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Philosophe de formation, ayant fait l’essentiel de sa carrière comme « professionnel de l’ombre » dans la fonction publique fédérale, André Burelle est avec Charles Taylor l’une des rares voix authentiques et fortes articulant une pensée fédéraliste structurée et cohérente dans le Québec contemporain. Plus que Taylor, que Léon Dion, et même que Claude Ryan, il faut dire à propos d’André Burelle que la réflexion sur le fédéralisme canadien et la promotion des idéaux qui l’accompagnent auront été les grandes affaires de sa vie intellectuelle jusqu’à présent. Avec la parution de son livre, Pierre Elliott Trudeau. L’intellectuel et le politique, André Burelle approfondit la démarche d’analyse et de critique de l’oeuvre politico-constitutionnelle de P. E. Trudeau, avec ses conséquences sur le destin historique du Québec et du Canada, qu’il avait amorcée il y a une décennie en publiant Le mal canadien. Essai de diagnostic et esquisse de thérapie et Le droit à la différence à l’heure de la globalisation. Le cas du Québec et du Canada.

Ce livre est donc un hommage critique mais fraternel de Burelle à P. E. Trudeau, cet homme et ce premier ministre du Canada qu’il a servi de 1977 à 1984 comme conseiller politique et comme plume française. Dans l’introduction du livre, laquelle fait près de 100 pages et en constitue l’une des trois parties, l’auteur s’explique d’abord sur la nature de son amitié avec M. Trudeau ainsi qu’à propos de sa relation spirituelle et personnelle encore plus étroite avec Gérard Pelletier. Burelle veut à la fois chérir son amitié profonde mais dorénavant brisée avec M. Trudeau, tout en s’imposant un devoir de vérité et de distanciation critique. À la source de l’amitié intellectuelle entre Trudeau et Pelletier d’un côté, Burelle de l’autre, se trouve la pensée politique du personnalisme communautaire, en particulier celle d’Emmanuel Mounier et de Jacques Maritain. Cette pensée politique, dont l’influence sur le Québec en aval comme en amont de la Révolution tranquille a été précisée par Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Burelle prend le temps d’en rappeler les principales dimensions conceptuelles : rapport entre individu et personne, équilibre entre personne et communauté dans la réflexion sur le bien commun et la société juste. Dans la perspective de la philosophie politique, on retrouve ici une pensée très proche de celle qui avait été articulée par André Laurendeau dans les pages bleues qui servaient d’introduction au premier volume du Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme en 1967, voisine également du libéralisme pluraliste développé par Will Kymlicka, notamment dans La citoyenneté multiculturelle. Cet édifice conceptuel mène selon Burelle à une vision cohérente du fédéralisme personnaliste et communautaire, laquelle peut se ramener à quatre principes : l’équivalence plutôt que l’identité de droit et de traitement comme fondement de l’égalité ; la subsidiarité comme principe de division des pouvoirs ; la non-subordination comme principe de répartition de la souveraineté ; la codécision enfin comme principe de gestion de l’interdépendance entre les partenaires (p. 44). Bien évidemment, une telle pensée a nourri l’entreprise de la construction européenne.

À la recherche d’un principe de cohérence dans la pensée de Trudeau, Burelle fait l’hypothèse qu’il y a toujours eu chez ce dernier coprésence du personnalisme communautaire et du libéralisme individualiste d’inspiration anglo-américaine. Dans la section suivante du livre, Burelle rassemble des textes qui illustrent la présence et la force du courant personnaliste communautaire chez Trudeau l’intellectuel cité-libriste. Puis il contraste ces morceaux d’anthologie avec d’autres extraits, tous tirés de l’époque Meech-Charlottetown, qui témoignent de la puissance du libéralisme individualiste uniformisant et du fédéralisme « one nation » canadien d’inspiration philosophique républicaine chez Trudeau le politicien. Comment ces philosophies substantiellement opposées pouvaient-elles cohabiter dans la tête du même homme ? Quel était le principe d’équilibre entre elles ? Cet équilibre a-t-il été maintenu dans le temps, ou plutôt dans quel contexte politique a-t-il été irrémédiablement transformé ? Le livre d’André Burelle est profondément original dans les réponses qu’il offre à ces questions. J’y reviens dans quelques paragraphes.

