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L’étude de Karim Larose fait le bilan des discussions sur la langue qui ont marqué l’évolution du Québec pendant la période d’effervescence qui commence à la veille de la Révolution tranquille et se termine avec l’adoption de la Charte de la langue française. Sans vouloir contredire l’auteur, qui écrit « qu’il existe plusieurs travaux de synthèse importants sur la question linguistique » (p. 9-10), j’estime que son livre est, avec celui de Chantal Bouchard (La langue et le nombril, 1998), le seul qui puisse être considéré comme une synthèse de la réflexion des Québécois à propos de leur langue. Le sous-titre comporte le mot spéculations, dont l’auteur a forcé un peu le sens, me semble-t-il, pour parler d’un ensemble de discours, le plus souvent polémiques, tenus par des militants, des activistes, des intellectuels engagés. En fait, ce n’est pas tant de la conception de la langue dont il est question, bien que cet aspect soit traité, que de son statut, de son usage, de sa promotion ainsi que des dangers que lui fait courir le bilinguisme canadien.
Cela étant dit, il faut reconnaître la grande qualité du travail qui a été fait à travers le dépouillement et l’analyse d’une abondante documentation constituée d’essais, d’articles de revues et d’interventions dans les journaux. Le corpus de Karim Larose est représentatif de l’époque et proportionné à ses objectifs. Après vérification dans les archives du Trésor de la langue française au Québec, les premières attestations de l’auteur concernant les appellations français québécois (et québécois), franglais, langue québécoise demeurent des repères sûrs. L’ouvrage étant d’excellente tenue et destiné à devenir un texte de référence, on comprendra que j’en fasse ici un examen critique dans le but d’alimenter le dialogue, que recherche l’auteur, entre littéraires et linguistes.
J’adopte une grille de lecture fondée sur l’opposition statut / corpus couramment utilisée par les sociolinguistes. Statut fait référence à la dimension publique de la langue (caractère d’officialité, fonctions effectives de la langue dans la société, droits linguistiques), alors que corpus renvoie aux productions (orales et écrites) et à la compétence des locuteurs. L’auteur mentionne ces concepts, mais il a préféré retenir comme fil conducteur un cadre théorique devant lui servir à rattacher les énoncés soit à l’expressivisme (la langue est perçue comme un prolongement du sujet plutôt qu’une façon de désigner le monde extérieur), soit à l’instrumentalisme (la langue est un outil qu’on doit contrôler et adapter aux besoins). Cette approche convenait mal, il me semble, à l’analyse d’échantillons de discours de portée différente, la plupart rédigés dans le feu de l’action et qui peuvent parfois même apparaître contradictoires chez un même individu.
On peut structurer comme suit le texte de Larose : genèse et affirmation de la notion d’État unilingue français, de 1957 à 1963 (premier chapitre : statut), rapports entre langue et littérature (deuxième chapitre : corpus), crise de Saint-Léonard et querelle du joual (troisième chapitre : statut et corpus). Le chapitre 4, consacré à Gaston Miron et à Jacques Brault (plus de 75 pages), constitue une pièce à part, s’inscrivant mal dans l’économie de l’étude. Ce n’est pas que l’apport de ces deux écrivains ne mérite pas d’être souligné, mais le fait est que ce chapitre, baignant dans la critique littéraire, rompt avec la démarche efficace des précédents. Larose ayant lui-même déploré qu’on donne trop souvent la parole aux mêmes auteurs (p. 9), il ne nous en voudra pas de lui faire remarquer que son admiration pour ces poètes bien connus n’est pas passée inaperçue. Il aurait été plus utile de situer leur contribution dans la dynamique des échanges, dans les chapitres précédents.
Cette critique ne doit cependant pas masquer l’essentiel : Larose a fait une recherche remarquable, examinant dans le détail les écrits d’un grand nombre d’intervenants dans le débat linguistique, y compris ceux d’auteurs qu’on a déjà oubliés, comme Louis Landry, afin de bien montrer la diversité des points de vue et le croisement des influences. Grâce à son patient travail, on redécouvre le mérite de combattants dont la fougue et le talent ont fait aboutir une réflexion collective qui avançait jusque-là à pas de tortue, comme les Jean-Marc Léger, les Raymond Barbeau, et même les Giuseppe Turi et les Henri Bélanger, dont les positions téméraires ont fait évoluer les mentalités quant à la distinction qu’il convenait d’établir entre joual et français québécois.
Les limites de la période dans laquelle Larose a inscrit sa recherche appellent un commentaire. Sur le plan du statut, 1957 est une date plausible pour indiquer le début de la mobilisation en faveur de l’unilinguisme, et 1977 marque effectivement la fin de la démarche puisque c’est l’année de la promulgation de la Charte. Pour ce qui est du corpus, on peut certes adopter la fin des années 1950 comme étant le point de départ d’un questionnement plus systématique sur la nature du français « canadien » – on parlerait bientôt d’ailleurs de français « québécois » –, mais la date de 1977 ne correspond pas à une étape évidente. Larose veut d’ailleurs faire terminer la querelle du joual dès 1973, avec Le joual de Troie de Jean Marcel. En réalité, la discussion se poursuit dans la revue Maintenant en 1974 (numéro de mars), avec des intellectuels comme Hubert Aquin, Fernand Dumont et Hélène Pelletier-Baillargeon qui s’inquiètent encore de l’influence que pourrait avoir un Victor-Lévy Beaulieu réclamant pour le joual le statut d’une vraie langue. Mais surtout, dans la même logique, Léandre Bergeron publie en 1980 son Dictionnaire de la langue québécoise, qui sera un grand succès de librairie, et, l’année suivante, La charte de la langue québécoise. Cette offensive suscitera de nombreuses réactions, notamment le livre de Danielle Trudeau, Léandre et son péché (1982). La querelle du joual bat donc son plein jusque dans les années 1980 et c’est l’émergence de la nouvelle lexicographie québécoise qui finit par l’éclipser. Les débats seront dorénavant centrés sur la notion de norme, l’existence d’un français québécois étant par le fait même implicitement reconnue.
