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La référence bibliographique que je donne pour cet ouvrage n’est en fait que le début de son signalement. S’il fallait continuer avec la liste des 82 auteurs et des 44 lecteurs, avec celle des quelque 70 autres signataires des encadrés que l’on a intégrés à la composition, et si l’on terminait par le comité scientifique de 10 membres et le groupe technique de 9 personnes en ajoutant les sources d’une belle et abondante iconographie, la chose aurait l’air du générique d’un film à gros budget. Et on se demanderait, une fois reconnus les mérites usuels de la reliure, qu’est-ce qui peut bien faire tenir ensemble les éléments d’une telle méga-production.
Car le produit se tient, et plutôt bien. Six ans plus tard, il n’a pas jauni, ne s’est pas fissuré et, pour tout dire, il n’a pas même commencé à vieillir. En 2005, il a été rejoint par un complément au pedigree de même nature, « Les nouveaux défis », et les deux ensemble font un édifice fort impressionnant dont nulle plaque ne s’est encore écrasée sur ses chalands. Ce n’est pas un livre transcendant, car il faut pour cela une plume, une inspiration, une enquête ou une thèse ; mais c’est un ouvrage collectif de la meilleure venue, un ouvrage qui pousse aussi loin qu’il est possible à l’art de le faire l’harmonisation des composantes. Il n’a pas les émois d’une âme, mais il a le souffle d’une mission – celle des institutions qui s’occupent au Québec de la langue – à quoi s’ajoute l’intelligence qu’il arrive aux institutions d’avoir quand elles s’emparent de fonctionnaires capables de comprendre en grand le sens et la valeur de la tâche. Il n’en fallait sans doute pas moins pour faire travailler, peut-être parfois à leur corps défendant, tous ces artisans à la même fresque. Et il a très certainement beaucoup fallu réviser, reprendre, couper, négocier, polir et ajuster pour obtenir ainsi, dans un format relativement contraignant, une série de vignettes dont chacune, sine ira et studio, ouvre pour le lecteur une fenêtre sur l’une ou l’autre des péripéties de la vie de l’héroïne, la langue française. À ceux qui avaient longuement fréquenté cette dernière dans leurs travaux, on a demandé un bilan pour le commun des mortels ; à ceux pour qui elle avait été une accointance collatérale régulière, on a demandé un recadrage en sa direction. On a découpé chaque vignette selon les bornes naturelles du temps ou de la matière et on a intercalé, en écho, des miniatures dans la composition. Pour toutes ces raisons, l’ouvrage revient souvent, mais toujours selon un motif et un point de vue différent, sur des thèmes, des lieux, des idées ou des moments qui ont déjà été visités aux fins de narrations avoisinantes, le tout en une sorte de résonance contrapuntique immanente à l’objet, ultime reliure de l’ensemble. Vous pouvez donc commencer la lecture n’importe où, par tel article qui vous intéresse ; il fournit son propre contexte et il se tient en lui-même. Vous pouvez ensuite reculer vers tel autre, dont le titre vous pose soudainement une question, ou bondir en avant pour la même raison. À la fin, vous aurez lu l’ouvrage comme une « aventure dont vous êtes le héros » et si vous ne l’avez pas annoté au passage, vous risquerez de partir pour un second tour, avec de nouvelles questions. Bref, l’ouvrage est agréable et gratifiant, comme un bouquet de fleurs coupées, arrangées à la japonaise pour un anniversaire. S’il s’agissait d’un film, je lui donnerais le prix de la meilleure réalisation. Avec la mention : « De l’utilité des institutions. »
Est-ce tout ? À peine y trouve-t-on aussi deux broutilles et demie, venues comme pour rappeler les mortels, in extremis, à leur imperfection. On a divisé l’ouvrage, de manière convenable et à peu près convenue, en quatre sections : Le français : un statut royal (1608-1760) ; Le français : langue sans statut (1760-1850 ) ; Le français : un statut compromis (1850-1960) ; La reconquête du français (1960-2000). À première vue, l’évolution qui fait passer une langue sans statut à un statut compromis est d’un genre inédit. Sans compter que le début de la période du « statut compromis » eût été mieux indiqué par 1840 même si le statut compromis par cet événement commença à l’être moins dès 1848, avec l’abrogation de l’article 41 de l’Acte d’Union. En fait, et nonobstant les dates, on eut évité la dialectique qui va ici du « rien » au « moins » en mettant