La section suivante de l’introduction est l’une des plus fortes du livre : expliquant ce qu’il appelle le virage idéologique ambigu de M. Trudeau, à savoir son passage de la mystique cité-libriste au pancanadianisme libéral de 1982, Burelle fait une analyse exhaustive du prétexte mais surtout des motifs profonds qui ont mené au rapatriement constitutionnel (p. 65-89). Cette première partie se termine par un compte rendu de la relation Burelle-Trudeau au temps de l’échec de Meech, époque déterminante pour la brisure de leur amitié.

Dans la deuxième partie du livre, de loin la plus longue (p. 95-429), Burelle offre aux lecteurs une soixantaine de documents d’époque, choisis parmi l’ensemble des éléments (368 textes) qui représentent les archives de son époque Trudeau. Les documents sont classés pour l’essentiel selon les périodes et événements qui ont scandé la carrière politique de M. Trudeau après qu’André Burelle se soit joint à lui en 1977, des négociations constitutionnelles qui ont suivi l’arrivée au pouvoir du PQ au rapatriement de la constitution en 1981-1982. Des sous-sections autonomes rendent compte des écrits et des réflexions de Burelle durant les années Meech-Charlottetown, quand son opposition aux idées de son ancien patron se cristallisait au fur et à mesure où ce dernier s’employait à démolir des projets de réforme remettant en question son héritage à des degrés divers. C’est à ce moment que Burelle acquit une conviction qui ne l’a toujours pas quitté. Comme il l’écrivait en 1993 dans une lettre à Lise Bissonnette, le Canada ne saurait réconcilier son avenir avec son histoire tant « qu’il n’aura pas remis clairement en question le chartisme et le « nation-building » unitaire que M. Trudeau lui a laissé en héritage » (p. 392).

Plusieurs des documents d’archives rassemblés ici sont tout à fait exceptionnels. Je n’en mentionnerai que trois. Le premier est incontournable, compte tenu de la solennité de l’événement. Il s’agit du texte de la Déclaration prononcée par M. Trudeau le soir du référendum du 20 mai 1980, annotée de la main du premier ministre. Vu l’une des hypothèses centrales de Burelle, à savoir la présence jusqu’à l’automne 1980 du personnalisme communautaire rivalisant à peu près d’égal à égal avec le libéralisme individualiste dans la tête de Trudeau, l’extrait suivant est instructif :

Vouloir vivre ensemble entre Canadiens, ce n’est donc pas nous déraciner de notre coin de terre et renoncer à notre originalité culturelle. Comme l’écrivait Emmanuel Mounier : « Nous avons tous plusieurs petites patries sous la plus grande » et en ce sens, on peut être authentiquement Québécois, Terre-Neuvien ou Albertain tout en étant vrai Canadien. Ce miracle du partage économique et culturel dans le respect des multiples appartenances des citoyens, c’est le fédéralisme qui nous a permis et qui nous permettra encore de l’accomplir.

p. 214

Burelle a incontestablement raison lorsqu’il écrit que dans l’année qui a précédé la réforme constitutionnelle de 1981-1982, et dans le reste de sa vie, M. Trudeau a complètement rompu avec l’idée du respect des appartenances multiples, avec la valorisation par l’État et le droit du double enracinement québécois et canadien. Le deuxième extrait a été pour moi une véritable découverte, et sa signification me semble extrêmement actuelle alors que l’on s’apprête à célébrer en 2007 au Canada, dans une multitude d’événements et de colloques, le 25e anniversaire du rapatriement et de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans une note adressée à M. Trudeau le 29 septembre 1981, dans les jours suivant un jugement complexe de la Cour suprême sur la légalité et les problèmes de légitimité associés au rapatriement, Burelle exprime sa crainte de voir le gouvernement de René Lévesque organiser une consultation référendaire visant à déligitimer une initiative unilatérale du gouvernement central avant que le Parlement britannique n’ait eu l’occasion de se prononcer sur la question (p. 346). S’il est vrai que M. Trudeau n’a pas osé soumettre à l’approbation de la population canadienne une loi fondamentale que ses épigones appellent encore aujourd’hui la « constitution du peuple », il est tout aussi juste de rappeler que les souverainistes québécois au pouvoir, à commencer par René Lévesque, ont renoncé à s’appuyer sur le principe de la souveraineté populaire pour empêcher l’imposition au Québec d’une nouvelle constitution sans le consentement de notre gouvernement et de l’Assemblée nationale.