On aura ainsi parcouru en peu de temps une distance appréciable depuis les exhortations répétées des premiers indépendantistes, inspirés par la conviction de Jean-Marc Léger, en faveur du français « universel » (Larose, p. 157, n. 96). Étant donné l’état de prostration culturelle dans lequel se trouvait le Québec à la fin des années 1950, on peut comprendre que le français canadien, associé dans les esprits à une langue urbaine corrompue par l’anglais, au mieux campagnarde, ne pouvait représenter une option valable. Certains intervenants ne partagent cependant pas ce point de vue, par exemple Gérald Godin. Estimant que l’imposition au Québec de ce standard serait une source d’humiliation de plus pour les Québécois, le poète devenu militant s’oppose énergiquement à ce que soit entreprise la « francisation intempestive » du Québec (Larose, p. 173). Cette prise de position de Godin découle de sa volonté de demeurer solidaire du peuple et d’éviter les manifestations de mépris à son égard. Godin a compris que la langue est avant tout une réalité orale, constatation qui est une donnée fondamentale de la linguistique. Mais en même temps, il refuse d’emprunter la voie dans laquelle les joualisants veulent orienter la langue écrite. Sur ce point, il rejoint Gilles Des Marchais dont la démonstration s’avère la plus rigoureuse, en dépit des réserves que Larose exprime à son sujet, comme à l’endroit de Michèle Lalonde, dont les propos sont également tout à fait sensés et équilibrés aux yeux d’un linguiste.
Convenons d’ailleurs que la répartition des personnes entre littéraires et linguistes, qu’établit Larose, est plus ou moins pertinente : c’est la nature des écrits eux-mêmes qu’il faut plutôt prendre en compte. Un texte de combat, fût-il écrit par un grand linguiste, peut déroger aux principes scientifiques de sa discipline. Aussi, quand Larose parle, dans son introduction, d’une « confrontation entre le monde des littéraires et celui des linguistes » (p. 29), j’ai de la difficulté à le suivre. Au fond, ce n’est pas tant dans les textes de l’époque que je perçois cette opposition que dans les jugements de l’auteur de La langue de papier par rapport à la lecture que j’en fais comme linguiste. Ainsi, Larose fait une évaluation très positive de l’apport d’André d’Allemagne, et sans doute a-t-il raison quand on considère la pertinence de son action, mais les sorties de cet intellectuel contre le bilinguisme, et surtout son article sur les « américanismes » (emprunts à l’anglais américain), sont des textes sans fondement scientifique, contrairement à l’article bien argumenté de Des Marchais. À mon avis, Larose (p. 237) a mal interprété le message de ce dernier, qui n’a jamais écrit que la langue des Québécois n’était pas le français, mais plutôt qu’il fallait le démontrer, fournissant lui-même de nombreux arguments pour le faire. Ce que dit Des Marchais, c’est qu’il faut décrire avant d’intervenir, et en cela il exprime très bien la position des linguistes.
En somme, Larose paraît moins à l’aise avec les textes fondés sur une démarche linguistique ou exprimant des intuitions qui y correspondent, comme les écrits de Godin. Celui-ci doit, à mon avis, être vu comme un médium, qui traduit bien l’état d’esprit des locuteurs premiers, les gens du peuple, et dont les prises de position sont largement compatibles avec celles des linguistes. En approfondissant davantage leur approche (qu’il ne faut pas confondre avec celle des aménagistes, qui est encore autre chose), Larose aurait été mieux outillé pour évaluer les contenus. Il aurait sans doute aussi évité de confondre la Société du parler français au Canada, créée à Québec en 1902 et réputée pour ses travaux philologiques, et la Société du bon parler français de Montréal, fondée en 1923 et vouée à la correction du langage (voir Louis Mercier, La Société du parler français au Canada et la mise en valeur du patrimoine linguistique québécois (1902-1962), 2002, p. 71-73).
La pensée sur la langue se serait-elle d’abord développée chez les écrivains, comme le croit Larose (p. 25) ? Les premiers intervenants sont des lettrés, bien sûr, mais qui sont avant tout des traducteurs, des journalistes, des philologues, des scientifiques. La personnalité de l’écrivain canadien-français se révèle tardivement, en raison de l’audace qu’il fallait avoir pour écrire avec des mots canadiens. Encore dans les années 1940, Charbonneau avait à prouver qu’il existait une littérature canadienne. Grâce aux excès des auteurs joualisants, il s’est opéré une catharsis et, dans la foulée, est née une véritable littérature québécoise. C’est pourquoi on peut au moins affirmer que la contribution des écrivains pendant la période qu’étudie Larose est importante, comme l’est d’ailleurs celle des artistes. Leurs textes de fiction ont fourni, mieux encore que leurs écrits polémiques, les arguments qui manquaient pour fonder l’existence d’une variété légitime de français au Québec.