plutôt la période précédente sous la topique du « statut implicite » ; car en tolérant le catholicisme et en reconnaissant les lois civiles françaises, l’Acte de Québec avait réouvert leur carrière à deux vastes ensembles de pratiques auxquelles la langue française était comme l’air est à la respiration : des choses relativement difficiles à séparer. À cette première broutille et demie s’ajoute l’intitulé de la quatrième partie, La reconquête du français. Le problème n’est pas qu’il eût mieux valu continuer avec le « statut » et éviter ainsi une « conquête » trop facile. Il n’est pas non plus que Freud ait dit qu’un gentleman ne doit pas faire de jeu mots ; la compression de l’agent et de l’objet est souvent naturelle (le français reconquiert le Québec et les Québécois reconquièrent le français) et ce jeu de mots discret est bien peu de chose à côté des gros tropes béhavioristes qui envahissent les raisons sociales de l’espace public à la barbe d’une « police de la langue » dont on voit ainsi qu’elle ne police pas le goût. Group’Action, Village Vacances Valcartier, Addition Elle, Escompt’Coiffe, Caleçon vos goûts et autres Auto Mini Pro Plus : quand la fonction l’emporte ainsi sur le sens, même les noms propres doivent, avant toute autre chose, « faire la job » et la parole se remplit bientôt de signaux voués à déclencher des opérations, comme le font dans les programmes les Créer dans et les Enregistrer sous. Non, la broutille que je vise ici se tient dans le fait qu’avec ce titre de section l’ouvrage se termine sur une note exagérément optimiste, et cela alors que plusieurs des collaborateurs s’y montrent pourtant beaucoup plus nuancés dans la reconquête. Le bilan, tracé par José Woehrling, des joutes juridiques déclenchées par la loi 101 ou le coup d’oeil sur l’avenir auquel Simon Langlois avait été commis donnent deux exemples parmi d’autres des nombreuses démarches qui ne passent pas vraiment sous l’Arc de Triomphe. En posant, comme le fait le dernier nommé, l’opposition entre l’usage du français comme langue de communication internationale et le rôle du français comme expression de diverses cultures nationales, on ne débouche sur nul grand fleuve tranquille : en même temps que d’un côté la langue internationale, l’anglais, pénètre dans les pratiques « nationales » quotidiennes, de l’autre c’est la légitimité même des « cultures nationales », comprises comme lieux d’intégration identitaire, qui est mise à mal. Quoi qu’il en soit, ne faisons pas de cette seconde broutille toute une salade ; il est de la nature des institutions d’organiser parfois des célébrations afférentes à leur mission et de ne pas attendre pour cela l’unanimité des humeurs.
D’autant plus que le plan directeur de l’entreprise avait sans doute réservé l’examen des défis encore en germe dans la « reconquête » pour l’ouvrage qui est arrivé en 2005, remettant ainsi à plus tard le temps de la perplexité. C’est donc auprès de ce dernier ouvrage, portant comme il se doit sur les nouveaux défis, que l’on ira s’inquiéter. On y verra le préfacier, Nadia Bredimas-Assimopoulos, exposer d’entrée de jeu les tâches en réserve de l’avenir, tâches parmi lesquelles il ne s’en trouve aucune pour laquelle quiconque pourrait indiquer d’autorité la voie qu’il faut suivre. Et l’on concourra peut-être à la belle analyse que livre Guy Rocher en introduction quand il met en doute la thèse selon laquelle « la renaissance politique et sociale du français est définitivement acquise dans la société québécoise ». Loin de croire que la législation linguistique a été faite pour un problème ponctuel et qu’elle ait produit « à peu près tous les effets attendus », Rocher soutient que l’aménagement linguistique est une dimension constitutive de la société québécoise et que le moment est même venu de remettre sur le métier l’oeuvre de 1977. Pour élargir la question de l’épanouissement du français, Rocher propose donc l’élaboration d’une nouvelle politique linguistique québécoise qui serait riche de l’expérience acquise mais dont l’horizon serait celui de la francophonie internationale et de l’inscription du Québec en son sein. Il nous invite en somme à partir d’une « vision » de la place du Québec dans le monde, à dépasser les mesquineries et les limites d’une législation que l’acharnement thérapeutique des cours a étourdie et à faire de la question du français l’une des grandes avenues de la nouvelle ouverture du Québec au monde.