Un troisième document a particulièrement retenu mon attention. Dans une lettre adressée à son mentor Gérard Pelletier en février 1981, André Burelle s’en prend à ce qu’il appelle les sophismes de M. Trudeau à propos de la Loi 101 et de l’esprit de la législation linguistique québécoise. Ripostant aux critiques lui reprochant de ne pas avoir imposé le bilinguisme institutionnel (article 133 de la Loi de 1867) à l’Ontario, M. Trudeau répondait qu’il avait aussi épargné le Québec en n’imposant pas à la majorité francophone le libre choix de la langue d’enseignement. Dans sa lettre, Burelle s’en prend au raisonnement spécieux de M. Trudeau. En procédant bel et bien à une extension du libre choix des anglophones, au-delà de l’esprit et de la lettre de la Loi 101, l’approche de M. Trudeau aurait conduit à une « négation d’un des droits fondamentaux de la majorité, celui de disposer librement de son sort dans le respect de sa minorité » (p. 328). J’insiste un moment sur cette question, car elle repose à l’heure actuelle sur un équilibre instable dans notre espace juridico-politique. Le dispositif linguistique québécois reste en contradiction potentielle avec l’esprit que M. Trudeau a voulu donner à la Charte canadienne des droits et libertés. Au temps du rapatriement, il était passé par un mécanisme de protection des droits pour obtenir un résultat semblable à celui qui aurait été obtenu, à une autre époque, par l’utilisation du pouvoir de désaveu. Le Québec contemporain n’est pas à l’abri d’une évolution plus raide, plus doctrinaire de la jurisprudence linguistique canadienne, en conformité avec l’esprit de M. Trudeau. Le noeud du problème a été résumé dans un texte récent par José Woehrling :

Dans la mesure où la protection des droits par un instrument constitutionnel est un dispositif antimajoritaire, elle vient limiter l’autonomie politique des minorités qui disposent d’une ou de plusieurs entités territoriales. La minorité qui contrôle une telle entité voit son pouvoir politique limité au profit de ses propres minorités et de ses propres membres. La situation la plus problématique est celle où la minorité à l’intérieur de la minorité fait partie de la majorité au niveau national, comme c’est le cas pour les anglophones minoritaires au Québec, qui font partie de la majorité anglophone du Canada. La majorité au niveau national peut alors céder à la tentation d’utiliser son pouvoir pour imposer à sa minorité le respect de garanties excessives au profit de « la minorité dans la minorité ».

Woehrling, 2005, p. 115

Dans la dernière partie de son livre, sous forme d’épilogue, André Burelle offre d’abord une lecture tournée vers le passé, dans laquelle il se montre extrêmement dur envers les actions et l’héritage constitutionnels de M. Trudeau. Il lui reproche notamment : d’avoir renoncé, après l’avoir promis en campagne référendaire, à doter le pays d’une constitution authentiquement fédérale et moderne dans l’esprit du Rapport Pepin-Robarts et du Livre beige de Claude Ryan ; d’avoir contribué à sacrifier le droit de veto du Québec en novembre 1981 ; finalement, et sur cette dimension la prose de Burelle devient plus émotive, d’avoir combattu impitoyablement les accords de Meech et de Charlottetown. Le bilan de l’analyse critique de Burelle va lui-même devenir un document d’archive (p. 436-437) ! Très critique, parfois amer, en somme fondamentalement pessimiste pour l’avenir d’un Canada emprisonné dans le carcan idéologique de M. Trudeau, André Burelle n’est pourtant pas un homme désespéré. Il parachève son livre par le biais d’une analyse tournée vers l’avenir, dans laquelle il approfondit les principes du fédéralisme personnaliste et communautaire qu’il avait succinctement présentés dans l’introduction (à ce propos, les chercheurs sur le fédéralisme compareront avec profit les pages 43-44 et 439-440, comme ils scruteront le tableau des pages 458-459 qui contraste le fédéralisme multinational et communautaire privilégié par Burelle et le fédéralisme « one nation » républicain de M. Trudeau). Sur le plan de la philosophie politique et morale, Burelle réitère ici de façon convaincante sa thèse selon laquelle un véritable multinationalisme exige une conception de la justice fondée sur l’équivalence plutôt que sur l’uniformité des droits. Philosophiquement, M. Trudeau n’était pas opposé à des programmes de discrimination positive pour rectifier des inégalités contingentes (voir à ce sujet le libellé de l’article 15.2 de la Charte canadienne des droits et libertés). Toutefois, il s’y opposait systématiquement à propos de la langue et de la culture. Et Burelle d’insister :

