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Les sciences sociales se sont intéressées très tôt dans leur histoire à la mesure de la pauvreté. Les premiers essais ont été faits pour illustrer les ravages de l’industrialisation et de l’urbanisation en Europe dès le XVIIIe siècle dans une perspective de réforme sociale qui préoccupait leurs auteurs. Avec le temps, les types de mesure de la pauvreté se sont multipliés. La définition du phénomène s’est aussi complexifiée avec l’émergence de notions apparentées comme l’exclusion, la marginalisation et la privation. Et pour compliquer encore un peu plus les choses, la croissance du revenu discrétionnaire et le développement de la société de consommation marchande ont rendu plus difficile la définition de seuils de pauvreté.
L’Institut de la statistique du Québec, en collaboration avec le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, a réalisé un inventaire des indicateurs de pauvreté et d’exclusion sociale qui propose une vue synthétique des différentes approches et des indicateurs disponibles pour mesurer la pauvreté, accompagné de commentaires judicieux et pertinents sur les caractéristiques et les limites de chaque indicateur ainsi qu’une brève présentation des résultats de la mesure. Cet ouvrage sera précieux pour toutes les personnes – et elles sont fort nombreuses – qui parlent de pauvreté dans les débats publics, depuis les journalistes, les femmes et hommes politiques, jusqu’aux militants et chercheurs intéressés par la question de la pauvreté. Le discours public entendu à ce sujet est souvent si confus, et les avis et diagnostics avancés si souvent contradictoires, qu’on ne peut que saluer la publication de cet inventaire qui sera fort utile – à condition bien entendu d’être connu et consulté.
L’ouvrage présente quatorze types de mesures de l’incidence de la pauvreté permettant d’estimer le nombre et la proportion de personnes pauvres (le bien connu Seuil de faible revenu de Statistique Canada, par exemple), six indicateurs de développement social, vingt-neuf indicateurs sectoriels reliés à la pauvreté (nombre de personnes sans domicile fixe fréquentant les services d’aides, proportion de locataires consacrant plus de 30 % de leur revenu au logement, par exemple), six indicateurs de gravité et de persistance de la pauvreté, de même que plusieurs mesures d’inégalité et de privations en termes de niveau de vie. Les fiches donnent un résultat synthétique pour le Québec, lorsqu’il existe.
L’estimation du taux de pauvreté au Québec varie beaucoup selon les approches. Ainsi, le seuil de Sarlo construit pour le Fraser Institute estime que 8 % des personnes étaient pauvres au Québec en 2000, et cette proportion monte à 9,5% avec le MFR (mesure basée sur la médiane des revenus) en 2002, alors que la mesure du panier de consommation (MPC) l’estime à 11,9 % en 2000. La proportion grimpe même jusqu’à 21 % avec la mesure du taux de risque (indicateur de Laeken) en 2001. De telles variations sont aussi observables pour les mesures qui portent sur les ménages. Le rapport présente les seuils de faible revenu de Statistique Canada (SFR) mais il ne mentionne pas qu’il existe une « version québécoise » de ce seuil canadien, c’est-à-dire une estimation, faite par Statistique Canada d’ailleurs, qui a pris le Québec (et aussi l’Ontario) comme référence, ce qui a eu l’avantage de corriger un diagnostic biaisé estimant de manière trop élevée le taux de pauvreté dans la belle province à partir de l’approche pancanadienne qui est la seule citée dans les médias. Ainsi, le SFR estimait la proportion de personnes pauvres à 16,4 % au Québec en 1999 (10,1 % en Ontario) alors que le seuil corrigé donnait 12,5% (11,9 % en Ontario). On le voit, l’approche pancanadienne de Statistique Canada surestime le taux de pauvreté au Québec et le sous-estime en Ontario, essentiellement à cause d’importantes différences dans le coût de la vie, et dans le coût moyen du logement en particulier (chiffres tirés de notre article paru dans L’annuaire du Québec 2003, p. 177). Les mesures de gravité de la pauvreté montrent quant à elles que la situation est un peu meilleure au Québec que dans les autres provinces, ce qui n’est pas le cas pour plusieurs des indicateurs de niveau (estimation de proportions ou comptage de population) souvent commentés dans les médias.
Le rapport présente plusieurs indicateurs étrangers, notamment européens, qui ne sont pas disponibles au Canada ni au Québec. Qu’on pense aux mesures de la pauvreté à partir des conditions de vie ou encore aux mesures qui l’évaluent subjectivement. Notre propre fréquentation des travaux statistiques faits dans d’autres pays et la lecture de ce compendium de mesures fait par l’ISQ indiquent que l’information chiffrée sur la pauvreté pourrait être encore bien plus développée dans notre propre société. L’exemple européen montre aussi la nécessité d’avoir des mesures nationales et non pas seulement une seule mesure à l’échelle d’un grand ensemble comme l’Europe. Celle-ci ne doit pas remplacer celles-là, à cause de grandes variations dans les politiques sociales et les niveaux de vie d’un pays à l’autre. Il y a ici un enseignement à tirer pour le Canada. Comme les politiques sociales ont tendance à se différencier d’une région à une autre (et en particulier au Québec ces dernières années) et comme les niveaux de vie sont eux aussi différents (coût du logement élevé à Toronto, par exemple), il faudrait développer des mesures comparables de la pauvreté mais prenant les régions canadiennes comme références, en complément des mesures pancanadiennes que plusieurs sont réticents à abandonner. On verrait ainsi mieux les différences réelles qui existent entre les régions, ce qui a des implications importantes pour l’étude de la situation de la pauvreté au Québec, comme le montre l’exemple du SFR canadien rapporté plus haut.