« Certes oui, mais… », entend-on déjà. Le français est devenu au cours du dix-neuvième siècle la langue d’une minorité nationale enkystée dans un État, une « communauté culturelle » dont l’individu ne pouvait sortir que par une sorte de bond hors de soi. Les conditions sociales et psychologiques de cette opération se trouvant rarement rassemblées dans la même personne, la mobilité sociale ascendante du groupe et celle de l’individu restaient en résonance et « l’attachement » de la personne au groupe et à la langue du groupe était, par une de ces voies souterraines dont l’ordre symbolique a le secret, une valeur profondément ressentie et parfois bellement exprimée. Maintenant que le français est la langue officielle d’un État, les conditions de la rencontre de l’individu avec la collectivité ne sont plus les mêmes, sous le rapport de la langue et sous bien d’autres rapports. Dans la conclusion de l’ouvrage que nous recensons ici, Michel Plourde avait dit d’ailleurs, fort sagement, ce qui suit : « On peut comprendre que des citoyens, pour des motifs ou des intérêts personnels, manifestent plus d’opposition que de volonté face à l’aménagement linguistique québécois » (p. 454).
Nous avons eu récemment une illustration, mais dans l’autre sens, de ce genre d’opposition à l’aménagement linguistique alors que l’introduction d’un meilleur enseignement de l’anglais à l’école élémentaire nous a donné l’occasion d’un de nos modestes tollés. Alors qu’il est de l’intérêt de chacun d’obtenir pour ses enfants le meilleur enseignement possible, y compris de la langue anglaise, la mesure fut accueillie par d’aucuns comme une dangereuse aventure collective, une sorte d’ersatz du « libre choix » dont rêvent des parents francophones qui mettraient demain leurs jeunes enfants en immersion anglaise s’ils en avaient le droit. La disjonction entre les intérêts individuels et l’intérêt collectif est maintenant, en matière de langue comme en matière de social-démocratie, un fait objectif de grande portée. L’individu n’ayant plus la charge des conditions sociales dont il jouit, il pourra plus aisément perdre de vue ce qui les produit et chercher, de bonne foi, son avantage contre les institutions dont ces conditions dépendent. Après avoir avoué comprendre le relâchement des « volontés individuelles » à l’égard de la langue française, Michel Plourde continuait cependant de la manière suivante : « C’est à l’État qu’incombe la responsabilité première d’établir et de faire respecter les principes, les critères et les limites de son aménagement linguistique, en accord avec les exigences d’une saine démocratie » (idem).
Très certainement. Mais il faut peut-être voir aussi que la solution que l’on évoque ici est devenue la condition du problème que l’on soulevait d’abord et que ces deux choses ne pourront se tourner le dos complètement qu’à s’enfoncer ensemble dans la bêtise. Si l’invitation de Guy Rocher à revisiter nos lois linguistiques devait être entendue, comme elle devrait l’être, il faudra beaucoup d’imagination pour éviter que la recherche d’un croisement entre la chèvre et le chou n’accouche de quelque monstre. Il faudra que la responsabilité à laquelle l’État entendra donner suite ait un sens pour ceux qui devront en assumer les conséquences. Les objectifs étroitement réalistes et l’adaptation docile aux contraintes seront les ennemis de cette entreprise, comme ils sont déjà la tentation de facilité contre laquelle le Québec existe. Parce qu’il faut, pour être quoi que ce soit, viser à être quelque chose de grand, il faudra accrocher l’entreprise à quelque grande idée de ce que peut être le Québec. Et ne laisser aucun doute sur le fait que cela mérite d’exister, sans attendre, ici non plus, l’unanimité des humeurs.