Mais M. Trudeau refusait cette évidence en arguant que les Francophones du Québec n’avaient pas besoin de béquilles légales et qu’ils pouvaient concurrencer sans aide leurs plus brillants compatriotes anglophones du Canada. Comme si la survie et l’épanouissement d’une communauté linguistique se réduisait à un simple combat entre individus où la démographie et l’économie n’ont rien à voir. Cette opposition de M. Trudeau à toute asymétrie de droit en matière de langue et de culture est d’autant plus étonnante qu’à l’époque où il était militant socialiste, il prônait une justice distributive fondée sur l’équivalence de droit et de traitement entre riches et pauvres[1].

p. 449

Il y a quelques éléments profondément originaux dans le livre d’André Burelle, et plusieurs contributions substantielles à la réflexion sur la carrière de M. Trudeau et sur son héritage politico-intellectuel. Avant de creuser tout cela, je ferai une remarque plus critique. Avec son introduction et son épilogue, M. Burelle avait entre les mains l’essentiel d’un très bon essai dont les différents chapitres auraient traité de la coprésence du personnalisme communautaire et de l’individualisme libéral chez Trudeau, des raisons du gâchis de 1981-1982 et de la responsabilité de M. Trudeau en la matière, de l’opposition entre fédéralisme multinational et fédéralisme « one nation » républicain, des réformes à effectuer pour ramener le Canada contemporain dans le voisinage spirituel du contral social de 1867. L’ajout des documents d’époque, nonobstant leur degré élevé de pertinence, alourdit considérablement l’ouvrage, force Burelle à faire de nombreuses répétitions, et le prive conséquemment d’une partie importante de son auditoire. Pour ne donner qu’un exemple, le livre reprend la série d’articles que Burelle avait publiés dans Le Devoir en 1993, lesquels furent repris peu de temps après leur publication pour former l’armature fondamentale de son premier livre, Le mal canadien.

André Burelle aurait donc gagné selon moi à présenter sa sélection de documents d’époque dans un ouvrage autonome. C’est bien dommage, car l’auteur innove à maints égards. La fortune du couple raison-passion est bien connue dans les cercles d’obédience trudeauiste. D’un côté le fédéralisme fonctionnel et la pensée individualiste libérale, l’appel à la politique de la raison ; de l’autre, la rhétorique des droits collectifs et des approches communautariennes associées à la pensée nationaliste, le recours à la politique de la passion. Burelle démolit complètement cet édifice en montrant intelligemment que chez Trudeau l’appui aux thèses du personnalisme communautaire était affaire de réflexion et de raison, tandis que l’adhésion au libéralisme individualiste et à l’anti-nationalisme était profondément une affaire de passion (p. 68). Dans un passage qui mérite d’être cité, et qui s’appuie sur une expérience de plusieurs années dans la proximité de ce grand politicien, Burelle élargit les conclusions des évaluations prophétiques de la genèse intellectuelle de Trudeau, publiées dans les années cinquante par Fernand Dumont (1999) et André Laurendeau (1999) :

… ce qui me semble avoir procuré à Pierre Elliott Trudeau un sentiment d’ivresse à nul autre pareil, au seuil de la trentaine, c’est sa sortie de la coque nationaliste, c’est-à-dire sa libération du poids oppressant de la société québécoise et son accession exaltante au statut d’adulte juge et maître de ses propres pensées. Mais, contrairement à ce qu’il a confié à ses biographes, ce n’est pas la découverte de « l’incarnation personnaliste », mais celle du « déracinement communautaire » propre à l’individualisme républicain que Pierre Elliott Trudeau me paraît avoir vécue lors de cette épiphanie. Et cette découverte, je la résumerais ainsi : pour devenir un individu libre, il faut s’affranchir de toute aliénation communautaire ou encore pour devenir citoyen du monde, il faut se faire citoyen de nulle part.

