à projeter. Selon Elchacar et Laflamme, les personnes et institutions prises pour cibles par l’animateur sont sans exception « des incompétents ou des dégénérés », tandis que Ben Amor et Dorval établissent comment Arthur se construit un personnage de dominant, aux aptitudes apparemment illimitées.
Dans l’avant-dernier texte, Couturier, Gagnon et Carrier examinent un corpus différent de celui des chapitres précédents, soit une vingtaine de tribunes téléphoniques diffusées au printemps 2002 de « deux psys à l’écoute », le psychiatre Pierre Mailloux et son coanimateur le psychologue Marc Pistorio. Les auteurs démontrent l’effet potentiellement dévastateur du discours des deux spécialistes sur des appelants vulnérables, qui malgré les insultes qui leur sont adressées, persistent à recourir à cette tribune.
Dans la conclusion, Vincent et Turbide font ressortir les « effets pervers » du discours des vedettes de la radio de confrontation, sur les débats et les enjeux publics. Leur influence tient bien davantage au ton qu’ils utilisent, qu’à la logique de leur argumentation. D’une part, à partir de préjugés, de fausses évidences et d’insultes, définis comme les « vraies affaires », ils poussent les gens à haïr et à se faire justice. D’autre part, ils refusent d’assumer l’impact de leur discours, prétendant n’être que des « amuseurs » ou des « clowns » qu’il ne faut pas prendre au sérieux… et surtout pas, faire sanctionner par les organismes garants de la qualité des ondes !
En somme, cet ouvrage a pour principal mérite de décortiquer systématiquement les structures du discours des « rois des ondes » et d’en faire ressortir les effets potentiels sur les débats publics et la liberté d’expression. On peut cependant reprocher le ton trop « scolaire » de certaines démonstrations, où la méthode prend un peu le pas sur l’interprétation ; mais cela est compréhensible, compte tenu du fait que l’ouvrage est issu d’un séminaire universitaire. À regretter également le manque de contextualisation de plusieurs extraits cités. Certes, ceux-ci font très bien ressortir les effets de style ou les orientations idéologiques typiques ; cependant, ces citations étonnantes sinon provocantes, choisies pour leur caractère exemplaire, s’insèrent dans un discours global où dominent quantitativement les propos anodins et les lieux communs, qui rendent l’ensemble du discours socialement acceptable au plus grand nombre d’auditeurs. Aussi faudrait-il compléter l’analyse par une étude de réception, sans laquelle on risque de projeter sur le public réel la représenta- tion que s’en font les chercheurs, à partir de leur propre décodage du discours radiophonique.