La question de l’enseignement des langues, que nous avons croisée à l’instant, donne une idée de ce qui arrive en ce domaine aux politiques trop petites. Parce que la loyauté obligatoire des Canadiens français à la langue française a vécu, c’est par choix que les Québécois habiteront cette langue dans l’avenir et qu’ils y chercheront l’écho de choses humaines qui les auraient précédés. Dans la longue durée, ce solide choix collectif quant à l’espace public ne pourra cependant se tenir qu’en s’appuyant sur de riches compétences linguistiques individuelles qui en seraient le complément et par où passerait l’ouverture de la société sur le monde. Il faudra donc, un jour ou l’autre, être assez réaliste pour demander l’impossible et s’engager sérieusement à dépasser la contradiction entre le bilinguisme individuel dont tous reconnaissent la valeur et le bilinguisme public que plusieurs redoutent à juste titre. Ce dépassement ne se fera pas par en bas, petitement, mais par en haut, par une politique hollandaise où il sera demandé à l’école d’initier sérieusement les élèves et les étudiants non pas à une mais à deux langues secondes. Si le gouvernement Charest avait eu l’imagination qu’il promettait d’avoir, il aurait introduit progressivement l’espagnol à l’école primaire jusqu’à ce que ce soit la seule langue seconde enseignée à ce niveau (quitte à confier l’affaire à un PPP d’économie sociale), il aurait ainsi égalisé les chances des deux langues secondes au secondaire et il aurait rehaussé (s’il est vrai que l’apprentissage d’une langue finit toujours par venir en appui de l’apprentissage d’une autre) au moins marginalement le niveau des connaissances linguistiques des Québécois. Il faut, pour que de petits résultats soient significatifs, de grandes visées qui aient un sens. Incapable de mobiliser quiconque parce que commis sans idée aux plates vérités de l’adaptation, il a lancé plutôt sur les tables de concertation des discussions sur des 15 minutes ici et là et toute l’entreprise finira sans doute sur la découverte qu’il manque dans les écoles primaires de dictionnaires pour appliquer la politique, sinon de papier pour écrire les mots de vocabulaire.
Bien sûr, « C’est à l’État qu’incombe la responsabilité… ». Mais comme l’existence de ce livre lui-même le montre, l’État n’agit que par le détour de ceux qui produisent et assument la doctrine de cette action et qui se frottent au réel pour le connaître avec l’espérance de « l’aménager. » De plus, comme cette action de l’État mène à la subordination de pratiques à des normes impératives, c’est-à-dire à des institutions, c’est dans l’élément du droit qu’elle se déploie d’abord et c’est à lui qu’elle ramène la situation factuelle. Si l’on devait demain rouvrir la législation linguistique, c’est d’abord le bilan juridique de l’expérience précédente qu’il faudrait mettre sur la table, quitte à s’en trouver déprimé. Si l’article de 2000 sur « La charte de la langue française : les ajustements juridiques » est riche d’enseignements politiques, celui des Nouveaux défis de 2005 (« L’évolution du cadre juridique et conceptuel de la législation linguistique au Québec ») est barbouillé des complexités que la résistance judiciaire à l’entreprise initiale a engendrées. Ballotté entre les législations et les chartes provinciales, fédérales et internationales, le « cadre juridique » est devenu une grande industrie de la complexité et on ne peut qu’être admiratif à l’endroit de ceux qui y retrouvent des idées. Mais on se demande aussi comment la prochaine ronde d’aménagement linguistique pourrait avoir un sens que l’on oserait et que l’on pourrait défendre sur la place publique si elle ne procédait pas à la faveur d’une simplification politique de cette industrie judiciaire. Car il est des « responsabilités d’État » qui ne sont jamais si bien servies que par le pouvoir qui leur correspond. On peut se flatter de ce que « l’État du Québec » ait le courage d’assumer des responsabilités dont il n’a pas les moyens. Mais on aurait tort de faire, pour l’avenir, d’une pauvreté qui n’est pas vice une vertu.