p. 70

Parce qu’il travaillait avec M. Trudeau pendant la période tumultueuse qui va du référendum de mai 1980 au rapatriement de 1982, André Burelle est assez bien placé pour oser une hypothèse tout à fait originale quant à la chronologie de la rupture de l’équilibre, dans l’esprit de M. Trudeau, entre les idées du personnalisme communautaire et celles du libéralisme individualiste anti-nationaliste. Jusqu’à la conférence constitutionnelle de septembre 1980, selon Burelle, Trudeau était encore prêt à offrir à l’ensemble des provinces un projet de rapatriement qui aurait inclus une véritable rénovation fédérale des institutions centrales, comme il était disposé à offrir au Québec le maintien de son droit de veto et l’équivalent de ce qui allait devenir un peu plus tard la clause de la société distincte dans l’accord du lac Meech. Le véritable unilatéralisme, et l’apothéose de sa rage anti-nationaliste contre le Québec, auraient surgi comme autant de conséquences de l’échec de la conférence de septembre 1980. L’équilibre était rompu, et la passion allait l’emporter sur la raison. Le triomphe ultime du libéralisme individualiste et du « nation-building » unitaire dans l’esprit de Trudeau est à comprendre dans une telle perspective. L’hypothèse me semble fort plausible, et elle sera sans doute fort discutée dans les nombreux colloques prévus en 2007 pour le 25e anniversaire du rapatriement et de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés.

Outre ces deux dimensions originales, le livre de Burelle témoigne de la qualité assez extraordinaire de la vie de l’esprit dans l’entourage de M. Trudeau entre 1977 et 1984. Sur le plan de l’histoire intellectuelle, il fournit également des éclairages extrêmement utiles sur les relations entre Pelletier et Trudeau des années cinquante jusqu’à la mort du premier. Sur l’entremêlement des raisons à la source de ce qu’il appelle le gâchis de 1981-1982, je vois en Burelle le plus exhaustif de nos analystes. Il insiste notamment sur le lien entre le libéralisme et l’anti-nationalisme viscéral chez Trudeau d’un côté, la crise de l’identité loyaliste canadienne-anglaise de l’autre ; il fait intervenir la solitude du pouvoir et le remplacement des colombes par un entourage de « nation-builders » libéraux anglophones à la veille du référendum de 1980 ; il ne néglige pas par ailleurs le fait que Trudeau ait apprécié la chance de négocier avec Lévesque, le vaincu du référendum de 1980, plutôt que de se retrouver en face de Claude Ryan. Burelle contribue au débat sur l’identité québécoise dans notre cité savante en approfondissant son dialogue avec des intellectuels comme Dumont et Gérard Bouchard. Il estime contradictoire la démarche des souverainistes qui militent simultanément pour un Québec indépendant, unitaire et républicain, tout en véhiculant une conception pluraliste et supranationale de la patrie (p. 465). Il voit donc dans les partisans de la nation civique territorialisée au Québec des émules de la pensée de M. Trudeau.

Nul ne sera surpris de trouver dans ce livre une critique féroce du fédéralisme de tutelle pratiqué par les libéraux de Jean Chrétien à Ottawa à partir de 1993. À ma connaissance, André Burelle ne s’est pas encore prononcé sur le fédéralisme d’ouverture pratiqué par le nouveau gouvernement conservateur de Stephen Harper. À première vue, il semble y avoir une compatibilité, sur le plan des principes, entre le fédéralisme d’ouverture défini par M. Harper (dans des discours importants à Québec le 19 décembre 2005 et à Montréal le 20 avril 2006) et le fédéralisme multinational et communautaire esquissé par Burelle dans ce livre. Le personnalisme communautaire ne semble pas être l’une des bases de la pensée de M. Harper, mais il demeure possible que des sources différentes produisent des résultats semblables. Toutefois, comme il semble évident que M. Harper devra compter sur le Québec à court et à moyen termes, les spécialistes du fédéralisme auraient intérêt à vérifier tout mouvement indiquant un rapprochement entre le gouvernement Harper et une pensée fédéraliste authentiquement québécoise comme celle d’André Burelle.

Cette conjoncture m’amène à résumer la réponse que Burelle donne à la fin de son travail à la question qui hante son livre, celle d’une conciliation entre ce que j’appelle l’esprit de 1982 (approche unitariste et nation-building canadien, vision messianique du rôle du gouvernement et du Parlement nationaux, conception uniforme, symétrique des rapports entre les individus – dont les droits sont prépondérants – et les provinces sous la grande nation canadienne), et l’esprit de 1867 (fédéralisme multinational, reconnaissance de la souveraineté des provinces dans les domaines liés à l’identité et ouverture oblique, indirecte, à une asymétrie favorable au Québec). Burelle estime que cette tension mène à une double crise, celle du droit à la différence (au détriment des intérêts du Québec et de ceux des peuples autochtones) et celle de l’interdépendance (on ne parvient pas à gérer de façon fédérale, partenariale, une union économique et sociale rendue nécessaire sur fond de mondialisation). En clair, et Burelle ne le dit pas toujours assez fortement, le triomphe de l’esprit de 1982 est celui du monolithisme national canadien sur le terrain de l’identité et celui du pouvoir fédéral de dépenser sur celui de l’interdépendance économique et sociale. L’auteur reconnaît qu’il sera extrêmement difficile de résoudre de telles crises, « à une époque où la politique bat de l’aile et où les hommes d’État visionnaires ont cédé la place aux politiciens qui gouvernent à la petite semaine » (p. 467). Comment, dans un tel contexte, faire le saut nécessaire vers une nouvelle épistémologie collective, comment redéfinir les bases de l’identité commune et les conditions essentielles du vouloir-vivre collectif ? Dit autrement, comment en arriver à une nouvelle vision de la communauté politique canadienne ? Dans un livre où il se répète souvent, on pourra reprocher tout à André Burelle, sauf de ne pas être persévérant. Il estime en effet, comme en témoigne son article dans Le Devoir en 1998, qu’une voie de solution passe par un référendum québécois fortement gagnant qui proposerait au reste du Canada une refondation de notre association politique fondée sur la logique de négociation suivante : reconnaissance constitutionnelle claire et nette du droit à la différence nationale du Québec, reconnaissance du droit à la différence régionale des autres provinces, liées à la décentralisation des pouvoirs et à la fiscalité nécessaires à l’exercice de ces droits ; tout cela en échange d’une obligation faite à toutes les provinces, y compris au Québec, de s’imposer par codécision, y compris dans leurs champs de compétence souveraine, les objectifs communs et les normes communes minimums nécessaires à un renforcement partenarial de l’union économique et sociale canadienne, face aux pressions de la mondialisation néo-libérale. Poursuivant son raisonnement, Burelle pense que le gouvernement du Québec, par voie référendaire, devrait faire préciser par la population à la fois ce que le Québec veut et ce qu’il est prêt à donner en retour. Quand on lit entre les lignes, on trouve ici une critique de l’approche du gouvernement Charest dans le domaine des relations fédérales-provinciales. Burelle croit en effet que les fédéralistes du Québec ont peur de se faire dire NON par Ottawa et par le reste du Canada, de sorte qu’ils n’osent pas demander un mandat clair et fort dans le sens ci-dessus expliqué. Les réflexions de Burelle restent tout à fait pertinentes au moment où se profile à l’horizon une grande explication fédérale-provinciale sur la question du déséquilibre fiscal.

Pour une part importante de sa vie professionnelle active, André Burelle aura pratiqué le « désespoir surmonté » (p. 82). Il développe dans ce livre une pensée fédéraliste tout à fait cohérente, sur le plan des sources et des principes comme sur celui des aménagements institutionnels. Personnaliste communautaire de conviction et fédéraliste conséquent, patriote québécois et canadien à la Léon Dion, il aura servi loyalement pendant plusieurs années le premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Parce qu’une forte amitié personnelle et intellectuelle a accompagné cette loyauté, le témoignage critique tout aussi cohérent et conséquent qui nous est présenté dans ce livre prend une importance assez exceptionnelle dans les lettres québécoises et dans notre cité savante. On sent à chaque page qu’il s’agit d’un témoignage à la fois rationnel et douloureux. Je considère qu’il y a quelques livres essentiels dans toute anthologie du fédéralisme critique de l’ère Trudeau : Un pays à refaire de Kenneth McRoberts, La voie canadienne de Will Kymlicka, La négation de la nation d’Eugénie Brouillet. Pierre Elliott Trudeau. L’intellectuel et le politique d’André Burelle est à ajouter dans cette courte liste d’ouvrages indispensables. Avec un astérisque : ouvrage existentiel, où le souffle de la vie noblement vécue s’ajoute aux fortes qualités de l’analyse.